Les petites lunettes noires

Publié le 16 mars 2011 par Johanne Labbé @JRozonLabbe

La momie du Louvres

La docteure B, chirurgienne en oncologie, arbore les plus mignonnes petites lunettes noires qui soient. La presbytie a frappé ma Belle d’Ivory depuis ma dernière mammographie, il y a un an. Fidèle à elle-même elle fonce droit au but:

- Comment allez-vous? Vous n’avez pas passé la scintigraphie osseuse finalement?

C’est moi qui avais insisté pour cet examen la dernière fois. Sur la base d’une vague douleur passagère à la hanche droite, je m’étais auto-diagnostiquée une métastase osseuse à la faveur d’une nuit d’insomnie. La docteure B avait répondu par une moue et un hochement de tête:

  • Ce ne sera que pour vous rassurer… la douleur ne serait pas disparue après quelques jours.

Quelques semaines plus tard, la docteure W entérinait:

- Des douleurs sporadiques… non.

J’avais renoncé à cet excès de zèle. Au diable les auto-diagnostics nocturnes!

  • Non, mon omni pense comme vous. Le tableau ne correspond pas.

Les petites lunettes noires se penchent pour écrire. Interminablement.

Pourquoi n’a-t-elle pas déjà lâché le morceau? Depuis plus d’une grosse demie-minute me voilà assise devant elle, la main serrée dans celle d’Amour-de-ma-vie. Depuis 2 ans que nous partageons tout, il me réitère la même promesse: cancer ou pas, rechute ou pas, mastectomie ou pas, on y fera face ensemble et on passera au travers pour au moins 25 ans. Après tout, sa propre maman combat vaillamment le même crabe depuis 2 décennies tout en savourant la vie et en s’achetant des balançoires et des poissons de toutes les couleurs pour son étang. Elle fait même de la tarte tatin! Malgré les chimios et autres friandises du même acabit. Il en a vu d’autres, Amour-de-ma-vie.

Les 2 dernières fois, Belle d’Ivory n’avait-elle pas lancé, à la seconde même où j’ouvrais la porte de son bureau:

  • Tout est beau à la mammographie!

Mais non, elle s’acharne:

  • Et l’ostéodensitométrie non-plus?

L’ostéoporose maintenant! J’ai d’autres loisirs que les salles d’attente vous savez…

  • Ben… j’irai bientôt. Manqué de temps…marmonnai-je à vois basse. Ici, une oreille attentive saurait déceler une petite touche d’impatience. Mes doigts se mettent à pianoter sur le bras de la chaise.

Avez-vous déjà hurlé intérieurement? ET ALORS LA MAMMOOOOOOO ?????!!!!

Mini-pause de consignation au dossier. Les petites lunettes noires se relèvent, comme si elles venaient de se rappeler quelque chose:

  • Tout est beau à la mammo! (sur le ton de Ah oui pendant que j’y pense, je vous fais part d’un détail insignifiant mais à tout le moins connexe).
  • Ah bon tant mieux (ton presque indifférent).

Bouche bée.

(QUOIIIIII? RIEN????  PAS MÊME UN PETIT NODULE À VÉRIFIER À L’ÉCHO? NIET? NADA? AAAAAAAAAAAAH! HA! HA! HA! HA! HA! )

Amour-de-ma-vie chuchote en pressant ma main:

  • J’te l’avais dit.

Ajoute, encore plus bas :

  • Et s’il y avait eu quelque chose, on aurait dealé avec, c’est tout.

Le plafond du bureau de la docteure B s’ouvre subitement, tel une décapotable dans James Bond, sur un grand pan de ciel bleu où nous prenons notre envol. Dans notre félicité, nous oublions de saluer la docteure.

Nous voici, anges de Chagall, traversant le plafond de l’Opéra de Paris et virevoltant parmi les pigeons ahuris. Dans notre danse folle, ma robe rouge s’enflamme et se pare de mille crinolines légères et ondulantes. De grandes oies blanches aux ailes parsemées de perles nous encerclent. Mon amoureux chorégraphe me fait tounoyer, ballerine en apesanteur, otage libérée, poupée d’inquiétude si tendrement bercée qu’elle s’endort en murmurant  tout va bien, tout va bien, tout va bien…

Telle est l’image cristallisée de l’instant précis où la docteure B m’annonça que je pouvais célébrer les 3 années de rémission du cancer du sein de la princesse rebelle.

Chagall – Le plafond de l’Opéra de Paris