Made in France, E4 : « Aurélie, de mal en pis »

Publié le 21 février 2014 par H16

Tranches de vie ordinaires en République Démocratique (et Populaire) Française, imaginées mais pas dénuées de réalité – Épisode 4 : « Aurélie, de mal en pis. »

Par h16 et Baptiste Créteur.

Le monde est une jungle pleine de pièges et de dangers. Heureusement en France, on s’en est rendu compte et l’État a donc multiplié les associations, les syndicats et les institutions aptes à défendre la veuve, l’orphelin et le salarié contre toutes les exactions du monde moderne. Grâce à ces garde-fous patiemment mis en place, les citoyens français sont protégés d’absolument tout risque.

C’est le cas d’Aurélie.

Il y a encore quelques mois de cela, Aurélie était employée par une société de pompes funèbres. C’était certes un emploi inhabituel pour une fille dont ses amis se plaisaient à dire, sans grande imagination mais avec beaucoup de franchise, qu’elle était un « rayon de soleil » et une « boule d’énergie », mais Aurélie avait eu à choisir entre un poste de vendeuse chez un marchand de chaussures gay et cette entreprise moins primesautière et son cœur n’avait pas balancé très longtemps : après la douloureuse mort de ses parents dans un accident de voiture alors qu’elle n’avait que huit ans, Aurélie avait décidé qu’elle voulait rendre le deuil des autres plus supportable en fournissant un service mortuaire plus professionnel. Et puis, une vocation, ça vient parfois sans prévenir et c’est tout naturellement qu’elle avait postulé. Sa fraîcheur et sa personnalité enjouée mais discrète avaient convaincu le patron calme et pondéré de l’entreprise.

Cependant, l’entreprise qui l’employait avait des difficultés.

Entendons-nous bien : deux choses sont absolument certaines dans la vie, et la mort est l’une d’elle. Ceci permet de conserver la « clientèle » quoi qu’il arrive. Mais c’est du côté de l’autre chose certaine, les taxes, qu’il faut regarder un peu pour comprendre les difficultés qu’elle traversait. Le pouvoir d’achat diminuant, les (futurs) clients cherchaient des solutions aussi bon marché que possible. De plus en plus, les sociétés de pompes funèbres négocient directement avec les assurances, malheureusement bien plus tatillonnes et regardantes à la dépense que leurs assurés qui viennent de perdre un être cher et qui cherchent à lui offrir un bel hommage. Les marges s’amenuisant, les cotisations augmentant, l’employeur d’Aurélie dut licencier deux salariés.

Aurélie, sur le coup, fut triste de les voir partir : il s’agissait de collègues de travail efficaces, avec lesquels elle avait toujours entretenu de bons rapports. Bien qu’entrée récemment dans la société, elle avait tout de même eu le temps de se lier un peu d’amitié avec Laurent, l’un des malheureux licencié, le thanatopracteur dont les services étaient de moins en moins réclamés.

Quelques semaines après les licenciements, Aurélie fut invitée par Laurent à manger un midi, en tête-à-tête. Intriguée, elle accepta d’autant que lui manquaient un peu les longues discussions qu’elle avait eues avec le technicien (elle se souvenait ainsi qu’il lui avait détaillé comment il s’y prenait pour extraire, avec délicatesse et dignité, tout le sang des corps qui lui étaient confiés. Sacré Laurent !)

À table, il ne fut — heureusement — pas question de thanatopraxie ; Laurent lui expliqua en fait, sur le ton de la confidence et sous le sceau du secret qui piqua encore plus la curiosité d’Aurélie, que, malgré ses réticences initiales à attaquer en justice un employeur agréable et honnête, avec qui il s’était toujours fort bien entendu et qui n’avait jamais posé de problème, il s’était malgré tout laissé convaincre par un ami syndicaliste qui l’avait franchement incité à déposer plainte : en effet, la lettre de licenciement ne spécifiait aucun motif, sapristi !

Comme murmuré pendant ce repas décisif, la plainte fut déposée. Et grâce à la diligence de ces institutions qui se sont fait fort de protéger toutes les veuves et tous les orphelins (même ceux qui n’ont rien demandé), à la surprise générale, l’entreprise de pompes funèbres, qui avait bien malheureusement déjà la corde au cou, fut condamnée à plusieurs dizaines de milliers d’euros de dédommagement. Somme qu’elle n’avait bien évidemment pas, ce qui l’obligea a mettre la clé sous la porte. Succès incontestable des syndicats, des prudhommes et du tribunal de commerce: de deux salariés licenciés, on passait à neuf, auxquels s’ajoutait le patron de l’entreprise lui-même, franchement dépité de devoir mettre fin à son activité, d’autant qu’il se sentait responsable du licenciement de ceux qu’il considérait aussi comme des proches. La perte sociale et économique de cette fermeture ne fut même pas compensée par le regain furtif d’activité des concurrents qui embaumèrent le patron qui se suicida quelques jours après la faillite définitive.

Aurélie se retrouve à présent sans emploi. Elle n’a pas le courage d’annoncer à son fiancé une telle nouvelle ; adorable, il comprendra sans doute mais psychologiquement, elle n’y arrive pas : depuis l’accident qui l’a laissée orpheline, elle a appris à prendre sur elle. Avec silence et détermination, il lui a fallu, à l’époque, rassurer ainsi sa jeune sœur. Aurélie est une battante, alors plutôt qu’attendre commisération et atermoiement de son fiancé, elle prend le parti de se reconvertir dans la mécanique. Après tout, nous sommes au XXIème siècle et plus aucun domaine ne doit être l’exclusivité des hommes. Et puis, c’est décidé : jamais une voiture dangereuse ne sortira du garage où elle travaillera. Elle contribuera par son professionnalisme à sauver des vies !

Quelques tâtonnements à Pôle Emploi lui permettent de trouver une formation. Celle-ci achevée, Aurélie peut fièrement postuler à un premier emploi dans un garage proche de son domicile. La vie va reprendre son cours. Elle se prend à rêver : peut-être pourra-t-elle enfin concrétiser un projet de mariage, et un bébé, peu importe dans quel ordre ?

Heureusement, là encore, l’État veille et évite aux impétueux de se lancer tête baissée dans l’un des innombrables pièges que la société marchande, sans foi ni loi, tend à chaque détour de la vie. Le jour même de sa prise de fonction au sein du garage, l’inspectrice du travail, fort commodément en visite, met le holà à toute cette folie : malgré un contrat en règle, malgré des installations dernier cri, Aurélie ne pourra pas travailler dans ce garage. Celui-ci doit au préalable être équipé de toilettes pour femmes.

Les protestations d’Aurélie, qui ne voit pourtant aucun inconvénient à partager les mêmes toilettes que ses collègues, n’y changeront rien. L’inspectrice coupe court :

« La loi c’est la loi, elle est faite pour être respectée et protéger le salarié. »

La vie d’Aurélie devient singulièrement moins fun. Cet échec et ces mesquineries la laissent sans voix. Elle n’ose pas rentrer immédiatement à la maison : il va lui falloir une bonne dose de courage pour annoncer les tristes nouvelles à celui qui partage sa vie.

Quelques heures plus tard ce soir-là, Aurélie va reposer son sixième verre sur le comptoir. Elle sera arrêtée pour travail dissimulé par l’inspection du travail. Un rapport de police et les dépositions des deux inspecteurs du travail présents sur place permettront d’attester qu’Aurélie, à bout de nerf, aurait hurlé aux inspecteurs (visiblement plus avinés qu’elle) qu’elle a je cite dissimulé non pas son travail, mais son chômage, bande de gros cons fin de citation.

Vous vous reconnaissez dans cette histoire ? Vous pensez qu’elle ressemble à des douzaines de cas relatés par la presse ? Vous lui trouvez une résonance particulière dans votre vie ? N’hésitez pas à en faire part dans les commentaires ci-dessous !

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