Il ne résiste guère plus aux autres procédés de l’apitoiement : le gémissement du violon tzigane, l’oreille piteuse du berger allemand, le sommeil blême du bébé roumain. Attention cependant : si vous voulez tirer de lui les deux euros qui vous manquent, renoncez aux slogans « J’ai faim » ou « Pour manger », qui, toujours affichés par des grassouillets, lui semblent une ironie de mauvais goût.
Paul ne retire d’ailleurs aucune satisfaction morale d’une générosité plutôt subie comme une faiblesse de caractère dans les situations plates.
Une seule fois la Charité lui joua son grand air, sous la baguette d’un maître en fantaisie tendre.
Mais pourquoi faisait-il ce jour-là ses courses dans un hypermarché, puisque le petit arabe du coin lui suffit ? Se croyait-il comme missionné en terre barbare par quelque génie de la renaissance ? Il représenta d’abord à une mère pousseuse de caddie l’indignité de charrier le fruit de ses entrailles entre le pack de bière et le papier toilette : on l’envoya paître. Il se mit en devoir d’expliquer à trois gamins pilleurs de cookies que leur acte constituait une atteinte au contrat social : un geste obscène l’interrompit. Il fit observer à un vieux de son genre qu’on n’abandonne pas un paquet de saucisses au rayon des brosses à dents : « Je t’emmerde ! » Bien résolu à ne plus fréquenter jamais les grandes surfaces, ces concentrés de disgrâce, il allait se mettre en quête d’une caisse à moins de dix articles, quand, au détour d’une gondole de conserves « à profiter », il tomba nez à nez sur sa raison d’être là.
La jeune femme le remercie, mais son regard demeure implorant. « Qu’est-ce qu’il lui faut d’autre, à ce bébé ? dit Paul. Prenez, je vous dirai quand ça suffit. ». Elle s’ensoleilla et le conduisit au département layette : trois bodies, deux grenouillères, deux paires de chaussettes et un bonnet. « Tout augmente, songeait Paul. Ça commence à faire une aumône rondelette…Enfin, je suis sûr au moins qu’on n’ira pas la boire au zinc ! »
Il y eut aussi les jouets –« pour ce que rire est le propre de l’homme »- et Paul trouva qu’un hochet à tête de souris pourrait égayer les heures sombres d’un nourrisson défavorisé. Puis, comme la jeune femme l’entraînait insensiblement vers l’allée des landaus et poussettes, il jugea raisonnable de ne pas laisser tourner plus longtemps la roue de la fortune.
Au passage à la caisse, pour éviter sans doute le regard scrutateur du vigile, la mère courage se serra fort contre son bienfaiteur, et Paul se flattait qu’on pût le prendre pour le grand-père -pourquoi pas le père ? vu l’évolution des mœurs, qui lui parut soudain très naturelle. Comme il rempochait son chéquier, au sourire complice de la caissière, la belle nécessiteuse lui posa un baiser sur la joue, puis s’en fut prestement avec son butin.
Et Paul, en emplissant d’eaux minérales et de biscotes le coffre de sa voiture, souriait encore vaguement à sa rêverie, une de ces chimères qui ne s’attendent pas chez un célibataire senior sous étroite surveillance médicale.
Arion
[première parution mars 2006]