Salle 5 - vitrine 6, côté seine : 2. le relief af 10243

Publié le 25 mars 2014 par Rl1948

          Vous vous posez la question suivante : comment seriez-vous si vous viviez dans un tableau ? Voilà. Vous passez un jour dans un tableau. (...)

Vous allez dans un musée et vous vous dites : aujourd'hui, je vais vivre dans un tableau et que va-t-il m'arriver ? (...)

Donc, pas de spectacle extérieur, mais entrer dedans, essayer d'éprouver ce que les personnages éprouvent. La Vénus de Titien, qu'est-ce qui lui arrive ? Ou l'Olympia de Manet, qu'est-ce qui se passe ? Pas de virtuel ... Le réel, c'est l'acte. L'acte d'art réel.

Le réel, c'est au bout du pinceau, au bout du stylo, du langage, au bout des doigts dans la musique. C'est cela le réel. Tout le reste, ce sont des images.

Philippe SOLLERS

Discours parfait

Paris, Gallimard, Folio 5344,

p. 653 de mon édition de 2011

     En 1972, jeune Enseignant, j'eus l'immense bonheur d'emmener un dimanche d'automne mes Étudiants de l'École Polytechnique de la Province de Liège, dans laquelle j'avais été engagé deux ans plus tôt, au Théâtre Populaire de Reims où, depuis peu, Robert Hossein avait décidé de "faire du théâtre comme on n'en voit qu'au cinéma".

     

     J'avais été sollicité pour cette belle aventure par Paul Soreil, Professeur de Français, dont le fils, Alain, - 20 ans, à l'époque -, s'était inscrit à l'école des comédiens qu'Hossein avait créée l'année précédente, avec évidemment l'intention d'être associé aux projets de mises en scène à venir.

     Pour battre le rappel, nous avions, mon collègue et moi, abondamment sillonné les établissements d'Enseignement de l'entité provinciale : ils répondirent pleinement à notre invitation. De sorte que ce dimanche-là, 17 cars de 50 personnes qui, pour la plupart, n'avaient jamais fréquenté un théâtre, débarquèrent dans la cité rémoise.

     Même si nous n'étions point venus pour visiter les celliers champenois, nous évoluions dans une bulle : les comédiens et Robert Hossein en personne - le beau Geoffrey de Peyrac pour toutes nos étudiantes angéliques - nous offraient un après-midi entier : de spectacle, d'abord, puis de réflexions sur l'art du théâtre en général, sur le métier d'acteur en particulier ...

     Nous avait été réservé pour la circonstance le rez-de-chaussée de la grande salle de la Maison de la Culture André-Malraux, le premier étage étant occupé par tout le matériel d'éclairage.

Point d'autre public !

Que de jeunes Liégeoises et de jeunes Liégeois !

     Au programme, les Bas-fonds, drame en quatre actes de Maxime Gorki.

(Couverture du programme : Les bateliers de la Volga, peinture d'Ilya Repine - 1872)

     Je ne vous ferai évidemment pas l'injure, amis visiteurs, de vous résumer la trame de l'histoire.

     En revanche, si j'évoque pour vous ce matin ce magnifique souvenir de ma carrière naissante, c'est pour épingler l'époustouflante scène finale, d'une puissance qui nous coupa le souffle à tous : des cintres, pendant de longues et longues minutes, sur les notes intenses du O Fortuna des Carmina Burana de Carl Orff, descendent lentement, très lentement, des dizaines et des dizaines de figurants. 

     Métaphores vivantes des rêves alimentaires des exclus de la société russe qui, dans les caves et les sordides bas-fonds, durent se contenter de peu - pour ne pas dire de rien -, chacun, au sein de cet imposant serpent humain semblant sourdre des flancs d'une montagne aride, porte qui un plat, qui une coupe à déguster. Le défilé s'étire pendant une vingtaine d'incroyables minutes ; et les applaudissements enthousiastes du public estudiantin qui suivirent, un peu plus encore tant l'immense émotion qui nous étreignit après une telle représentation théâtrale, marqua à jamais nos mémoires ... et nos consciences.

     C'est, mutatis mutandis, la fulgurante image, l'inoubliable mise en scène de Robert Hossein qu'évoque à mes yeux le bas-relief AF 10243 exposé ici devant nous sur la gauche du panneau central, côté sud, de la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre.

 

    Et de probablement vous interroger : qu'est-ce qui motive cette étrange réminiscence de ma part, cette étrange association d'idées ?

     Une réflexion toute simple, en vérité : semblable défilé de porteurs de mets et de vins, à l'instar des exclus russes, les Égyptiens, dans leur grande majorité, n'en connurent jamais, réservé qu'il était aux résidents du Palais, ainsi qu'aux classes privilégiées des hauts fonctionnaires auliques et des grands sacerdotes affectés aux temples. 

      

      De provenance inconnue, ce long relief de calcaire mesure 131 centimètres de long, 45 de haut et 8 d'épaisseur : il est en réalité constitué de trois fragments, vraisemblablement arrachés, si je m'en réfère au style, à une paroi d'un mastaba de la Vème dynastie, réassemblés ici par collage au ciment, la première cassure intervenant juste devant le quatrième porteur et la seconde, entre le sixième et le septième.

     Inconnues également la manière dont il parvint dans les collections du Louvre - partage de fouilles, achat, don ? -, et sa date d'entrée. Tout au plus puis-je indiquer que dans son Guide-catalogue sommaire, Charles Boreux, un temps conservateur de ce Département des Antiquités égyptiennes, le répertorie en 1932.

     Vous aurez noté qu'il accuse également quelques autres déprédations :

(© C. Décamps)

des éclats au niveau du texte hiéroglyphique du registre inférieur ; la disparition de la fine couche de plâtre, obérant la compréhension que nous aurions pu avoir de la partie supérieure droite du registre médian ; la perte d'une moitié d'un (dernier ?) personnage nous obligeant à conjecturer quant à la composition intégrale de ce défilé de serviteurs probablement important dans la mesure où, sur la gauche du registre supérieur, quatre autres, dont seul le bas des jambes nous a été conservé, figuraient eux aussi dans cette procession.

     Outre la préservation de l'ocre rouge pour les corps des personnages et du noir pour leurs cheveux, avec un peu d'attention, en vous approchant du monument, vous remarquerez que d'autres traces de sa peinture d'origine subsistent ça et là, soit franchement, soit par petites touches : ainsi le bleu de la grappe de raisins démesurée au-dessus de la table en vannerie que soutiennent les deux premiers hommes se retrouve-t-il  au niveau de la collerette du vase que présente le sixième et du premier signe hiéroglyphique visible au registre inférieur ; ainsi le vert de l'aile d'un volatile dans la main du quatrième homme fut-il également appliqué au hiéroglyphe carré sous la jambe avancée du troisième ; ainsi le jaune, à peine discernable, orne-t-il le motif gravé à gauche de ce carré et le papillon sous les pieds du sixième porteur.

     Mais que viennent donc proposer ces zélés serviteurs à leur défunt maître ? Ou, pour m'exprimer autrement : de quels types de victuailles le propriétaire de la tombe espérait-il bénéficier dans son éternité post-mortem en faisant ainsi représenter en léger relief peint sur une des parois semblable théorie d'offrants ?

     Les deux de gauche, le premier se retournant vers son coéquipier, s'apprêtent à déposer une table sur laquelle s'amoncellent une laitue romaine étrangement disproportionnée comme, dans une moindre mesure, le sont aussi d'ailleurs les trois pains - deux coniques encadrant un oblong -, la grappe de raisins bleus et la botte, probablement d'oignons.

     L'homme qui les suit directement s'avance un bouquet de fleurs de lotus dans une main et un plateau de pains que, de l'autre, il maintient sur son épaule. Le quatrième serviteur empoigne vigoureusement les ailes d'un canard manifestement peu confiant dans son destin à venir et, de la main gauche, soutient un vase à hauteur de l'épaule. C'est avec un imposant panier en équilibre contre sa nuque et dont la déterioration de la pierre nous prive éventuellement d'en connaître le contenuque le suivant lui emboîte le pas, tout en tenant une cuisse de boeuf de l'autre main.Le sixième personnage, l'antépénultième de ce cortège, ne se présente qu'avec deux grands récipients : la superbe cruche à bec à collerette bleue à laquelle j'ai très brièvement fait tout à l'heure allusion, qu'il maintient dans sa paume droite, alors qu'à gauche, près de l'épaule lui aussi, il porte un second vase. Le septième et avant-dernier porteur s'avance avec une petite pièce de viande qui semble emballée, tout en soutenant le même vase que le quatrième homme. Quant au dernier, et d'après le peu que nous en voyons, il apporte une oie troussée, idéalement prête pour la cuisson.          

     Certains d'entre vous, fidèles d'EgyptoMusée depuis sa création, auront bien évidemment relevé les quelques symboles émaillant cette abondance de victuailles aux fins d'assurer au mort une régénérescence certaine pour sa propre éternité : la laitue romaine, à propos de laquelle j'aurai prochainement l'opportunité de vous entretenir ; les fleurs de lotus et le canard dont j'ai déjà souligné les connotations sexuelles avérées ; enfin, dans le même esprit, l'oie.

     En définitive, que suis-je en train de vous expliquer là, amis visiteurs ?

     Qu'il vous faut considérer la figuration de ces offrandes alimentaires sous un double aspect : l'image valant réalité, certes, le défunt est grâce à elles assuré de se nourrir dans sa nouvelle vie. Mais pour qu'il puisse en bénéficier, pour qu'il puisse (re)naître dans l'Au-delà après sa mort ici-bas, à l'instar du soleil et des étoiles qui, chaque jour, réapparaissent, faut-il encore que soient présents dans la tombe, des marqueurs sexuellement connotés : en effet, pour que naissance il y ait, acte de procréation il doit préalablement avoir.

     Et ce sont certaines plantes et certains volatiles qui, de manière plus celée que franchement affichée, jouent ici ce rôle primordial d'invites sensuelles, garantissant par leur iconographie ou leur évocation sa propre régénération à jamais réitérée.

BIBLIOGRAPHIE

ZIEGLER Christiane
1990,Catalogue des stèles, peintures et reliefs égyptiens de l’Ancien Empire et de la Première Période Intermédiaire, Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, pp. 286-9.