Kleist et le spectateur-marionnette

Par Contrelitterature

Le principe immobile du théâtre

 

À Ludwik Flaszen

      Comment retrouver le principe immobile du théâtre ?

   Le secret ontologique du lieu  scénique nous fut dévoilé, au tout début du XIXe siècle, dans un petit livre surgi de l’esprit foudroyant d’Heinrich von Kleist : Über das Marionettentheater[1]. Ce texte, écrit à l’orée du romantisme, en 1810, est le récit à la première personne d’un dialogue, sur l’art de la marionnette, entre le narrateur, Kleist, et un danseur nommé « M.C. ». En effet, selon Kleist, seul un danseur peut établir une relation dialogique avec la marionnette.

   Comment se libérer de la force gravitationnelle ? Question d’ordre métaphysique qui nous renvoie à la chute du mythe de la Genèse, à la perte d’un état adamique primordial – la pesanteur étant la conséquence de la chute  provoquée par la faute originelle. C’est dans la « pensée », nous dit Kleist, que réside la faute de l’homme qui a goûté au fruit de la connaissance.

   Kleist suggère, à partir de l’art de la marionnette, un art de la réintégration qui est une redécouverte de la fonction magique du théâtre. En remplaçant l’acteur par la marionnette, il ne conçoit pas un monstre hybride, moitié biologique, moitié orthopédique : il réintègre l’homme dans son unité primordiale, un état d’enfance.

   Où se situe l’âme de la marionnette ? Selon Kleist, le lieu de son âme est dans son centre de gravité. Ce centre est le point d’où naît le mouvement, le principe de la vie. Le lieu scénique de la tragédie se trouve ainsi réincarné dans le corps de la marionnette. Cet art de la réintégration est l’enfance de l’art : on se libère de la loi de la gravitation tout simplement en n’opposant aucune force à la pesanteur. La marionnette suggère un véritable art martial de l’esprit :

   « Tous les membres [de la marionnette] ne sont que des pendules qui suivent la loi de la gravitation, on recherche en vain cette qualité merveilleuse chez la plupart de nos danseurs », commente M.C. qui insiste sur l’importance de la ligne qui suit le centre de gravité de la marionnette dans son mouvement :

   « Cette ligne reste énigmatique, n’étant rien d’autre que le chemin que fait l’âme du danseur, et il doutait fort que le machiniste le puisse  parcourir autrement qu’en s’identifiant au centre de gravité de la marionnette, c’est-à-dire, en d’autres termes, en dansant. »

   L’âme du machiniste coïncide-t-elle avec l’âme de la marionnette ? On pourrait croire que le montreur de marionnette joue le rôle du metteur en scène, mais Kleist s’empresse de dire que, la marionnette idéale une fois réalisée, le travail du marionnettiste devient purement mécanique, « un peu comme si l’on tournait la manivelle d’une vielle ». Où est donc passé le metteur en scène ? Disparu, comme l’acteur remplacé par la marionnette. Dans le texte de Kleist, seuls les deux interlocuteurs existent. Ce sont eux qui empruntent le chemin que fait l’âme du danseur. Or il n’est pas insignifiant de signaler  que leur conversation a lieu en hiver, dans un jardin public et qu’ils sont assis sur un banc. Ils sont  donc assis l’un à côté de l’autre, comme les spectateurs au théâtre, des spectateurs redevenus danseurs, ayant réintégré le lieu axial du mouvement : Kleist a retrouvé dans le centre de gravité du spectateur-marionnette le principe immobile du lieu tragique.

   Comme la « lettre volée » d’Edgar Poe, la clef de l’énigmatique formule de Kleist, « le chemin que fait l’âme du danseur », se trouve dans le passage même où cette formule apparaît :

   « La ligne que doit décrire le centre de gravité serait, certes, en général très simple, et il la croyait, dans la plupart des cas, toute droite. Il paraît que, lorsqu’elle devient courbe, la courbure est au moins du premier degré et, tout au plus, du second ; et même, dans ce dernier cas, elliptique, cette forme du mouvement étant toute naturelle pour les extrémités du corps humain (à cause des articulations). La représentation n’exige donc point du machiniste un très grand art. Vue de l’autre côté, cette ligne reste, par contre, énigmatique, n’étant rien d’autre que le chemin que fait l’âme du danseur […] »

   Dans son étude sur le concept japonais du « Hara », le psychologue Karlfried Graf Dürckheim, après avoir cité in extenso l’explicit des Marionnettes, conclut :

   « Kleist touche au cœur du sujet : pour trouver le vrai centre de gravité, c’est-à-dire le Hara, il faut goûter une nouvelle fois au fruit de l’arbre de la connaissance »[2].

   On rappellera que le texte de Kleist se termine ainsi :

   « – En conséquence, lui dis-je un peu distrait, faudrait-il encore une fois goûter au fruit de l’arbre de la connaissance, pour retomber en état d’innocence ?

   – Sans doute, me répondit-il, c’est le dernier chapitre de l’histoire du monde ».

   Avec cette fin, Kleist désigne la possibilité d’une réintégration de l’être humain à l’état primordial, par rectification de sa propre « faute originelle ». En effet, ce n’est pas tant l’acte de manger le fruit défendu qui provoque la chute mais le fait d’en ignorer la technique de manducation qui permettrait le discernement du « Bien et du Mal ». Or, cette « technique » s’assimile au processus d’acquisition de ce « corps sans organes » prophétisé par Artaud dans Pour en finir avec le jugement  de Dieu[3] :

   « Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté ».

   En effet, la « clôture de la représentation » n’est pas un but en soi, elle suppose l’initiation d’une opération de transmutation qui est le montage du spectateur s’orientant vers sa propre « matière ».

   « Comment se faire un corps sans organes ? »[4] s’interrogent Deleuze et Guattari en reprenant l’expression d’Artaud. L’homme moderne ne conçoit son corps qu’en tant qu’organisme, comme une machine hiérarchisée dont il ne peut décider des fonctions. Bergson[5], en décrivant les outils techniques comme des « organes artificiels », en voyant dans le développement du  machinisme un « prolongement de notre corps », n’a fait que démonter l’appartenance du paradigmatique organique à la pensée technologique.

   L’esprit technicien du cartésianisme considère que l’automate créé par l’homme, la machine, est identique à l’automate créé par Dieu, le corps : le mouvement de ces « machines » analogues s’explique ainsi par la seule « disposition de leurs organes » et non par le chemin que fait l’âme du danseur.

   Le corps sans organes est une machine de guerre qu’Artaud invente, le 28 novembre 1947, contre l’âme raisonnante cartésienne qui se définit comme pensée de l’organisme, c’est-à-dire capitalisation de la connaissance par accumulation, sédimentation, stratification, reproduction :

   « [Les] ennemis ne sont pas les organes. L’ennemi, c’est l’organisme. Le CsO [Corps sans Organes] s’oppose non pas aux organes, mais à cette organisation des organes qu’on appelle organisme »[6].

   La constitution d’un corps sans organes s’assimile pour Artaud au Grand Œuvre alchimique. On retrouve en effet dans l’hermétisme la structure ternaire de l’anthropologie fondamentale. L’Œuvre commence par la mort alchimique, c’est-à-dire par la dissolution (solve) des trois principes que sont l’esprit (Soufre), l’âme (Mercure), le corps (Sel). Ce ternaire est symbolisé par un œuf : le blanc étant l’esprit, le jaune l’âme et  la coquille le corps.

   Deleuze et Guattari d’ailleurs ont repris cette image de l’œuf alchimique pour définir le corps sans organes :

   « Nous traitons le CsO comme l’œuf plein avant l’extension de l’organisme et l’organisation des organes, avant la formation des strates, l’œuf intense qui se définit par des axes et des vecteurs, des gradients et des seuils, des tendances dynamiques avec mutations d’énergie, des mouvements cinématiques avec déplacement de groupes, des migrations, tout cela indépendamment des formes accessoires, puisque les organes n’apparaissent et ne fonctionnent ici que comme intensités pures »[7].

   Cette métaphore de l’œuf révèle le secret de la spatialité doublement spiralée de la « scène » artaudienne, telle qu’elle apparaît dans les écrits du Théâtre et son Double et telle qu’elle perdurera dans la phase ultime du corps sans organes. En effet, le symbole de la double spirale est la projection plane de l’ellipse ovoïde de l’Androgyne primordial ou encore de l’Œuf du Monde. Le symbolisme taoïste figure par le Yin-Yan les deux pôles de la manifestation universelle. Le corps sans organes est donc bien le lieu de la dramaticité pure puisqu’il théâtralise la dynamique antagoniste de la Manifestation : le Ciel et la Terre.

   C’est pourquoi Artaud a reconnu dans la « logique » du processus alchimique l’expression de la théâtralité vraie. Le Soufre, masculin, corporifie les choses (Yang chinois) tandis qu’à l’opposé, le Mercure, féminin, les dissout (Yin chinois), alors que le Sel, contenant la « tincture », potentialise leur union.

   Antoine Faivre[8] a fort judicieusement souligné les ressemblances de l’Art hermétique avec la logique ternaire du « tiers inclus » de Stéphane Lupasco[9]. Le Soufre exerce une action centrifuge, le Mercure une action centripète. Lorsque l’un domine, c’est-à-dire s’actualise, il y a potentialisation de l’autre. Quant au Sel, il est le lieu même où s’opère cette métamorphose.

   La première phase est celle de la dissolution (solve) du Mercure vulgaire qui, dans le symbolisme hermétique, correspond à la psyché, au « moi », principe animateur de l’organisme :

   « Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre CsO, pas assez défait notre moi »[10].

   La personnalité est une construction psychique dont les traits constituent notre « moi ». Cependant ce « je existentiel », s’il est psychique, n’en est pas moins social – et social parce que psychique – puisqu’il est le produit de la culture qui l’érige. Au contraire, l’ouverture de l’esprit à l’infini est un acte que la loi sociale, par envoûtement psychique, s’efforce d’interdire :

   « Et qu’est-ce que l’infini ? / Au juste nous ne le savons pas ! / C’est un mot / dont nous nous servons / pour indiquer / l’ouverture / de notre conscience / vers la possibilité / démesurée / inlassable et démesurée. »[11]

   Le corps sans organes est le corps non institutionnel, celui du poète et du mystique, le lieu dramatique où s’opère le  retournement qui libère le « moi essentiel » – Mercure purifié – des ligatures psycho-physiologiques et qu’il s’agira, dans une seconde phase, de « fixer » (coagula) afin de corporifier l’esprit et de spiritualiser le corps. Car le « moi » qui s’anonymise, renonce à toute volonté « personnelle » et s’abandonne, ainsi qu’un mannequin articulé, à la grâce divine qui s’infuse en lui : c’est la voie apophatique de la docte ignorance qui seule peut nous permettre de « goûter une nouvelle fois au fruit de l’arbre de la connaissance ».

   « – Et quel avantage ces poupées auraient-elles sur des danseurs vivants ?

   – L’avantage ? Avant tout, mon cher ami, un avantage négatif : c’est qu’elles ne seraient jamais affectées. Car on est affecté, vous le savez bien, lorsque l’âme (vis motrix) se trouve en un point qui n’est pas le centre de gravité du mouvement ».

   Le chemin que fait l’âme du danseur dessine une ellipse, Kleist le dit explicitement. Qu’est-ce qu’une ellipse ? C’est un cercle projeté sur un plan oblique dont la projection entraîne le dédoublement du centre en deux foyers. La courbe de l’ellipse comprend deux axes de symétrie : le grand axe, qui est la droite (F’F) joignant les foyers, et le petit axe, perpendiculaire au premier en son centre. La somme des distances d’un point M de la courbe avec chacun des foyers est toujours constante.

   Cette obliquité du plan elliptique entraîne une dissymétrie qui provoque le mouvement. C’est ainsi qu’en plan horizontal, une bille sur un rail circulaire reste immobile mais, dès que le plan s’incline, une différenciation s’opère entre le haut et le bas qui anime la bille : l’ellipse est un cercle vivant.

   Kleist se passionnait pour la Physique et les Mathématiques, il connaissait les travaux de Kepler sur l’astronomie qui, complétant le système de Copernic, annonçaient les lois de la gravitation universelle découvertes par Newton : il savait par conséquent que la terre tourne autour du Soleil selon une orbite elliptique.

   Comme toutes les ellipses, ce plan de l’orbite terrestre – l’écliptique – comporte deux foyers. On sait, grâce aux sciences de l’acoustique et de l’optique, que toute émission partant d’un foyer aboutit à l’autre par réflexion sur la courbe de l’ellipse.  

   Or, dans notre système solaire, l’un des foyers est éblouissant – le Soleil visible – tandis que l’autre foyer – appelé « foyer ponctuel » ou encore « Soleil noir » – est totalement invisible. L’astronomie ne fait que très rarement allusion à ce « double » solaire dont l’existence est pourtant si essentielle pour la compréhension de ce mystère de la gravitation.

   Tout porte à croire que le centre de la gravité que Kleist aperçoit dans la marionnette désigne ce lieu cosmique de l’émergence de la Vie et du mouvement.  Vers les années 20, Oscar Schlemmer, au Bauhaus[12], s’inspirera des intuitions géniales de Kleist. En intégrant les connaissances scientifiques les plus nouvelles dans les mathématiques, l’astronomie, la physique ou la chimie intramoléculaire, il mettra en relation la réalité des corps célestes et la réalité du corps-marionnette. Avant Schlemmer, au tout début du vingtième siècle[13], Edward Gordon Craig, le metteur en scène anglais, avait osé prophétiser l’avènement d’un acteur kleistien transfiguré :

   « L’acteur disparaîtra ; à sa place nous verrons un personnage inanimé – qui portera si vous voulez le nom de Sur-Marionnette, – jusqu’à ce qu’il ait conquis un nom plus glorieux. »[14]

   Ce qui apparaît à travers « le chemin de l’âme du danseur », c’est le circulus du Nom divin, de la structure tétragrammique inscrite dans le ciel de l’orbite terrestre : le Soleil noir, c’est le Père, le « Deus absconditus », tandis que le Fils est le Soleil brillant, le « Sol invinctus », le « Deus revelatus ». Le mystère de la gravitation dévoile le secret du Nom nouveau : les deux « foyers » correspondent au Yod (Y) et au Waw (W), la double lettre Hé représente les deux axes de symétrie et, au centre du croisement des axes, se trouve le Shin (Sh) qui est le centre de gravité auquel aboutit « l’âme du danseur ».

   Le grand mystère est là : comment, dans le monde physique, un pôle invisible, nocturne, peut-il engendrer un pôle visible, un feu éblouissant ? Le processus alchimique qui s’est joué dans le corps d’Artaud, le spectateur-marionnette, est la dramatisation de ce mystère.



[1] Les Marionnettes par Heinrich Von Kleist, traduction française de Flora Klee-Palyi & Fernand Marc, Paris, G.L.M, 1972.

[2]Dürckheim (K. G.), Hara, Le Courrier du Livre, 1974, p. 69.

[3] Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, émission radiophonique enregistrée le 28 novembre 1947. Texte intégral in Œuvres complètes, T. XIII, Gallimard, 1974.

[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, « 28 novembre 1947 – Comment se faire un Corps sans Organes ? » in Mille Plateaux, Les Éditions de Minuit, 1980.

[5] Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, P.U.F., 1932 et 1988, collection « Quadrige », p. 330.

[6] Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 196.

[7] Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 190.

[8] Antoine Faivre, « Pour une approche figurative de l’Alchimie », in Cahiers de l’Hermétisme : Alchimie, Albin Michel, 1978.

[9] Stephane Lupasco, Le Principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, éditions du Rocher, 1987.

[10] Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 187.

[11] Antonin Artaud, Œuvres complètes, T. XIII, Gallimard, 1974, p. 92.

[12] Cf. Oscar Schlemmer, Théâtre et abstraction, traduction d’Éric Michaud, La Cité-L’Âge d’Homme, 1978.

[13] Pour tout ce qui concerne l’histoire de l’art de la marionnette nous renvoyons plus spécialement à l’ouvrage de Maryse Badiou, Sombras y marionetas, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2009.

[14] Edward Gordon Craig, « L’Acteur et la Sur-Marionnette » in De l’art du théâtre, Éditions O. Lieuter, Paris, 1950, p. 72.

(extrait de Alain Santacreu, Au coeur de la talvera, Arma Artis, 2010, pp.173-182.)