Machisme de l'open space

Publié le 07 mars 2014 par Tetue @tetue

Chaque soir, lorsque je quitte le plateau, j'ai l'impression d'avoir le cerveau engoncé entre deux oreilles bouchées de merde. J'ai mal. Je n'arrive plus à penser. Je me surprends à dire des grossièretés, moi aussi, mais toujours après coup, paradoxalement : ce n'est pas sur le plateau, avec les collègues, par mimétisme, que je prononce ces mots gros, non, jamais. Mais après coup, comme par décompensation, ça me sort d'un coup avec des ami·e·s — pardonnez-moi ! —, sans motif valable, malgré moi, me dégoûtant aussitôt.

Ça commence à m'atteindre.

Dès le premier jour, ça jurait de partout sans vergogne. Nouvelle et seule femme sur le plateau, j'avais conscience de n'être pas en position de force. Mais il n'était pas question que je laisse passer sans réagir. Les salutations à la cantonade ne s'adressaient qu'aux mecs : « Salut les gars ! » Je me retournais alors avec un énorme sourire, ostensiblement, pour manifester ma présence. À force, ça a finit par monter au cerveau, et j'entends aujourd'hui des « bonjour à tous et toutes ». Je n'ai plus besoin de me forcer à sourire pour répondre. Victoire ! Pour les jurons, je m'étonnais ouvertement du vocabulaire employé, au moins pour faire miroir, mais en restant relax, car ce n'aurait pas été malin de me mettre mes nouveaux collègues à dos : « Ouhla, comment tu causes ! » Sans effet. Les injures fusent toujours et par chapelets : « putain de sa race, sa mère la pute ! »

Car la situation était pire qu'elle n'en avait l'air. Il ne s'agissait pas que de grossièreté. Les échanges entre collègues étaient contaminés :

— Mais où est passé le dossier ?
— Dans ton cul !
— Nan, mais où ? dis-moi !
— Bin ça dépend où est ton cul. Faut en sortir la tête, aussi, sinon ça aide pas.

Et ça riait grassement. Pour se donner une idée de l'ambiance, voir les « tutos de Camille » — vidéos qu'affectionnent certains mes collègues, dont l'expression est du même style, tant dans le choix des mots, le ton et la violence. Le cul et la sodomie sont des références récurrentes, sans oublier les insultes « amicales » relatives à l'homosexualité masculine, à base de « pédale » et d'« enculé ». La prostitution est aussi une référence, jusqu'à inspirer les relations de travail, où le moindre service demandé peut se négocier comme une passe :

— Tu peux m'imprimer le fichier ?
— Ça dépend. Avec ou sans capote ? Parce que c'est pas le même tarif.
— Tu suces ?
— Hé, chu pas ta pute ! Dégage !

Pire encore, il y avait un bouc-émissaire. Du genre qu'on n'appelle jamais par son prénom, mais par des sobriquets, prononcés avec une voix de canard. Qu'on appelle pour rien, qu'on hèle pour rire ou dès qu'on est énervé. Dès qu'il y avait un souci sur un projet, c'était de sa faute. Même s'il n'y avait pas touché, c'était de sa faute quand même. Et il servait de défouloir. On rappelait alors ses erreurs passées, pour en rire encore, en sa présence, évidemment, et devant tout le monde.

Dans une telle situation, il n'est pas simple d'intervenir. Dénoncer ces comportements exposait à les faire redoubler, car c'est encore plus rigolo si d'autres s'indignent ! Prendre sa défense aurait eu pour effet de se désigner comme suppléant·e. Inutile de monter au front dans ce cas. J'ai donc remonté la hiérarchie : manager, ressources humaines et même direction, qui a aussitôt identifié le bouc-émissaire, sans que j'aie à le nommer, et a réagi par le déni : « Ah oui, Machin ! Mais il aime ça ! Il n'y a pas de souci. » Machin « aimait tellement ça » qu'il a fini par démissionner — grand bien lui fasse ! J'ai craint un temps que sa remplaçante ne soit chargée de reprendre son rôle mais, d'autres changements aidant, le harcèlement s'est dispersé : ce sont les juniors qui ont pris, de façon diluée et heureusement moindre.

Restent la grossièreté. Et l'agressivité. Et la stigmatisation. Les différences sont pointées et certain·e·s sont affublé·e·s de surnoms en rapport avec leur personnalité ou leur couleur de peau. Les erreurs, les faux-pas, les oublis sont parfois moqués, en particulier chez les juniors et les rares femmes. En réalité, aucun propos positif, aucun encouragement, aucune bienveillance ne s'exprime. Dans le meilleur des cas :

— Ok, on envoie aux clients. Mais rêve pas : ta maquette, ils vont l'attraper et la prendre par derrière. À plusieurs. Avec un poney. Il vont la souiller, ta maquette.

Je suis heureusement passée à travers tout cela, jamais invectivée directement, mais néanmoins spectatrice involontaire. Les injures ne s'adressent jamais à une personne physique présente, encore heureux. Les uns pestent contre leurs machines, soupirant bruyamment avant de lancer une bordée d'injures à leur écran « enculé de sa race, tu vas m'obéir !? », portant parfois des coups au matériel. Les autres s'en prennent aux client·e·s :

— Quelle sale pute !
— Tu perds ton temps : ce n'est pas un mail qu'il lui faut, mais un bon coup de gourdin. Pan ! dans les dents, tu verras, elle fera moins la maligne après.
— Wé, elle mérite des biffles !

Pour une société de service, ça craint. Avec un collègue, l'idée vient de compter les gros mots pour en faire une étude statistique. Mais au bout d'une heure, après avoir décompté : 4 « putain », 1 « pute », 4 « bite », 3 « ta gueule », 4 soupirs excédés, 1 « branler » et j'en passe, je suis découragée. Je remets mon casque audio. Je dois monter le son un peu plus que nécessaire pour couvrir les éclats de voix. Car ça ne parle pas, ça aboie. Le tout me remplit la tête de bruit et je peine à rester concentrée. Ça ne couvre pas les coups de talons qu'un collègue donne rageusement dans le sol à longueur de journée, par saccades, au rythme de ses emportements. Je suis exténuée. Depuis quelques semaines, alors qu'elle n'est pas nouvelle ni ne s'est aggravée, je ne supporte plus cette ambiance. Je suis arrivée à saturation. Je me réveille chaque matin la tête pleine de gros mots, appréhendant la journée de travail. Je traîne chez moi, repoussant le moment du départ, arrivant en retard. Je reste plus tard le soir, pour profiter du calme du plateau déserté.

Il y a ceux qui pénètrent et les autres

En réalité, cette ambiance est l'œuvre, comme souvent, d'une minorité de gars, qui se compte sur les doigts d'une main, soit à peine 5 % des effectifs. La plupart des autres, femmes comprises, « ne voit pas le problème », banalisant, invoquant l'humour. La direction non plus qui répond que l'entreprise est à l'image de la société, composée de gens divers, pas toujours aimables, et qu'il faut que je m'adapte. Il est bien évidemment hors de question que j'accepte de se laisser déverser sur moi un tel flot d'agressivité. Car ce n'est pas seulement de l'humour de merde, bien potache. Non, ce qui se dit ici, de façon à peine voilée, est très clair. N'avez-vous pas remarqué ce qui revient sans cesse dans ces propos ? Le champ lexical à l'œuvre est loin d'être anodin, en plus d'être caricaturalement explicite : il n'est question que d'une chose — du sexe masculin pénétrant — ressassée à longueur de journée de façon obsessionnelle, déclinée sous toutes ses formes, avec une prédilection pour l'évocation de scènes pornographiques, de l'échange prostitutionnel et de la sodomie, tant sur partenaire féminin que masculin, avec ou sans consentement. Il s'agit, pour chacun des auteurs de ces propos, de se rassurer en rappelant sa conformité au stéréotype du mâle dominant et de se positionner comme tel : il y a ceux qui pénètrent et les autres, qui ne sont que « pute », « pédé », « salope », « cougar », « MILF », « chienne », etc.

Pendant un temps, j'ai préféré ce mode d'expression direct qui, paradoxalement, n'empêche pas certains avantages, aux discriminations discrètes et persistantes de communautés manifestement plus mixtes et fréquentables, fonctionnant au mérite (jusqu'à un certain point), que je connaissais en tant qu'indépendante. Moindre mal. Mais ça use. La domination masculine qui s'exprime ici, platement, crûment, modèle les comportements de tous et toutes. Sur le plateau, il n'est plus possible de conjuguer les verbes « mettre » ou « prendre » sans s'exposer à des rires gras. Évoquer une dimension expose à un tonitruant « comme ta bite ! » ou « comme ma bite ! » selon que ladite dimension est perçue comme petite ou grande.

L'humour n'est qu'un masque. À propos des contenus du site d'un client :

— Y'avait même une page pour empêcher de taper sur les femmes… Nan mais, chacune à sa place !
— Non, c'était un « programme pour lutter contre les stéréotypes de genre dans l'éducation ».
— Ouais, de quoi se créer des ennuis pour plus tard !

L'auteur de ces propos n'est pas pour autant un affreux qui bat sa compagne. Mais l'humour dont il fait preuve — peut-on appeler cela de l'humour ? — fait grincer des dents, pour ce qu'il véhicule de mépris et de caution pour les violences sexistes. Humour, dites-vous ?

Là où la direction n'a pas tort, c'est que la société est effectivement ainsi, patriarcale, violente et sexiste. Mais elle fait erreur en prétendant défendre la diversité par l'acceptation de la domination masculine en ses murs. Ce faisant, elle la cautionne. Et je m'étonne que l'on se demande encore pourquoi il n'y a pas davantage de femmes sur les plateaux techniques…

Est-ce vraiment mieux chez vous ?

Car ce que je vis là n'est pas exceptionnel. D'autres, sur d'autres open-space, se plaignent des mêmes comportements. Beaucoup se taisent. Est-ce vraiment mieux chez vous ? Quel plateau peut se vanter de ne pas bruisser de ce vocabulaire, de ces « putains », de ces « dans ton cul » et autres évocations répétitives des pénétré·e·s ?


Huit femmes sur dix considèrent que « les femmes sont régulièrement confrontées à des attitudes ou des décisions sexistes » dans le monde du travail en France, contre 56 % des hommes, d'après une étude du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle dévoilée en décembre 2013 : Sexisme au travail : 8 femmes sur 10 concernées. Lire aussi : Sexisme en entreprise : une réalité massive préjudiciable à la qualité de vie au travail et aux carrières des femmes, Ministère du Droit des Femmes.

La majorité des Français estime qu'il est fréquent qu'une personne travaille dans un environnement avec des blagues à caractère sexuel et près de neuf actifs sur dix considèrent que le harcèlement sexuel n'est pas suffisamment reconnu dans les conditions de travail. Lire : Harcèlement sexuel au travail : une femme sur cinq concernée, La Parisienne, 7 mars 2014.

Autres témoignages :

  • Problème technique, par Eve La Fée le mardi 13/11/2012
  • Moi, Louise, développeuse et fatiguée du sexisme, JDD, 9/12/2013
  • Sexisme dans le numérique : trois femmes disent leur ras-le-bol, JDD, 7/12/2013