Le vote électronique, pour ou contre ?

Publié le 29 mars 2014 par Sylvainrakotoarison

Quand le modernisme ne fait pas bon ménage avec la transparence, il vaut mieux en rester aux méthodes traditionnelles.

Depuis un peu moins d’une dizaine d’années, certains électeurs, très minoritaires, votent à l’aide d’une machine à voter. Ou plutôt d’un ordinateur à voter. Cela s’appelle "vote électronique". Le sujet n’est pas nouveau mais reste d’actualité avec les élections municipales et les élections européennes.

Acquis chèrement par des municipalités qui se veulent "modernes" (de l’ordre de 5 000 euros HT), ces appareils permettent aux citoyens de voter au moyen de petites touches, comme sur un clavier d’ordinateur, sans passer par l’urne et des bulletins matérialisés par des feuilles de papier.

Généralement, la bonne foi des élus dans cette modernisation n’est pas à mettre en doute et il n’y a pas de couleur politique spécifique puisque cela concerne aussi bien des municipalités de "droite" que de "gauche" (ou de "sans étiquette"). Le Ministère de l’Intérieur édicte depuis 2003 une réglementation assez précise sur les appareils acceptables et les agréments de sécurité nécessaires à leur mise en service.

Mes propos ne sont pas impartiaux (je suis contre le principe du vote électronique, autant annoncer la couleur tout de suite) mais je vais quand même tenter d’en faire une présentation objective et la plus factuelle possible. C’est d’ailleurs le factuel qui m’amènera à conclure de la sorte.

Quels sont les avantages du vote électronique ?

1. La rapidité. Surtout celle du dépouillement que de l’opération de vote elle-même, car les premières expériences en 2007 ont été assez chaotiques, les gens ayant du mal à lire l’écran, à comprendre ce qu’il fallait faire, etc., si bien qu’il y a eu des queues malgré la faible participation. Cela dit, c’est une question d’habitude qui est réglée avec l’expérience.

2. La fiabilité. L’informatique ne peut pas se tromper. Au contraire d’un dépouillement humain jamais à l’abri d’une défaillance (je parle ici dans un cas de bonne foi, je ne parle pas des fraudes éventuelles, mais simplement d’erreur humaine dans les manipulations).

3. Quant aux fraudes, il est plus dur de frauder comme on pourrait le faire avec les bulletins papier. Plus de chaussettes de secours, plus de réserves de voix matérielles.

4. C’est un bon moyen de réduire l’abstention. Pour l’instant, ces machines ne sont que dans les bureaux de vote, mais on pourrait imaginer l’extension du vote électronique sur Internet (comme c’est déjà le cas dans certains scrutins, notamment ceux des Français de l’étranger, ou les élections professionnelles). Pouvoir mobiliser les électeurs sur leur smartphone pourrait renforcer la participation électorale, grâce à cette prime à la paresse, même ceux qui partiraient pêcher pourraient voter. Évidemment, cela nécessiterait d’avoir accès à Internet ou à un téléphone mobile. De plus, cela ne garantirait plus un vote libre, puisqu’il n’y aurait plus d’isoloir et un risque de pression dans l’environnement social de l’électeur.

5. Réduction des frais de matériel électoral. Pas de bulletin papier à imprimer. Cela signifie une plus grande ouverture de l’élection puisque ces frais sont à la charge des candidats et ne sont remboursés qu’à partir d’un certain seuil de nombre de voix. La suppression de ces frais permet à des personnes pauvres et n’appartenant à aucun parti de se présenter. Les candidatures sont donc plus ouvertes.

6. Conséquence écologique positive : l’absence d’impression des bulletins améliore évidemment l’environnement, élimine la pollution provoquée par la fabrication du papier, réduit la destruction des forêts etc.
7. Réduction des besoins humains. Dans certaines communes, il est parfois difficile de trouver des bonnes volontés pour devenir des assesseurs, faire voter, dépouiller, etc. Le vote électronique réduit le besoin en ressources humaines.

8. La prime à l’innovation. Il y a pour une frange de personnes l’idée que le progrès doit se faire avec les nouvelles technologies. Ce sont elles qui achètent les nouveautés sur le marché. Le vote électronique concourent à ce renouveau technologique, même si la modernité n’est pas a priori un argument en elle-même.

9. À partir du moment où il est possible de faire voter tous les citoyens avec peu d’organisation (par smartphone ou ordinateur), il serait matériellement possible de multiplier les référendums, d’initiative locale mais aussi nationale. Certes, c’est très réglementé (par la Constitution) mais rien n’empêcherait les instituts de sondage de sonder de cette manière la population, ce qui aurait une valeur nettement plus sérieuse (et solide) que leurs enquêtes d’opinions avec des sous-échantillons souvent peu représentatifs.


J’ai énuméré de nombreux avantages pour laisser une certaine part d’objectivité mais l’autre colonne me paraît bien plus "lourde" de conséquences.

Quels sont les inconvénients du vote électronique ?

1. Techniquement, il y a la possibilité informatique d’associer l’identité de l’électeur à la nature de son vote. Le vote doit rester secret, c’est la B.A. BA de la démocratie pour choisir hors de toute pression. Or, même si c’est interdit, rien n’empêche techniquement cette association par un moyen ou un autre. Alors qu’avec le vote papier, on peut voir évidemment le bulletin se glisser dans l’urne mais une fois l’urne ouverte, la position du bulletin sera impossible à retrouver par rapport à l’ordre des électeurs (cet ordre, en revanche, est connu sur la feuille d’émargement).

2. L’ordinateur de vote fonctionne grâce à un logiciel agréé. Mais rien ne prouve qu’un virus ne puisse être intégré d’une manière ou d’une autre (avec les boîtiers CPL, on peut relier un appareil au réseau Internet grâce aux fils d’alimentation électrique). Ce virus pourrait donc facilement frauder : au profit soit du pouvoir en place, soit des organisateurs du scrutin (l’équipe municipale), soit de la société qui a conçu ou fourni l’appareil ou le logiciel (principalement des sociétés américaines), soit encore, plus généralement, d’un hacker qui a un peu de connaissances en informatique.

3. Cela va décourager ceux qui sont rétifs à l’innovation. La frange de la population dite "ringarde" qui refuse les nouvelles technologies (et qui n’a pas encore de téléphone portable ni de carte bancaire, par exemple). En particulier, les personnes âgées qui peuvent paniquer à l’idée de changer les habitudes. C’est un élément plus psychologique que matériel, mais qui compte, même si, dans l’ensemble, les personnes âgées se sont mises plus vite à l’euro que la population active car elles avaient eu le temps de s’y préparer.

4. Il est impossible à l’électeur d’être sûr qu’il n’y a pas fraude. Que ce soit pour la personne très compétente en informatique comme pour celle qui n’a aucune compétence, elle devra faire confiance totalement et aveuglément au fournisseur de l’appareil, à la société qui l’a agréé et à ceux qui sont chargés de la mettre en service (la municipalité).

Au contraire du vote papier où il est possible de suivre toutes les opérations de A à Z et, en cas de comportements bizarres, de le noter sur un procès verbal. L’urne transparente est mise en service publiquement, vide, à l’ouverture du vote. Pendant toutes les opérations de vote, son contenu est visible. Puis, à la fermeture du vote, l’urne est vidée publiquement, les bulletins sont répartis parmi les assesseurs publiquement (un qui décompte un tas, un qui l’observe) devant les scrutateurs. Enfin, une fois les totaux réalisés et vérifiés (double comptage avec la liste d’émargement), les résultats du bureau de vote sont communiqués publiquement à la préfecture. Et à la préfecture, ces résultats sont communiqués au Ministère de l’Intérieur pour les comptages nationaux, si bien qu’un électeur quelconque, seul, par sa seule présence, est capable de voir si tout s’est bien passé à chaque étape du processus électoral.

Avec le vote électronique, il est impossible d’être sûr que son vote a été pris en compte. Il est impossible de suivre le trajet des électrons dans les fils conducteurs (ou des photons dans les fibres optiques). Il est impossible de savoir si, à l’intérieur du bureau de vote ou même lors de sa transmission informatique à la préfecture, ce flux d’électrons ne subit pas un piratage, un détournement dans un but de fraude.

5. Le corollaire, c’est qu’il est impossible d’instruire une fraude électorale avec un vote dématérialisé, tout simplement qu’il est impossible d’établir une preuve sans élément matériel tangible.

6. Autre corollaire plus psychologique : l’impossibilité de vérifier la sincérité du vote peut rendre certains électeurs paranoïaques, suspicieux, dubitatifs etc. en renforcer la contestation en légitimité des élus.

7. Seconde dimension psychologique : le vote papier obéit à un rituel républicain qui, finalement, est essentiel dans une démocratie. C’est l’équivalent de l’eucharistie lors d’une messe. On peut certes changer la liturgie (avec le passage à la machine électronique) mais on supprime quand même l’élément majeur de rassemblement, les opérations de dépouillement et de communication des résultats, où généralement les électeurs se regroupent pour avoir une idée de l’élection. La dématérialisation déshumanise le dépouillement, au même titre que le téléphone ou l’ordinateur peuvent réduire les rencontres en chair et en os.

8. La machine à voter remet de l’opacité là où, au contraire, on avait introduit de la transparence lorsqu’on avait abandonné les urnes en bois pour des urnes en verre. Seules les personnes compétentes en informatique ou celles capables de payer un expert en informatique pourraient être certaines que la machine fonctionne bien et qu’il n’y a pas de risque de fraude. La complexité technique n’est pas accessible à tous les électeurs, qui se retrouvent ainsi dans une situation inégale face au processus électoral.

9. Et justement, comme pour n’importe quel enjeu de sécurité informatique, il n’y a pas de sécurité à 100%. Donc, il y a toujours un espace possible accessible au piratage, au profit d’une organisation ou même par simple jeu et défi. Mais même sans piratage, cela signifie qu’il n’y aurait aucun bug dans le logiciel (certes vérifié), que la machine ferait exactement ce qu’on lui a demandé. Que ceux qui n’ont jamais eu envie, une seule fois, de jeter leur ordinateur contre un mur lèvent la main ! Ceux qui travaillent dans la technologie, quelle soit moderne ou même traditionnelle, savent que la fiabilité des machines n’est jamais égale à 100%. Si cela avait été le cas, il y aurait 40% d’accidents d’avion en moins. Le bouclier anti-missile nucléaire décidé par Ronald Reagan (la guerre des étoiles) fut en ce sens une simple escroquerie intellectuelle, car il suffit qu’un seul missile ennemi puisse passer à travers les mailles du bouclier pour rendre totalement inefficace ce bouclier. Si la machine se trompait par bug, incrémentait le mauvais candidat, quelles seraient les moyens de le savoir ? Aucun.

Et c’est là que le sujet devient intéressant.

Car les informaticiens sont les mieux placés pour comprendre les enjeux du vote électronique. Souvent, d’ailleurs, les pétitions contre ce moyen de vote émanent d’informaticiens chevronnés qui savent qu’il est impossible de fournir un système absolument sans faille. D’autres, au contraire, sont piqués au vif, comprennent bien les inconvénients, et cherchent ainsi, par défi et goût du challenge, des moyens techniques pour répondre à ces réfutations, remédier aux défauts soulevés.

Quels sont les moyens pour vérifier le vote ?

1. Il y a un moyen simple. En même temps que l’opération électronique, la machine imprimerait le bulletin choisi et l’électeur le mettrait dans une enveloppe classique (anonyme) et la glisse dans une urne classique (transparente). Ainsi, il y aurait deux possibilités de décompter les votes, électronique et manuelle. Sauf que… rien ne dit que l’électeur mettrait réellement le bulletin imprimé dans l’enveloppe, il pourrait ne rien mettre, mettre un autre bulletin qu’il aurait imprimé auparavant etc. ou même refuser de mettre l’enveloppe dans l’urne (on ne pourrait pas l’obliger), or, il aurait déjà voté électroniquement. Et puis, si c’est pour revenir au vote papier, autant supprimer le vote électronique. Certains proposent : seulement quand il y a contestation, on peut compter les votes papier. Sauf qu’il n’y aurait aucune raison de savoir quand il faudrait contester ou pas avec le vote électronique.

2. Autre moyen, fournir la mémoire initiale qui décompte électroniquement les votes répartis sur chaque candidat en plusieurs exemplaires, par exemple, à chaque représentant des candidats. Si les résultats sont identiques, cela signifie qu’il n’y a pas eu fraude après le décompte. En revanche, un virus pour contaminer l’ordinateur de chaque représentant.

3. Le moyen le plus sûr de savoir que son vote est pris en compte, c’est une sorte d’accusé réception concernant son vote. Comme lorsqu’on achète un produit avec le ticket de caisse. Ainsi, il y a une preuve matérielle de la nature de son vote. En cas de contestation, l’ensemble des électeurs d’un bureau de vote pourrait ainsi fournir leur récépissé et faire recompter manuellement. Sauf qu’encore une fois, cela signifierait qu’il faudrait savoir qu’il y a contestation : sur quelle base pourrait-on penser que la machine serait en défaut ?

La preuve matérielle de son vote

Cette troisième solution est beaucoup plus pernicieuse qu’on pourrait le penser. Détenir une preuve de son vote est un élément antidémocratique. Certes, avec le vote papier, on pourrait presque prouver pour qui on a voté en montrant les autres bulletins non choisis qu’on aurait gardés dans sa poche, sauf qu’on aurait pu prendre en deux exemplaires le bulletin qu’on a glissé dans l’urne.

Détenir une preuve de son vote, c’est être à la merci de groupes de pression qui pourraient imposer ou encourager un vote intéressé, avec la preuve comme résultante à une compensation quelconque. Ce serait un moyen facile et discret d’achat de voix, tout simplement.

L’analogie avec la sécurité bancaire

Les personnes séduites par le vote électronique peuvent cependant argumenter sur le fait que la sécurité des machines à voter est du même ressort que la sécurité bancaire. En utilisant un guichet automatique avec sa carte bancaire, on n’est pas à l’abri de pirates et autres fraudeurs. Certes. Mais l’utilisateur a un moyen simple de savoir si tout se passe bien ou pas, en consultant tout simplement son compte bancaire. Or, cette opération est impossible pour l’électeur, puisqu’il ne connaît pas le vote de ses concitoyens. Je reviens à la même fin, on ne peut pas savoir s’il faut être mis en alerte ou pas.

Avoir confiance

C’est là le maître mot du vote électronique. Il faut avoir confiance. Confiance en la technologie (elle ne se trompe pas, elle). Confiance à la société qui a conçu, fourni la machine, le logiciel. Confiance à la société qui a agréé la machine. Confiance au Ministère de l’Intérieur qui a agréé la société d’agrément. Confiance à la municipalité qui l’a mise en service. Confiance aux liaisons numériques qui acheminent les résultats.

Bref, il faut avoir un peu trop confiance à un peu trop de monde qui aurait intérêt à modifier les résultats, pour qu’un électeur puisse être confiant en la sincérité du vote. Or, cette confiance en la sincérité du vote est l’un des fondamentaux essentiels d’une démocratie. On peut le voir en Corée du Nord (qui a "voté" le 9 mars 2014), en Iran, en Égypte, etc. Lorsqu’un scrutin est suspecté de ne pas être sincère, il n’y a pas de légitimité.

De plus, dans une société comme la France où le personnel politique bénéficie à peu près de la même marque d’estime que les prostituées, c’est un peu étrange de vouloir extorquer aux électeurs une confiance qu’ils ont perdue depuis longtemps aux protagonistes d’une élection (les candidats).

Dans le Code électoral, le seul moment où la confiance est évoquée, c’est lorsqu’il y a procuration. L’électeur délègue son vote à "une personne de confiance", en lui indiquant quel candidat elle devra voter à sa place, mais l’électeur n’aura aucune possibilité d’être sûre que son mandataire aura voté effectivement selon ses consignes. Il lui a fait confiance.

L’indétermination d’Heisenberg

On pourra toujours imaginer des solutions techniques pour renforcer la sécurité et éviter les failles, avec des certificats de sécurité etc., mais on ne pourra jamais garantir à 100% l’absence totale de faille (impossible).

En somme, il y a, avec le vote électronique, une incompatibilité congénitale entre la vérification de la sincérité du vote et le secret du vote. Même si des solutions informatiques répondaient au mieux aux différentes contestations sur le vote électronique, elles ne pourraient pas éliminer cette incompatibilité.

Le vote est donc bien une question d’éthique et de philosophie, et pas de technique.

Si le Conseil Constitutionnel a donné des avis plutôt favorables sur le sujet (le 31 mars 2007, il a considéré le vote électronique conforme à la Constitution et légal depuis 1969), aucun nouvel agrément n’a été délivré depuis 2007 et le nombre de communes utilisatrices du vote électronique a chuté de 82 en 2007 à 64 en 2012, faisant descendre le nombre d’électeurs concernés de 1,5 à 1 million.

Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (29 mars 2014)
http://www.rakotoarison.eu

Pour aller plus loin :
Sommes-nous dans une dictature ?
La réforme des scrutins locaux.
Élections municipales 2014.
Élections européennes 2014.
Faut-il supprimer l'élection présidentielle ?

 


http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/le-vote-electronique-pour-ou-149999