My name is not Jack Bauer

Publié le 16 juillet 2007 par Johanne Labbé @JRozonLabbe

Où s’achève enfin le 16 avril.

J’entends les lèvres rouges, lovée dans ma chaloupe de bois dormant.

- Vous savez, il est beaucoup plus probable que vous n’ayez pas besoin de chimiothérapie. On n’en est pas rendus là…


J’ouvre un oeil, estime que ces mots justifient un certain optimisme, et consent à m’éveiller de mon sommeil centenaire.

Pas rendus là? Fallait le dire! J’achète çà sans lésiner et bondis sur le quai tandis que la chaloupe retourne se fondre dans le mur.

Avez-vous d’autres questions?

Des milliers. Toutefois, sans vouloir vous vexer, ajournerions volontiers l’audience. Soupir ostentatoire, regard soutenu en direction de l’horloge. Pas pour aujourd’hui merci.

Je prends congé de la docteure B comme d’un professeur qui a prolongé la classe au-delà de la capacité d’attention des élèves. On se fait une petite révision de la matière au prochain cours? Et hop me voilà dehors avant la cloche.

Épilogue de l’épisode du 16 avril XXXX:

My name is not Jack Bauer.

But today was the longuest day of my life.
Où Future patiente répand la nouvelle et où les Apôtres n’y comprennent goutte.
Bon. Annoncer mon cancer du sein maintenant. D’abord la famille.

La Princesse N, les Trois Mousquetrices (Bébitte, Petite Lu et Taloup) le Papi, le Chevalier Y de la Popotière et Il Signore F degli Peperoni.

(Maman n’est plus là. Mieux pour elle).

Le 17 avril XXXX, je fais part de la nouvelle à tous mes proches.

Aucun d’eux ne saisit qu’on vient de me diagnostiquer un cancer.

Non pas qu’ils soient particulièrement durs de comprenure… Mais je leur baragouine une savante mosaïque de mots tournant autour du diagnostic, passant de paraboles en euphémismes, évoquant subtilement le mot tabou, sans l’atteindre ni le nommer.

Moi qui exige l’heure juste de mes médecins, sans paravent ni drap pudique, qui veux tout voir, de la tache sur la mammo à la tumeur retirée, moi qui assisterais à ma propre autopsie avec curiosité. Moi, directe et sans détour même quand il en faudrait, je ne parviens pas à annoncer cette nouvelle à mes proches en une seule et unique fois.

Attristée de l’inquiétude que je vais susciter, culpabilisée à l’idée de jeter de l’ombre sur leur journée, leur semaine, leur été, je retarde la vérité dont j’appréhende l’effet perturbant pour eux.

Comme si, les heures passant, elle allait surgir d’elle-même de ma version soft aux coins arrondis et aux couleurs diluées. Ou mieux, disparaître.

Chaque fois que je décroche le combiné, la mère, la sœur aînée et la fille en moi bâillonnent la patiente terrifiée et servent la version édulcorée. Il faudra tout recommencer, une fois la première tournée faite, pour donner enfin l’heure juste. Et rassurer, avec les bonnes nouvelles qui figurent toujours parmi les mauvaises.

Entretemps, elle fait des ronds dans l’eau ma fausse vérité, et sème une inquiétude sourde, parce que sans visage.

L’annonce aux amis et aux collègues, contrairement à celle aux proches, s’avère très facile.

Aurais-je dû faire autrement avec les principaux occupants de mon coeur? Peu importe. Ne compte désormais que la suite des choses.

Où Future patiente rencontre une Artiste

Mercredi le 25 avril XXXX, la docteure Radio-Oncologue, une grande brune, arbore un sourire radieux dans son bureau ensoleillé. Jeune médecin enthousiaste, elle appelle un chat un chat, s’excuse d’avoir la main froide et va droit au but. Même immobile, elle dégage l’énergie du mouvement.

La radiothérapie est son instrument de musique. Elle en joue avec ferveur et conviction. Son but: toucher ma corde sensible, la région de la tumeur, et l’anéantir au millimètre près.

M’explique. Environ un mois après la chirurgie, elle brandira son archet et irradiera le lieu du crime de rayons ioniques. Il en résultera une cacophonie d’une telle intensité que les cellules cancéreuses présentes dans l’auditoire mourront foudroyées, les mains sur les oreilles.

J’aurai droit à cinq concerts par semaine, quatre semaines durant. Au bout de 20 séances, je serai à l’abri de toute pré-future-micro-cellule-potentiellement-cancéreuse-un-jour, autour du site de la tumeur actuelle.- Des questions?
Mmmm… j’en aurais bien une toute petite en effet.

Déjà lectrice compulsive en temps normal, j’avoue avoir lu quelque peu sur Internet récemment (notamment les sites à jour des gouvernements de la France, des États-Unis, de la Colombie-Britannique, de l’Ontario et du Québec ayant trait au cancer du sein, sans oublier, il va sans dire, celui de l’Organisation Mondiale de la Santé).

Je n’en suis qu’à la phase d’alphabétisation en cancérologie amateure, mais me familiarise peu à peu avec les grands concepts. Or, à la suite de mes lectures, une toute petite chose de rien du tout me titille un peu, oh à peine, sans motif raisonnable, mais tout de même, je préférerais en avoir le cœur net…

- Pardonnez-moi, docteure, si je fais preuve d’un alarmisme excessif, mais dites-moi… y a-t-il la moindre, possible éventualité, le moindre risque, même infime, que la docteure B, ma chirurgienne bien-aimée, procède, lors de la chirurgie de mardi prochain, à l’ablation totale de mon sein droit???

Réponse tout de go :
- Oui, bien sûr.

Bouche bée je suis. Cette fois ni chaloupe verte, ni explosion de couleurs dans mon cerveau pour amortir le choc. Je suis là, dans le soleil, la bouche ouverte. Docteure Radio-Onco attend mes autres éventuelles questions.

(On jurerait qu’elle vient tout bonnement de m’annoncer qu’il reste bel et bien du pâté chinois.)

- Oui, si en ouvrant, la docteure B juge préférable de faire une mastectomie complète, ajoute-t-elle aimablement.

(Sur le ton de : Bien entendu, s’il est refroidi, la cuisinière pourra décider de le réchauffer au micro-ondes /le pâté/.)

Je me mets subitement à bredouiller des bouts de phrases confus, érigés en une langue incohérente: mais-maispas-pas-pas madri porchain? pas du tremier coup? pas chans que je le chache avant? elle attendrirait que je me réveille pour m’afertir avant dl’enfler? me lesterait du temps pour me taire à l’idée?…

Heureusement, docteure Radio-Onco parle couramment l’Incohérent.

- Oh vous savez, même si vous vous réveillez mardi porchain avec votre sein droit toujours en place, rien ne garantit qu’elle ne l’enlèvera pas plus tard; on préfère toujours ne faire qu’une seule chirurgie, avec les risques que cela comporte…
Ce détail trivial étant réglé, interprétant ma bouche toujours bée comme une admission de l’évidence, la docteure Radio-Onco, grande, brune, et de surcroît efficace, complète l’entrevue avec l’énumération des effets secondaires de la radiothérapie.

- Parfois une grande fatigue, une légère brûlure de la peau de type coup de soleil, un risque minime de toucher le poumon derrière le sein droit, n’occasionnerait qu’une légère toux, ainsi qu’un très très léger risque de toucher une petite partie du cœur, mais rien de sérieux. Au bilan, une excellente prévention contre la récidive, hantise de l’oncologie.

Je quitte l’hôpital les sourcils froncés, et dressant la liste des choses à faire d’ici mardi prochain 1er mai XXXX, jour de ma chirurgie:

  1. Voir ma psy;
  2. Me convertir au bouddhisme;
  3. Me détacher des biens terrestres, et en particulier de ma modeste, mais néanmoins à ce jour, double poitrine.