Daisy Kwok

Publié le 25 mars 2014 par Ancre_de_chine

Si les Kwok n'avaient pas été cantonnais, ils se seraient appelés Guo. Si le père Kwok n'avait pas été un homme d'affaires avisé, il n'aurait pas quitté l'Australie pour venir s'installer à Shanghai avec toute sa famille en 1918 pour y ouvrir le magasin le plus somptueux et le plus grand de la ville (le magasin existe encore de nos jours, propriété de l'état); le magasin a immédiatement attiré une clientèle nombreuse sur Nanjing Lu, les vendeuses étaient jolies, on papotait dans son salon de thé et on se trémoussait au dancing, tout dans le même bâtiment. Leur fortune provenait directement de George, né en 1883 à Zhuxiuyuan dans la province du Guangdong, qui avait suivi son frère aîné à Sydney à l'âge de 16 ans. Les Kwok, qui avaient ouvert un magasin de fruits au centre-ville de Sydney, sont devenus des leaders de la communauté chinoise australienne. George soutenait à distance le Dr Sun Yat-sen, qui l'a invité en personne à revenir en Chine.

Allée 24, Bâtiment 5, Lixi Lu (Rue de Lucerne)
dans le quartier de Changning, une enclave de villas démesurées
et décaties par plus de 80 années de vent, de soleil, de pluie.

Née en 1908, Daisy avait neuf ans quand ils sont arrivés à Shanghai. Elle ne parlait pas un mot de chinois puisque jusque là elle avait vécu dans les faubourgs de Sydney. C'est dans la prestigieuse McTyeire School for Girls qu'elle a été scolarisée en anglais. Pendant quelque trente ans, sa vie a été une vie de princesse à Shanghai, bien qu'elle ait suivi les cours de l'université Yenching pour obtenir une license en psychologie en 1934. "Je suppose que nous étions riches, toute le monde le disait, moi je n'en sais rien, je ne me suis jamais préoccupée d'argent," a-t-elle déclaré lors d'une interview. "J'ai été élevée ainsi. Tout faux, bien sûr." A la mort de son père, elle est devenue co-propriétaire de la compagnie du défunt. Sa vie dans les années 30 était comparable à celles des jeunes, beaux et riches que l'on trouve de nos jours : derniers vêtements à la mode, sorties dans les restaurants réputés. Elle a même ouvert une boutique de mode avec une amie proposant des tenues pour une clientèle cosmopolite.

La famille Kwok comprenait 10 enfants et 24 domestiques.
Sur cette photo prise sur la pelouse devant la maison,
on voit 18 membres de la famille, le patriarche en blanc.

C'était la plus belle fille de Shanghai, la plus riche aussi. On l'a fiancée au moins cinq fois. On courtisait cette quatrième fille de la famille Kwok, elle a même eu un prétendant qui avait menacé de se tirer une balle si elle ne l'épousait pas. Son mari, c'est elle qui l'a choisi, un jeune ingénieur diplômé du MIT de Boston, Woo Yu-hsiang, de bonne lignée mais sans fortune. Leurs fiançailles ont eu lieu à la maison, plus de cent tables dressées sur la pelouse de la Rue de Lucerne.

L'architecte suisse Luthy, qui a donné à la rue son nom,
avait gardé une pièce pour sa maîtresse, à l'abri des regards.

Les Japonais sont arrivés... puis repartis. Les Nationalistes ont eu leur moment de gloire et, en 1949, les Communistes sont arrivés et ont mis une fin à la vie facile de la classe aisée. Le magasin de Nanjing Lu a été fermé. Toute la famille de Daisy, des oncles, des cousins, des frères, tous sont partis pour les USA et Hong Kong où la succursale du magasin continuait à prospérer. Daisy et son mari ont décidé de rester à Shanghai, leur compagnie d'instruments scientifiques commençait à marcher, ils n'avaient pas envie de tout recommencer ailleurs, en tous cas pas immédiatement. En outre, l'époux de Daisy était enthousiaste à l'idée de développer l'économie de la nouvelle nation. Mais il écoutait la radio américaine pour se tenir au courant des résultats de baseball, ce qui a éveillé des soupçons sur sa loyauté. Une enquête a révélé qu'il jonglait aussi avec des monnaies étrangères. On l'a accusé d'être un capitaliste et emprisonné, à Tilanqiao (l'Alcatraz de l'Orient) où il est resté trois ans avant d'y mourir en 1958, sans revoir sa femme et leurs deux enfants.

La maison des Kwok a été subdivisée en chambres
pour de nombreuses familles (jusqu'à 24 ont occupé la résidence principale),
des cuisines installées dans le patio,

D'abord, Daisy a travaillé comme secrétaire, mais quand son mari et sa famille ont été accusés, elle a dû être rééduquée par le travail, dans des usines, des fonderies, en construisant des routes, puis dans des camps à creuser des toilettes, à peler des légumes. "Je voulais être la meilleure nettoyeuse de toilettes ou celle qui pelait le plus de navets. J'ai beaucoup appris. Une de mes tâches était de couper les feuilles extérieures de choux en provenance du nord qui devaient être exportés vers Hong Kong. Malgré les gants de coton recouverts d'une autre paire en laine, puis de gants en caoutchouc, mes doigts étaient gelés à la fin de la journée de travail, ce qui a causé l'arthrite dont je souffre maintenant. Regardez, mes doigts sont déformés. je ne peux plus tenir des objets fermement," a-t-elle expliqué peu avant de décéder.

Beaucoup d'anciens privilégiés n'ont pas supporté le changement de fortune, beaucoup se sont donné la mort. Pas Daisy, elle a accepté, elle voulait voir, elle voulait vivre. Elle était courageuse, forte et persévérante, vivant avec moins de 6 yuans par mois avec ses deux enfants, ne pliant pas l'échine sous les critiques. Elle avait été le témoin de grands changements, elle pouvait raconter des histoires étonnantes, de kidnapping, de raids dans des tripots du vieux Shanghai, des camps de la nouvelle Chine.

Daisy pose devant "sa" maison.

La maison Kwok, malgré son âge, a conservé
toute son élégance


Dans les 25 dernières années de sa vie (elle est morte à 89 ans), elle a enseigné l'anglais et a passé son temps à lire et faire des confitures. Elle aimait servir du thé à ses invités, dans des tasses ébréchées, mais avec l'élégance et la grâce de la princesse de Shanghai. J'ai cru comprendre qu'elle était retournée vivre à Lixi Lu, une chambre, la cuisine et la salle de bain partagées avec cinq autres familles.(musique Benny Goodman, Poor Butterfly)
Si nous n'étions pas allés explorer une partie de Changning jamais je n'aurais eu la chance de "rencontrer" cette princesse déchue. Quel destin !

Un livre (que je n'ai pas lu) racontant
la vie de Daisy Kwok a été traduit en anglais :
Chen Danyan, Shanghai Princess,
Better Link Press (2010)