Deadline : faire sauter les cloisons mentales

Par Hectorvadair @hectorvadair
Encore une chronique "décalée" (ce n'est plus vraiment une vraie nouveauté)... mais il aurait été dommage de ne pas rappeler l'existence de ce superbe album :
Dead line
Bollée/Rossi
Glénat Sept 2013
Laurent Frederic Bollée est un scénariste qui a déjà une quarantaine d’albums à son actif. On citera entre autres la série Apocalypse mania. Mais il a surtout intégré la cour des grands à l’occasion du pavé Terra australis chez Glénat en 2013. A suivi ce « western » étrange, dessiné par le grand Christian Rossi. (West, Jim Cutlass...) Rossi, qui rend, si je ne m'abuse, un hommage mérité à son maître Jean Giraud en début de volume : "A Jean".
Deadline, malgré son grand format cartonné classique, étonne déjà par sa couverture intrigante représentant un soldat sudiste et un prisonnier noir, séparés par une ligne blanche.
Si le quatrième de couverture annonce : « Août 1864, la guerre de sécession. Une garde de nuit. Un soldat, des prisonniers. Entre eux, une ligne. Une simple ligne. Ue ligne de mort…Qui change une vie », rien ne prédispose à lire ce qui va être dévoilé dans cet album de 82 pages.
Car c’est tout l’attrait de ce récit se déroulant donc plutôt au sud des Etats unis : nous faire croire que nous sommes dans un western (d’ailleurs un autocollant promotionnel indique sur la couverture : « Par le dessinateur de West »), alors que le propos va être bien plus dramatique, personnel et intimiste qu’une simple aventure de cow boys.
Il serait inopportun de dévoiler le coeur de cette histoire, dont le suspens et l’étrangeté font tout le charme… On se contentera donc de dire tout le bien qu’on en pense, et le malaise diffus qui nous étreint à sa lecture.
Tout d’abord, notons l’entrée en matière très fantastique, due à l’invasion de papillons historique (des Papilio glaucus) venus du Kentucky cette année là. Ce phénomène naturel, incrusté dans les premières images de la planche 1 avec un cadavre de de cheval à moitié décomposé, et le texte off proposent une mise en bouche radicale, qui annonce la suite.
« Un malheur de plus après le grand incendie survenu l’année précédente, dans le comté. Le siècle était nouveau mais le sud puait toujours autant ».
Bollée nous garde ensuite dans le présent, dés la page 2, pour nous faire assister à une scène non moins étrange, un peu shakespearienne, où un homme vient chercher dans un village tranquille un vieil homme handicapé, ex sergent de l’armée confédérée, pour l’abattre froidement.
On comprend dés lors que cet homme : Louis Paugham, a vécu un passé lourd, et qu’il va falloir remonter le fil de sa vie pour comprendre son geste.
Le tintement de la cloche du village lui fait alors tourner la tête et nous tournons aussi la page, qui va nous amener dans un beau travelling, vers un premier flash-back*.
Louis Paugham n’a pas eu une enfance heureuse, et ce nom n’est d’ailleurs pas le sien. Il a été adopté lors de la mort de ses parents, onze ans plus tôt, tués par des esclaves en fuite. L’ironie : il est sauvé par un démocrate anti esclavagisme.Ce dernier va aussi être rattrapé par la haine et mourir, et Louis va finir enrôlé dans l’armée sudiste, à surveiller et déplacer un groupe de prisonniers. Les allers et venus entre passé et présent vont donc s’accumuler.
Au sein de ce groupe : un soldat noir très étrange, qui va le hanter, plus que de raison.

La scène clef, page 45 ©Rossi/Bollée/Glénat


Si le scénario, ainsi dévoilé, se pose déjà comme une histoire originale et peu commune, la suite va déstabiliser encore plus le lecteur.
Rien ne nous prépare, même pas le déchainement des éléments au milieu de l’histoire (superbe scène d’orage en pleine nuit, pages 36-38), à la descente infernale vers l’enfer psychologique que va vivre ce jeune soldat.
Dans un monde en pleine guerre civile, où les acquis de l’esclavagisme sont très forts, ce personnage déboussolé, partagé entre la vengeance de la mort de ses parents et les idées inculquées par son père adoptif, vont être entièrement remises en cause par son fort intérieur, faisant de lui un être à part, sans attaches possibles. Dés lors, il n’y a qu’une issue : et elle ne peut-être que dramatique.
Deadline est un livre fort, étrange, aux contours flous et poreux, qui diffusent plusieurs messages. L’auteur n’hésite pas à se servir de faits historiques pour affermir son propos, mais y insère au passage une histoire intime violente, dont on n’a pas l’habitude dans ce genre d’ouvrage.
Ce n’est pas un western d’aventure, mais bien une plongée introspective dans une période troublée, et le révélateur de pensées progressistes qui dérangeaient trop en leur temps.
Ajouter un sujet fort supplémentaire, tabou pour l’époque, lui confère une tonalité très moderne, mais le pose dés lors comme un ouvrage « à part », au coeur très indépendant.
Cette deadline imagée finalement, n’est-elle pas cette que s’est fixée chaque homme aux sein de son esprit ?
Deadline n’est donc pas à ranger du côté des westerns classiques, et s’il rappelle par certains aspects le « Django Unchained » de Tarantino, sorti quelques mois plus tôt, il aura plutôt sa place aux côté des grands romans graphiques adultes, même si la dizaine de flash-backs reste le point faible de l’album, qui nous perd un peu.