L’interprète, artiste tragi-comique

Publié le 29 mars 2014 par Stéphan @interpretelsf

Faut-il s’étonner que le terme "interprète" désigne à la fois :
- une personne qui traduit les paroles d’un orateur, ou le dialogue de deux ou plusieurs personnes ne parlant pas la même langue et qui leur sert ainsi d’intermédiaire ;
- une personne chargée de faire connaître les intentions, les désirs d’une autre ;
- un artiste qui joue un rôle ou un morceau de musique en traduisant de manière personnelle la pensée, les intentions d’un auteur ou d’un musicien.
(source : CNRTLhttp://www.cnrtl.fr/lexicographie/interprète )

Sans doute pas car il suffit de regarder (ou d’écouter) un interprète travailler pour constater, dès lors qu’il traduit le discours d’une personne pour une ou plusieurs autres personnes, qu’effectivement il joue un personnage, il "endosse" un rôle où il n’est pas responsable de propos qu’il ne fait que transmettre, ainsi que le ferait un comédien sur une scène de théâtre.

L’une de mes collègues, Anne Dubois, dans son mémoire de fin d’études définit le rôle de l’artiste interprète comme suit :
"Le comédien devra faire du langage de l’auteur le sien propre, l’assimiler et le rendre concret, lui donner chair, voix et vie. Cela implique non seulement la mémorisation du texte et sa restitution fidèle mais également tout le sous-texte, ce qui n’est pas dit, ce qui est sous-entendu, ce que le personnage pense, le lien entre sa pensée et ses paroles, entre sa pensée et ses gestes. Car l’art du comédien est de restituer également tout l’aspect non-verbal."

Puis, à propos de l’interprète en langue des signes, elle note :
"Il doit endosser les émotions du locuteur s’approprier son discours, comprendre rapidement son intention, ce qu’il dit et qu’il sous-entend et ce qu’il ne dit pas (le sous-texte du comédien). Il doit choisir le niveau de langue et le lexique qui correspondent et comme pour le comédien, idéalement, les mots et gestes devraient sembler être créés sur le moment, sortir naturellement. C’est un comédien qui alterne rapidement les prises de rôle, utilisant tantôt la voix, tantôt les gestes. (…) Il doit garder tous ses sens en alerte et les mettre au service de la prestation. Sa performance ne s’arrête pas là : il doit prêter sa voix au locuteur Sourd en utilisant les intonations, la respiration et des gestes, au locuteur entendant avec les expressions du visage que pourrait avoir l’Entendant s’il était Sourd. Chaque locuteur devant idéalement avoir l’impression de converser avec une personne parlant la même langue que lui."

Créature dont l’effacement est la condition nécessaire et tragique du succès de sa tâche, l’interprète devient l’autre, celui qui parle pour se faire oublier de tous. Situation paradoxale pour un interprète en langue des signes, nécessairement visible pour être compris mais qui se doit d’être le plus transparent possible, tandis qu’il joue les deux rôles, le locuteur entendant et le locuteur sourd, tel un comédien à qui on soufflerait le texte au fur et à mesure. Il n’existe plus en tant qu’individu, mais en tant qu’interprète.

[ Cette nécessité pour l'interprète en LSF de devenir l'autre est facilitée par l'originalité de la langue des signes car cette dernière "donne à voir" notamment via ce que les linguistes nomment "transferts" ou "prises de rôle". Par exemple, l'analyse des transferts de personne met en évidence la capacité du locuteur à entrer dans la peau des protagonistes de l’énoncé (personne, animal, objet). Le locuteur devient l’entité dont il parle. Si ce thème des transferts vous intéresse je vous conseille  la lecture de l'article de Marie-Anne Sallandre : Va et vient de l’iconicité en langue des signes française ]

Dans ce processus d’identification il n’est alors que l’interprète des mots des autres, sans opinion propre et sans avis personnel, ne participant pas, bien sur, à la discussion. En cela, il se conforme à son code déontologique qui stipule qu’il se doit d’être neutre et fidèle dans son travail.

Françis Jeggli (interprète F/LSF et formateur en master d’interprétation) s’est également intéressé à ce thème dans un article du journal de l’AFILS : "L’interprète va essayer de rendre non seulement la pensée et le vouloir dire du locuteur original mais aussi son ton, ses émotions et pour pouvoir faire les anticipations nécessaires à toute interprétation simultanée, il essaiera presque, de façon plus ou moins consciente, de penser comme lui afin de deviner au plus juste les paroles qui vont être prononcées."
Approfondissant son hypothèse, il parle même "d’incorporation" : ce n’est plus l’interprète qui entre dans la peau d’un personnage, mais le personnage qui possède l’interprète :
"Il est en nous. (…) On s’aperçoit alors que l’anticipation marche à cent pour cent. On est tellement sur la "même longueur d’ondes" que c’est presque lui, en nous, qui pense le discours avant de le dire."

Phénomène rare, durant lequel on a réellement le sentiment d’être habité par l’autre, de sentir et comprendre ses pensées avant même qu’il ne les exprime.
Dans cette situation, l’interprète n’est plus, il n’existe plus en tant que sujet pensant autonome, il s’expose à un oubli total de lui-même.
Sa mission finie, il semble alors revenir de loin, se retrouvant comme réincarnant son propre corps et ses pensées, ce mécanisme nécessitant plusieurs secondes à s’opérer.
Selon Francis Jeggli, l’interprète peut même aller jusqu’à, inconsciemment, imiter la façon de signer de la personne sourde. En se dépersonnalisant, il disparaît aux yeux des locuteurs pour mieux intégrer son rôle.

Logiquement certain(e)s de mes collègues ont cherché à fusionner les rôles de l’interprète en langue des signes et celui de comédien en montant sur scène comme artiste et interprète lors de spectacles bilingues F/LSF.
C’est le sujet de ce reportage de France 3 sur la pièce Ouasmok adaptée en LSF par Sandrine Schwartz, interprète-comédienne F/LSF.

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Sources :
- Anne Dubois : article d’après mémoire : Artiste… Interprète… –  journal de l’AFILS n°72, décembre 2009
- Francis Jeggli : Réflexion sur le métier d’interprète, le jeu du "je" – journal de l’AFILS n°32/33, février/avril 1998
- Véronique Savary : mémoire "Le trac et les interprètes en langue des signes"