Peur des femmes dans l’espace public, féminisme et antiracisme

Publié le 10 février 2014 par Juval @valerieCG

Avant d'attaquer mon article proprement dit, je vais essayer de résumer ce qu'il s'est passé mardi. Suite donc, à des tensions avec un groupe d'hommes féministes, j'ai posté sur twitter une suite d'une vingtaine de conseils aux hommes qui voudraient aider les féministes. Ces conseils ont été énormément retwités et surtout l'un d'entre eux, qui conseillait aux hommes de changer de trottoir et d'accélérer le pas s'ils se trouvaient derrière une femme dans la rue la nuit.
Je ne m'attendais pas au buzz autour de ces conseils, même s'il ne m'a pas étonné que celui dit "du trottoir" fasse beaucoup réagir. J'ai en effet remarqué que si tout le monde est à peu prêt d'accord pour parler des discriminations faites aux femmes, peu d'hommes ont envie de penser qu'ils sont concernés, que s'il y a discriminations envers les femmes, il y a privilèges pour eux, et que surtout on pourrait éventuellement arranger les choses s'ils condescendaient à faire quelque efforts minimes. Non ils préfèrent soit nier les problèmes, soit s'en foutre, soit penser que les discriminations s'arrangeront toutes seules face à la pensée magique.

Je voudrais revenir aux réactions féministes et antiracistes qui ont eu lieu face à ce conseil (je tiens au passage à remercier toutes les personnes par mail, twitter ou IRL qui m'ont exprimé leur point de vue sur ce conseil et ont apporté leur expérience). Précisons tout de même que ce conseil avait surtout pour but de faire réfléchir sur deux choses (la peur que les femmes éprouvent dans la rue, peur qui a été exprimée via le hashtag #safedanslarue) et les éventuelles solutions qu'on pourrait mettre en place pour faciliter la vie des femmes. Ce conseil n'a pas pour vocation d'être appliqué à la lettre et est un conseil à court terme, une sorte de rustine sur un escarre. Il est parfois bon, à mon sens, d'appliquer des solutions de court termes, qui ont certes des désavantages certains, quand on n'a pas d'autres choix.

1. Les oppositions féministes :
Il y a eu des oppositions claires à cette idée de la part de féministes en particulier car ce conseil risque d'être rapidement d'aboutir à quelque chose de l'ordre de la galanterie, ou du sexisme bienveillant (et quand on connait le goût de beaucoup d'hommes à défendre les demoiselles en détresse, et le gout de certaines femmes pour se prendre pour de petites choses fragiles, on comprend que le danger est réel). C'est à dire qu'on risque de protéger du sexisme en insufflant du sexisme ; on risque donc d'avoir, certes, peut-être, certaines femmes qui auront moins peur dans la rue, mais d'autres devront subir en contrepartie, le sexisme bienveillant et lourdingue des hommes qui se prendront pour des gentlemen d'avoir traversé une rue.
D'autres ont souligné que cette peur inculquée aux femmes, provient, comme on l'a déjà dit, d'une éducation genrée et sexiste ; la société toute entière est responsable de la peur insufflée aux femmes et non pas uniquement les hommes qui marchent dans la rue le soir.
On aura aussi le problème d'un effet pervers ; à savoir qu'il y a le risque que les hommes les plus virils (aka les plus machos) soient les seuls à appliquer ce conseil.. parce qu'ils ont intériorisé qu'il faut protéger les plus faibles (c'est à dire les femmes donc ici).
Certains ont souligné que je prônais une attitude indifférenciée face aux hommes et aux femmes et que j'étais donc en train de me contredire. Précision, je prône  A TERME une attitude indifférenciée ; je ne peux pas pour l'instant, ne pas voir le genre, ne pas voir la race, ne pas voir la CSP alors que ces critères sont discriminants. Je fais donc avec eux et je prône des solutions qui sont des pis aller (ex la parité ex la discrimination positive ex le trottoir) car je ne vois pas d'autres solutions même si j'ai plein d'objections à leur opposer.

2. Les oppositions antiracistes : La première opposition est venue d'une amie qui m'a souligné que, lorsque les gens traversaient la rue devant elle, c'était pour éviter de la croiser, par pur racisme. De là d'autres femmes noires ont témoigné de leur rapport à l'espace public dans une société raciste, qui les oblige à contrôler leurs mouvements pour ne pas faire peur aux blancs.
Notons qu'il commençait déjà à avoir des petits malins qui jugeaient bon de faire des blagues de type "moi en tant que mec blanc je demande aussi aux arabes de changer de trottoir" (sans jamais voir bien sûr que dans la société française, le rapport de force n'est pas vraiment du côté du mec arabe mais bref.).
De là deux twittos m'ont mailée pour m'expliquer, en tant que mec noir, leur rapport à l'espace public. L'un m'a signalé qu'il changeait déjà de trottoir.. mais pas par féminisme, simplement car il sait que sa couleur de peau fait peur aux blanc-hes. Il me soulignait que si beaucoup de ses potes blancs sont choqués qu'on change de trottoir devant lui,  choqués de simplement supposer devoir changer de trottoir pour rassurer une femme, ils trouvent assez normal que lui change de trottoir pour rassurer les blancs. Il concluait en disant : "C'est peut-être là le grand point commun de toutes ces réactions : les fameux clichés de l'étranger agresseur, de la femme agressée, et du mec blanc protecteur. Quelques soient les chiffres qui les contredisent, ce sont eux qui dictent toutes ces injonctions : les femmes doivent avoir peur, les colorés doivent se faire discrets, et les mecs blancs… bah non eux c'est bon." Un autre twitto m'a également expliqué son rapport à l'espace public ; les places de métro vides autour de lui, le fait de savoir à côté d'un autre noir pour éviter d'avoir des regards de peur de la part des blancs, le fait d'avoir appris très vite à changer de trottoir derrière une femme sans jamais savoir si elle avait peur car il était un homme ou un noir. Il soulignait n'avoir pas vu cela chez ses amis blanc alors que lui devait toujours prouver qu'il était normal et pas un agresseur en puissance.
Une femme noire m'a alors mailée pour m'expliquer  ce qu'elle vivait en tant que femme noire habitant en banlieue. Cela commence par la négation de la possibilité qu'elle puisse être victime d'agression puisqu'il est supposé que les agressions sont forcément dus à des immigrés et que ceux ci ne s'agressent pas entre eux. La peur qu'elle inspire aux blanches est une deuxième négation de la peur qu'elle pourrait éprouver elle même ; on ne la voit plus comme une femme qui pourrait éventuellement avoir peur la nuit, mais comme une noire qui fait peur aux blancs. Elle a ensuite souligné qu'on lui avait déjà dit qu'il était normal qu'elle se fasse agresser par un noir et un arabe car ils sont hyper machos et qu'elle les a provoqués en étant dehors le soir. On a ici un combo de tout ce qui peut se faire en matière de sexisme et de racisme et qui explique qu'aux USA les femmes noires sous déclarent encore plus que les blanches leur viol car elles savent que leur plainte sera exploitée à des fins racistes. En clair, on la rend responsable de son agression (tu provoques), on essentialise les noirs et les arabes en les prétendant tous machos, on pousse forcément et logiquement les femmes noires et arabes à ne pas porter plainte car si elles ont été agressées par un blanc, on leur dire que c'est faux, seuls les noirs et arabes agressent, et si elles ont été agressées par un noir et un arabe, on s'en servira pour expliquer que tous les noirs et arabes sont machistes. Je tiens tout de même à rappeler une chose avant de continuer. Nous ne sommes pas, en tant que blancs, dans une société où les noirs et les arabes détiennent le pouvoir et nous vivons dans une société et raciste et sexiste. Il est donc absurde de mettre sur le même plan un homme blanc qui aurait peur des noirs et une femme qui aurait peur des hommes car je le répète, toute la société est  à l'avantage des blancs et des hommes. Il est habile de faire croire qu'une classe dominée détiendrait des armes permettant de faire peur à la classe dominante mais n'inversons pas les choses ; les gens discriminés dans notre pays sont les personnes racisées (désolée je sais que ce terme énerve certaines mais je n'avoue rien trouver de mieux là).
Et il est bien clair qu'il convient de souligner  qu'en tant que blanc-hes, on peut voir le réflexe raciste d'avoir peur face à un noir/un arabe etc et que ce reflexe là n'est pas du tout du même ordre que la peur d'une femme face à un homme ; on ne peut absolument pas mettre les choses sur le même point sauf à croire que toutes les choses sont égales et que les classes n'existent pas. (inutile de discutailler 25 minutes sur ce point, si vous n'êtes pas d'accord vous filez ailleurs votre opinion ne m'intéresse pas). On se retrouve donc face aux points suivants :
- les femmes en général ont peur dans l'espace public
- les femmes noires font face à des réactions racistes et se voient nier un statut de victimes quand elles le sont
- les hommes racisés appliquent déjà le conseil du trottoir car ils savent qu'ils font peur aux blancs.
- beaucoup d'hommes blancs chouinent qu'ils sont très malheureux, sont tapés par les noirs et les arabes et sont vues comme des violeurs par les femmes blanches alors qu'ils sont très gentils. En clair tout le monde est conditionné à déjà agir en fonction de règles sexistes et patriarcales sauf, quelle surprise les hommes blancs. Quelle conclusion tirer de tout cela. Malheureusement je n'en ai pas vraiment.
Beaucoup de femmes m'ont témoigné vouloir de ces conseils aux hommes afin de se sentir plus en sécurité. Je persiste donc à penser qu'on peut mener une réflexion autour de conseils aux hommes, en prenant en compte et les réticences féministes et le contexte raciste de nos sociétés.