Un commerce d'objets religieux juteux

Publié le 22 février 2014 par Dubruel

d'après "UN NORMAND" de Maupassant

Pendant notre voyage, ma compagne

Ne contemplait guère la campagne.

Mais soudain elle sourit :

-« Ah ! Voici une chose inouïe :

La chapelle du père Mathieu. »

Je l’ai regardée, l’œil curieux.

Elle me donna ces précisions :

-« Mathieu, dit Père-la-Boisson,

Est un ancien sergent

Qui unit la grosse blague militaire

À la malice finaude du Normand.

Par l’entremise d’un clerc,

Il fut nommé chef-concierge

De cette chapelle dédiée à la Vierge.

Mathieu a osé baptiser le pieux centre :

Notre-Dame du Gros Ventre.

Il a exhibé

Une statue de la Vierge sainte

Devant laquelle les filles enceintes

Viennent réciter des ave.

Il a aussi composé une prière,

Chef d’œuvre d’humour involontaire

Où la bizarrerie

Se mêle à la bigoterie.

Voici cette oraison étonnante :

‘’ Bonne madame la Vierge Marie,

Patronne des filles mères

En ce pays et par toute la terre.

Protégez votre servante

Qui a fauté dans un moment d’oubli.

Recommandez-la surtout

Auprès de votre Saint Époux.

Ne lui jetez pas la pierre.

Et intercédez auprès de Dieu le Père

Pour qu’Il lui accorde un bon mari.’’

Les femmes célibataires

Trouvent la prière salutaire.

Mais l’évêché ayant mis son veto,

Mathieu vend dorénavant sa litanie

Sous le manteau.

Pour mieux remplir son porte-monnaie,

Mathieu brocante des statues de saints

Façonnées

De ses propres mains.

Ce négoce devint si prospère

Que dans la chapelle

Les places de rangement manquèrent.

Pour entreposer ses sculptures,

Mathieu dut bâtir une vaste structure.

Il est souvent questionné par les fidèles :

-‘’ Qué saint est l’meilleur pour les oreillons ? ’’

-‘’ Y a saint Onésime qu’est bon.

Y a aussi Saint Gervais

Qu’est pas mauvais !’’

Mais Mathieu se mit à boire.

Il était gris tous les soirs.

Il inscrivait les degrés

Sur le saoulomètre qu’il avait inventé.

C’était devenu sa principale activité.

Celle de la chapelle ne venait qu’après !

Par exemple, il notait :

‘’ D’puis lundi,

J’ai pas passé cinquante-deux.’’

Ou bien il avouait

‘’ J’étais entre trente-neuf et quarante-deux…’’

Ou :

‘’ J’me croyais dans les cinquante,

V’là qu’j’me vois dans les soixante ! ’’

Ou :

‘’ C’mardi.

J’avais ben soixante-dix ! ’’

Il affirmait n’avoir jamais atteint

Quatre-vingt

Mais comme ses observations

Cessaient d’être précises

Dès qu’il avait passé soixante-six,

On ne pouvait se fier à ses affirmations.

Lorsqu’il reconnaissait avoir soixante-dix,

Soyez tranquille, il était vraiment gris.

Dans ces moments-là, Claire,

Sa femme, se mettait en colère :

-‘’ Bougre d’ivrogne, cochon ! ‘’

-‘’ Veux-tu m’laisser !

Gueule pas ! Sinon,

J’ vas te rosser.

Tant qu’ j’ai pas atteint l’ mètre,

Y a pas d’mal. Si j’ passais l’ mètre,

J’ te permettrais d’ me moraliser ! ‘’

Mon amie et moi entrions dans la chapelle

Quand deux clientes lançaient cet appel :

-‘’ Mathieu, auriez-vous un Saint Irénée ? ‘’

-‘’J’ vas vous donner ça. ’’

Mathieu disparut puis revint, l’air consterné.

Il levait au ciel ses grands bras :

-‘’ Oùsqu’il est ? J’ sais pas

J’ le trouve pas ! ’’

Alors sa femme lui dit :

-‘’ C’est-y pas celui qu’ t’as pris

Comme poteau pour la cage aux lapins ? ‘’

-‘’ Nom de nom, ça s’ peut ben ! ‘’

Nous avons suivi Mathieu.

Le saint Irénée était bien piqué là en terre

Comme un simple pieu !

Les clientes s’agenouillèrent.

-‘’ Vous v’là dans la crotte,

J’ vas vous chercher des bottes

De paille comme prie-Dieu. ’’

Déclara Mathieu.

Il revint avec deux fagots… et un litron :

-‘’ Buvons !

Avec des amis,

Faut au moins aller à soixante-six ! ’’