Le passage 30

Par Emia

30.Je marchai longtemps par les avenues de la ville ancienne. Près du pont, les rues commençaient de s’animer. Ceux qui avaient passés la nuit à même le trottoir arrangeaient leurs hardes, se coiffaient ou frottaient leur dents avec l’index enduit d’une pâte rouge. Dans un vacarme assourdissant, les marchands remontaient les stores métalliques de leurs échoppes ; passaient des chariots chargés de vivres, des hommes et des femmes portant paniers, cruches et ballots, des écolières en uniforme grenat. Assises en tailleur sur l’étroit rebord d’un muret, des vieilles édentées vendaient à la criée herbettes, baies et condiments ; au loin, sur la berge du fleuve, les hommes procédaient aux ablutions rituelles, s’enduisant de mousse savonneuse, le regard  tourné vers la brume irisée qu’un soleil encore gris commençait  de dissoudre.

Que faire ? Retourner à mon hôtel ? Trouver Thauma ? Ou bien prendre le train pour Illia ? Je cherchais, dans ce qui m’entourait, un signe propitiatoire : là bas, parmi de vagues immeubles, se dressait l’hôtel Xenitia. J’avais faim ; le cofii-shop de l’hôtel proposait sans doute un petit-déjeuner acceptable.

Un portier m’indiqua où me restaurer. Dans une salle qui ressemblait à un réfectoire, je pris place à une table nappée d’un tissu à carreaux rouge et blanc. En suivant distraitement du regard le va-et-vient des employés, j’eus soudain la vision d’un rêve ou d’une sorte de souvenir : dans le ciel d’été d’un bleu turquoise glissent d’opulents nuages. Un vent tiède souffle et remue la poussière. Je me tiens au bord d’une route, près d’une rangée de maisons inhabitées ; tout est paisible ; le temps s’est arrêté.

J’appelais cette vision Pâques en Arcadie. Elle s’était produite pour la première fois quand j’avais six ans peut-être. Mais je n’ai aujourd’hui plus guère de mots pour l’expliquer, à l’exception d’un sentiment de bonheur enfantin aux qualités diffusément sensuelles que seul la notion d’espace résume adéquatement.

Vénéranda s’était appropriée ce lieu dont elle semblait tout connaître. Chacun de ses sourires y plongeait ainsi qu’une lame, le découpant en lanières aiguës – comment dire ? Elle venait et revenait encore, surgie maintenant du cauchemar d’un autre, et il eût fallu être cet inconnu pour savoir le secret de sa survenue ou l’origine de cette poussée qui la précipitait en travers de ma route. Vénéranda m’avait emmenée au cœur de l’effet que rendent les objets, sortes de fermetures (qui ne sont pas des tombes), et en sa présence je me sentais tarir et perdre mes ressources. Comme son influence tyrannique me préoccupait tant et encore, je m’attendais à la voir surgir d’un instant à l’autre – mais il n’en fut rien.

 Sitôt mon petit-déjeuner terminé, je me rendis à la réception du Xenitia afin de réserver une chambre. Située au huitième étage, la pièce surplombait un agencement chaotique de huttes misérables. J’en pouvais voir les toits de tôle pris dans un réseau de venelles désertes, mêlant leurs ombres sombres à l’ombre plus légère de l’hôtel.

Je m’enquis du numéro de kimographe du Ritz. J’essayai d’atteindre Thauma, mais il s’était absenté : je ne désirais pas laisser de message. Je décidai de me rendre à la gare à pied.


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