« Tous à poil », l’habit fait-il le moine ?

Publié le 19 février 2014 par Savatier

Il existe une recette infaillible pour obtenir un succès public, une recette que certains artistes, comme Gustave Courbet, utilisèrent pour concentrer sur eux les feux de la presse : le scandale. Deux ans après avoir soulevé la consternation générale avec Un Enterrement à Ornans (Musée d’Orsay) au Salon de 1850-51, le peintre fut promu - il ne s’en plaignit pas - « Watteau du laid » par Théophile Gautier pour sa célèbre Baigneuse capitonnée de graisse (Musée Fabre), autre manifeste esthétique.

Parfois, artistes, écrivains ou organisateurs d’exposition, qui n’en demandaient pas tant, attirent soudainement les foules à la faveur d’une critique ou d’une plainte de censeurs. Baudelaire n’aurait peut-être jamais été condamné pour Les Fleurs du Mal si quelques articles de presse malveillants n’avaient attiré l’attention du Ministère public sur la prétendue immoralité de son recueil de poèmes. L’exposition du peintre Gilles Traquini, organisée dans une galerie de Nice en novembre 2006, n’aurait probablement jamais bénéficié d’une couverture médiatique nationale si des puritains n’avaient exigé que l’une de ses toiles, bel hommage à L’Origine du monde de Courbet, fût éloignée des yeux du public pour « pornographie ». Rien n’est plus contreproductif que les cris des pudibonds lorsqu’ils attirent l’attention sur une œuvre : loin de constituer le répulsif qu’ils souhaiteraient, ces cris attirent en masse des amateurs qui, sans eux, en ignoreraient encore l’existence.

Tel est bien le cas du livre Tous à poil, de Claire Franek et Marc Daniau (Editions du Rouergue, 40 pages, 14,80 €), discrètement publié en 2011, qui figure aujourd’hui parmi les meilleures ventes et fait l’objet d’une réimpression en urgence. Il aura fallu l’indignation de Jean-François Copé, relayée par un commentaire tout en nuances de Nadine Morano (faisant appel à une notion de pédophilie, épouvantail pourtant totalement absent en l’occurrence) pour que l’ouvrage devienne un succès éditorial. L’exploitation politicienne du livre, initiée ou relayée avec les délices que l’on imagine par les milieux extrémistes religieux, fondée sur des fantasmes et des inexactitudes, n’a que peut d’intérêt. Ce qui, en revanche, mérite attention, c’est le message que cet album à l’humour bon-enfant, qui d’ailleurs n’est pas inscrit dans les programmes scolaires, entend délivrer. Ce message interroge la relation au corps, dans une époque où celui-ci fait partie intégrante de la communication ; il a été composé à destination d’un jeune public qui commence à se poser des questions auxquelles il trouvera des réponses plus adaptées au fil des pages qu’en surfant sur Internet.

Sans doute est-il moins nocif, dans une approche originale, ludique et nullement obscène, de dédramatiser le rapport au corps, en montrant qu’il n’en existe aucune norme esthétique, que de vouloir le cacher comme s’il devait s’apparenter à un objet de honte, voire de dégoût. A cette dernière vision, souvent dissimulée derrière un masque nommé « pudeur » (que l’on disait « naturelle » chez la femme au XIXe siècle), deux millénaires de monothéismes, valorisant une positivité de l’esprit éthéré ayant pour corollaire une négativité du corps matériel à l’exception de celui, douloureux, des martyrs, ne sont pas étrangers.

Tous les monothéismes, cependant, ne se livrent pas avec la même obsession à ce que Nietzsche appelait la « condamnation des instincts de vie ». Ainsi, la relation au corps des Protestants allemands et scandinaves (très différents des puritains américains !) est-elle beaucoup plus libre. Un Parisien habitué à Paris-Plage, lieu bien-pensant où les femmes ne peuvent bronzer seins nus par interdiction municipale, serait fort surpris de croiser, l’été, dans les parcs publics de Berlin, des familles entières prenant le soleil dans le plus simple appareil. Or, aucune étude n’a jusqu’à présent révélé que les enfants allemands souffraient de traumatismes spécifiques liés à l’exposition du corps naturel.

Si l'on devait d’ailleurs partager les craintes de M. Copé, il faudrait interdire aux scolaires la fréquentation des musées où le nu s'expose puisque, depuis la Grèce antique, il a toujours fait partie de la tradition plastique, même la plus officielle, la plus académique. C’est en agitant ce type de chiffon rouge que l’on aboutit à la censure dont l’illustration la plus caricaturale et iconoclaste fut le Bûcher des vanités. On aimerait mieux l'entendre fustiger les programmes de téléréalité, très suivis par les plus jeunes, qui font la promotion de la vulgarité, de l'illettrisme triomphant et de la mesquinerie.

Quant à l’argument suivant lequel dénuder innocemment les différents personnages de la vie courante présents dans Tous à poil (enseignante, PDG, policier, voisins, etc.), lesquels se retrouvent in fine sur une plage pour un bain de mer, encouragerait la désacralisation des fonctions qu’ils représentent, saperait leur autorité, attenterait à leur dignité, voire ferait rien moins que la promotion de la lutte des classes, il invite à la réflexion. N’est-ce pas plutôt la compétence, l’éthique, le soin porté à l’autre qui inspirent le respect, et non l’apparence du costume ? Un vieil adage l’a déjà démontré, dans toute sa sagesse : « l’habit ne fait pas le moine. »

Illustration : image issue de "Tous à poil", © Claire Franek et Marc Daniau, Editions du Rouergue, 2011.