L’étendue de la protection accordée par l’immunité prévue à l’article 43 de la LPJ

Publié le 16 mars 2014 par Veritejustice @verite_justice

 

3 médecins de l’Hôpital Sainte-Justine blanchis en vertu de l’article 43 de la Loi sur la protection de la jeunesse

La question m’étant régulièrement demandée en ce qui concerne l’immunité du ou des signalants en matière de protection de la jeunesse à peut-être trouvée une réponse alors que l’Honorable juge Jean-Pierre Chrétien de la Cour Supérieure a eu à se pencher sur la question afin de rendre son jugement de 54 pages le 20 février 2014.

Commençons par contre à faire la différence entre l’immunité, article 35, des intervenants de la DPJ  et celle de toutes autres personnes soit l’article 43 de la Loi sur la protection de la jeunesse.

Intervenants de la DPJ

35. Le directeur et toute personne qui agit en vertu des articles 32 ou 33 ne peuvent être poursuivis en justice pour des actes accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions.

Toutes autres personnes

43. Une personne ne peut être poursuivie en justice pour des actes accomplis de bonne foi en vertu des articles 39 ou 42.

Regardons maintenant le jugement

[1] Les demandeurs, Mme A et M. B, poursuivent les défendeurs, le Dr Jean-Claude Décarie (Dr Décarie), le Dr Dominique Màrton (Dr Màrton) et Dre Anne-Claude Bernard- Bonnin (Dre Bonnin), trois médecins pratiquant à l’hôpital Sainte-Justine de Montréal.

[2] Leur action en justice fut intentée à la suite d’un signalement effectué le 10 avril 2003 au directeur de la protection de la jeunesse (Directeur) relativement à leur fils E, âgé de 7 mois, qui fut impliqué dans un accident de la route le 5 avril 2003, alors que sa mère conduisait sa voiture, et pour qui des examens médicaux pratiqués à l’hôpital Sainte-Justine ont révélé qu’il aurait subi un autre traumatisme quelques semaines avant l’accident d’auto, cela faisant en sorte que les trois médecins en ont tiré une conclusion que E avait été secoué auparavant.

[..]

[6] En effet, les demandeurs poursuivent les trois médecins en responsabilité médicale, estimant que ceux-ci ne jouissaient d’aucune immunité lorsqu’ils ont conclu, erronément selon eux, au diagnostic du SBS ou à un PEM, et ce, tant pour leurs analyses médicales et leurs conclusions ayant précédé le signalement du 10 avril 2003 que pour leur maintien par la suite.

[..]

[12] En défense, les trois médecins soutiennent, premièrement, qu’il ne s’agit pas d’un dossier de responsabilité civile ou médicale, car toutes leurs interventions visant à protéger E furent faites dans le cadre des obligations légales qui leur incombent en vertu de la Loi, et qu’ils ont tout fait, de bonne foi, dans le cours normal de leurs pratiques médicales respectives, de telle sorte qu’ils doivent bénéficier pleinement de l’immunité prévue à l’article 43 de la Loi puisque ce sont eux qui sont à l’origine du signalement.

[..]

[19] Considérant l’importance du principe de l’immunité pour ceux qui en bénéficient et pour ceux à qui le Législateur empêche l’exercice d’un recours en justice pour des raisons de politiques sociale et juridique, le Tribunal estime qu’il doit, en premier lieu, traiter la question des immunités.

[20] En effet, le Tribunal doit le faire, et ce, par principe, car si l’immunité de l’article 43 de la Loi et/ou que l’immunité relative des témoins s’appliquent, le Tribunal doit rejeter l’action et ne pas analyser la preuve relative à ce qui est reproché aux trois médecins au niveau de leurs analyses et examens médicaux, ni celle relative aux dommages.

[21] Le Tribunal ajoute que si un juge concluait à l’application de l’une ou l’autre des immunités, ou des deux, au bénéfice de médecins, dans un cas donné, en relation avec l’application de la Loi et que, par ailleurs, sous réserve de cette première conclusion, il décortiquait les analyses et examens médicaux proprement dits et examinait les dommages, il se trouverait à faire, indirectement, ce que le Législateur ne veut pas qu’il fasse pour les raisons exposées plus loin.

[22] Par contre, si le Tribunal conclut qu’aucune des immunités ne s’applique, il doit, comme dans tout autre dossier, procéder à une analyse complète de la preuve et tirer ses conclusions.

[..]

4. ANALYSE ET DISCUSSION

4.1 L’IMMUNITÉ PRÉVUE À L’ARTICLE 43 DE LA LOI 

[88] Dans le but de bien cadrer l’analyse, le Tribunal rappelle les articles 39, 43, 44 et 134 d) de la Loi qui se lisent ainsi :

           Signalement obligatoire

                    39. Tout professionnel qui, par la nature même de sa profession, prodigue des soins ou toute autre forme d’assistance à des enfants et qui, dans l’exercice de sa profession, a un motif raisonnable de croire que la sécurité ou le développement d’un enfant est ou peut être considéré comme compromis au sens de l’article 38 ou au sens de l’article 38.1 est tenu de signaler sans délai la situation au directeur; la même obligation incombe à tout employé d’un établissement, à tout enseignant ou à tout policier qui, dans l’exercice de ses fonctions, a un motif raisonnable de croire que la sécurité ou le développement d’un enfant est ou peut être considéré comme compromis au sens de ces dispositions. 

[..]

Immunité 

43. Une personne ne peut être poursuivie en justice pour des actes accomplis de bonne foi en vertu des articles 39 ou 42.

Divulgation d’identité 

44. Nul ne peut dévoiler ou être contraint de dévoiler l’identité d’une personne qui a agi conformément aux articles 39 ou 42, sans son consentement.

Interdiction

134. Nul ne peut :

[..]

                    d) étant tenu de le faire, omettre de signaler au directeur ou à toute personne ou instance à qui sont confiées, en vertu de l’article 37.5, des responsabilités dévolues au directeur la situation d’un enfant dont il a un motif raisonnable de croire que la sécurité ou le développement est ou peut être considéré compromis ou conseiller, encourager ou inciter une personne qui est tenue de le faire à ne pas faire de signalement au directeur ou à une telle personne ou instance.

Infraction et peine 

Quiconque contrevient à une disposition du présent article commet une infraction et est passible d’une amende de 250 $ à 2 500 $.

4.1.1 POSITION DES DEMANDEURS 

[89] Les demandeurs soutiennent que l’immunité prévue à l’article 43 de la Loi ne s’applique pas et que, par conséquent, les médecins défendeurs ne peuvent pas en bénéficier.

4.1.2 POSITION DES DÉFENDEURS 

[96] Les défendeurs soutiennent que l’immunité de l’article 43 de la Loi s’applique à eux, car ce sont eux qui ont, à l’origine, signalé au Comité sociojuridique de l’hôpital Sainte-Justine, et maintenu auprès de celui-ci par la suite, qu’ils avaient des raisons sur le plan médical qui les amenaient à conclure que l’enfant E avait eu un autre traumatisme quelques semaines avant l’accident du 5 avril 2003, de la nature d’un secouage possiblement, de telle sorte qu’ils avaient des motifs raisonnables de croire que la sécurité ou le développement de E était ou pouvait être considéré comme compromis.

[97] Le fait d’avoir signalé toutes leurs conclusions au Comité sociojuridique et d’avoir participé à ses travaux pour le cas de E constituait à la fois leur signalement et le mandat qu’ils donnaient à la personne désignée par l’hôpital pour poser le geste, technique, de faire ledit signalement au Directeur, à leur place, par la suite.

[98] Décider autrement signifierait qu’un travailleur social n’ayant aucune connaissance personnelle des faits médicaux d’un cas, et qui fait un signalement à la DPJ sur la base des informations médicales obtenues de médecins ayant travaillé en amont serait, lui, protégé, et pas les médecins qui sont à l’origine du signalement et qui, eux, se sont conformés à la Loi en identifiant et signalant un cas possible de maltraitance.

[99] En substance, les médecins défendeurs plaident que l’immunité de l’article 43 de la Loi s’appliquait à eux et que la cause doit être rejetée, puisque c’est l’effet juridique rattaché à une immunité légale.

4.1.3 NATURE ET BUT DE L’IMMUNITÉ PRÉVUE À L’ARTICLE 43 DE LA LOI EN REGARD DES PROFESSIONNELS VISÉS PAR L’ARTICLE 39 

[100] Au départ, il est primordial de rappeler le but ultime de la Loi et, à ce sujet, le Tribunal en cite les articles 2 et 3 qui se lisent ainsi :

Application 

2. La présente loi s’applique à un enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être considéré comme compromis.

[..]

Intérêt de l’enfant 

3. Les décisions prises en vertu de la présente loi doivent l’être dans l’intérêt de l’enfant et dans le respect de ses droits.

Éléments importants

Sont pris en considération, outre les besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, son âge, sa santé, son caractère, son milieu familial et les autres aspects de sa situation.

[..]

[103] Le Tribunal souligne que les médecins œuvrant en milieu hospitalier entre autres doivent être habités de la sérénité requise pour, avant toute chose, bien soigner les malades et leur consacrer l’essentiel de leurs énergies afin de les soulager, de les traiter et de les guérir si possible.

[104] En parallèle, les médecins ont l’obligation légale, en vertu de l’article 39 de la Loi, de signaler au Directeur les cas lorsqu’ils ont un motif raisonnable de croire que la sécurité ou le développement d’un enfant est ou peut être considéré comme compromis et, à défaut de le faire, ils commettent une infraction et sont passibles d’une amende variant de 250 $ à 2 500 $ en vertu de l’article 134 de la Loi.

[105] Sans une immunité de poursuite, les médecins, pratiquant en collaboration les uns avec les autres dans les hôpitaux, pour enfants en particulier, pourraient perdre la sérénité requise pour accomplir et réaliser la première chose que la société leur demande, soit de bien soigner les malades, cette perte de sérénité faisant en sorte que les médecins, d’une part, pourraient être moins efficaces sur le plan médical au quotidien, au détriment des malades, à cause de gestes défensifs possiblement posés et, d’autre part, ils pourraient être moins enclins à collaborer au sein d’équipes multidisciplinaires d’où émanent des signalements au Directeur provenant de leurs trouvailles médicales.

4.1.4 L’IMMUNITÉ DE L’ARTICLE 43 DE LA LOI S’APPLIQUE AUX TROIS MÉDECINS DÉFENDEURS 

[106] L’immunité contre les poursuites en justice prévue à l’article 43 de la Loi s’applique aux Drs Décarie, Màrton et Bonnin pour les raisons exposées ci-après.

[107] En premier lieu, les demandeurs ont reconnu que les analyses, examens et actes posés par les trois médecins l’avaient été de bonne foi, question qui n’est donc pas en jeu dans la présente affaire.

[108] En deuxième lieu se pose la question, à savoir si l’immunité s’applique aux trois médecins défendeurs compte tenu que ce ne sont pas eux qui, techniquement, ont fait le signalement au Directeur, situation reconnue par eux.

[109] Le Tribunal estime nécessaire d’identifier d’abord le contexte général dans le cadre duquel les médecins pratiquent en regard de la Loi.

[110] Ainsi, le Tribunal traite d’abord de l’Entente multisectorielle décrite ci-après, ensuite du Comité sociojuridique existant à l’hôpital Sainte-Justine, puis du mandat et de la délégation donnés par les médecins à une personne désignée par le Comité sociojuridique pour faire, à leur place, les signalements au Directeur.

[..]

[120] Il ressort de la lecture de ces extraits de l’Entente multisectorielle que la concertation et la collaboration doivent exister entre tous les intervenants institutionnels, soit les ministères, établissements et organismes visés et, de façon concrète sur le terrain, entre toutes les personnes physiques qui œuvrent au sein de ceux-ci, et ce, dans le but d’agir dans les situations mettant en cause un enfant lorsqu’il y a un motif raisonnable de croire que sa sécurité ou son développement est ou peut être compromis.

[..]

[124] Dans le cas des grands hôpitaux pour enfants, la raison d’être de ceux-ci est de prodiguer des soins aux enfants, avant toute chose, et les médecins doivent s’y consacrer avec ardeur et diligence.

[..]

[126] À l’hôpital Sainte-Justine, pour répondre à l’obligation de signaler les cas des enfants lorsqu’il y a un motif raisonnable de croire que leur sécurité ou leur développement est ou peut être considéré comme compromis, un Comité sociojuridique a été mis en place, conformément à l’Entente multisectorielle.

[..]

[148] Il ressort de cette analyse que les médecins spécialistes à l’origine, à la source du signalement de E, en avril 2003, sont les Drs Mercier, Décarie, Màrton, Hamel et Bonnin.

[149] Ils ont, de bonne foi, fait des analyses et examens sur la personne de E, chacun dans son domaine de pratique, puis ils ont croisé et discuté, lors de leurs échanges, les données et résultats obtenus concernant ce cas.

[..]

[155] Les médecins en sont venus, ainsi, à la conclusion que E avait subi probablement un autre traumatisme avant l’accident, possiblement par secouage, lequel venait expliquer certaines de leurs trouvailles, par ailleurs inexplicables pour eux par le seul accident de voiture.

[156] Tout cet exercice, qui fut majeur et fait consciencieusement, et la conclusion que les médecins en ont tirée fit en sorte qu’ils ont eu des motifs raisonnables de croire sur le plan médical, le 10 avril 2003 et par la suite, que la sécurité ou le développement de E était ou pouvait être considéré comme compromis, et le Tribunal est d’accord que de tels motifs étaient justifiés dans les circonstances car ils provenaient de trois médecins spécialistes qui avaient croisé leurs constatations découlant d’examens impliquant trois parties différentes du corps de E, soit le cerveau, les yeux et la colonne vertébrale.

[157] Par conséquent, dès le 10 avril 2003, les médecins n’avaient plus aucun choix sur le plan légal et, en vertu de l’article 39 de la Loi, ils étaient tenus de faire, et ils devaient faire un signalement car, sinon, ils contrevenaient à l’article 134 de la Loi et ils commettaient une infraction pénale par ailleurs.

[158] Ces deux articles de la Loi furent édictés pour obliger les médecins à agir immédiatement et à rapporter au Directeur leurs conclusions au sujet de E afin que le processus suive son cours et pour que la DPJ soit impliquée, sans délai, pour faire enquête et prendre des mesures de protection appropriées, le cas échéant.

[..]

[174] Dans le présent cas, les trois médecins défendeurs ont tout fait en leur possible pour s’acquitter de leur obligation légale de signaler imposée par l’article 39 de la Loi et ils s’en sont acquittés par le biais de la personne désignée qui l’a fait en leur nom, donc pour eux, de telle sorte qu’ils bénéficient de l’immunité prévue à l’article 43 de la Loi pour tous les actes qu’ils ont accomplis de bonne foi dans le cadre de leur travail.

[..]

[203] Le Tribunal juge opportun de rappeler que c’est la DPJ, dans la présente affaire, qui a présenté le dossier à la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse, afin que les droits et obligations de toutes les parties et des personnes impliquées fassent l’objet d’une enquête judiciaire.

[..]

[209] En conclusion, le Tribunal estime nécessaire de rappeler de nouveau le but poursuivi par le Législateur en accordant une immunité aux professionnels, dont les médecins, qui ont, dans l’exercice de leur profession, des motifs raisonnables de croire, et ce de bonne foi, que la sécurité ou le développement d’un enfant est ou peut être considéré comme compromis, et à qui il impose, en contrepartie de cette immunité, l’obligation légale de signaler la situation sans délai au Directeur.

[210] Le but visé est de s’assurer qu’ils ne ferment pas les yeux pour se protéger contre les poursuites judiciaires et que trop de cas de maltraitance puissent passer, ainsi, sous le radar, et ce, au détriment de personnes, soit les enfants, qui sont, par essence, des êtres humains en devenir et à qui on doit donner toutes les chances de réaliser pleinement leur potentiel.

[..]

[221] L’article 43 de la Loi est clair et stipule qu’« Une personne ne peut être poursuivie en justice pour des actes accomplis de bonne foi en vertu des articles 39 ou 42 ».

[222] Or, tel que déjà expliqué, l’article 43 de la Loi s’applique aux Drs Décarie, Màrton et Bonnin en l’espèce et ils n’auraient pas dû être poursuivis en justice pour les actes qu’ils ont accomplis de bonne foi.

Pour lire le jugement dans son intégralité: 500-17-030442-068