[note de lecture] Camille Loivier, "Ronds d’eau", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

Élaborer une écriture poétique à partir d’un matériau autobiographique, si cela semble banal, comporte toujours une part de risque : où s’arrêter ? Ce n’est pas la question de l’aveu ou de l’intime qui pose problème à mes yeux - car on peut écrire à partir de soi avec pudeur - mais une double limite : celle de la forme critique, inhérente à la poésie, et celle du lecteur, qui devrait pouvoir d’une manière ou d’une autre s’y retrouver. La notion même d’intime est variable et subjective, sans doute est-ce cela qui incite à dire de certains livres qu’ils seraient courageux à cause de ce que révélerait leur matière : encore faudrait-il s’entendre sur la notion de courage, tout aussi relative que celle de l’intime, et différencier ce qui tient du courage de se retrouver confronté à telle expérience de la vie du courage qu’il y aurait à écrire. Dans son premier livre, Il est nuit, Camille Loivier évoquait avec beaucoup d’émotion son frère disparu ; Enclose traversait une géographie intérieure parfois blessée; dans Ronds d’eau, livre nourri de « bonheur », l’auteur évoque non sans nostalgie la passion amoureuse qu’elle a partagée avec une jeune femme lorsqu’elle avait une vingtaine d’années, en Chine. Trois livres (1) apparemment bâtis sur de l’intime - quant à leur éventuel courage, seule l’auteur serait à même de décider s’il lui en a fallu. Voilà pour l’intime et le courage - qui me semble sinon un faux problème du moins une question très secondaire : on n’est ni dans le récit de vie ni dans l’écriture thérapoétique. 
 
Venons-en donc à l’essentiel, qui est la forme, puisque si le livre porte c’est à cause d’elle. Il est divisé en deux parties inégales, une première, d’une soixantaine de pages, s’intitule « Il y a » : entrée possible dans le conte par le biais du présent qui associe cet événement situé dans le passé à son écriture dans un présent qui ne s’en défait pas ; sans qu’elle soit strictement anaphorique, cette locution est reprise et inscrit l’ensemble de ces poèmes dans ces jeux de la temporalité : quitte-t-on jamais son passé ? Dans ces vers libres et non ponctués, au vocabulaire et à la syntaxe simples, le lyrisme fait son office : il s’agit d’une adresse à ce « tu » féminin non nommé qu’évoquent des circonstances et des anecdotes précises, mais aussi, de façon plus ou moins sous-tendue, la joie profondément libre qui se nourrissait de cette relation. Le poème lève la mémoire et nous invite à entrer dans cet espace qui n’est pas le nôtre, mêlé d’évocations de la Chine et de l’amour des deux jeunes femmes. Mais dans l’émotion qu’elle dévoile, l’écriture semble livrer plus d’intimité que l’auteur, parce que le poème dans son travail formel la bride et la dit à la fois, selon, par exemple, l’importance des adjectifs ou des compléments, parfois nombreux. On balance à travers des éléments narratifs ou descriptifs -noms de lieux, mets chinois, rues, habitations- et d’autres qui se font davantage symboliques, tels que certains végétaux, ou la corneille qui revient avec insistance vers la fin de cette première partie ; plusieurs pages sont d’ailleurs essentiellement descriptives comme si cela contenait la trace de l’amour qui a imprégné ces lieux, ou prennent une force allusive à la manière du haïku. Le titre, Ronds d’eau, peut évoquer ce qui s’éloigne par cercles concentriques et condamne à faire disparaître l’élément qui a troublé la surface de l’eau. Disparaître, le mot est sans doute exagéré, car on a plus l’impression que la présence du souvenir émeut qu’elle ne développe de nostalgie : le constat qu’exprime la locution « il y a » montre davantage la joie de ces moments que le poème ranime que le regret de ce qui ne reviendra plus, même si « cette quête du bonheur / fait de chaque heure / un moment impossible à vivre ». Sans doute aussi en s’allégeant à mesure qu’on avance dans le livre, les poèmes gagnent en densité pour dire cette passion : « et si aimer n’était que cela / exister / quelqu’un » : poser côte à côte ce qui est légèrement décalé pour en faire un ensemble : l’audace de la construction transitive du verbe exister me paraît tout à fait signifiante : aimer non pour exister mais pour faire exister. Or, dans cette évocation de leur amour, Camille Loivier s’attache à montrer que l’une et l’autre jeunes femmes, existent, s’existent. 
 
La seconde partie, d’une vingtaine de pages, joue avec le titre comme avec la forme : ce sont des « rondeaux à la manière de Clément Marot ». On passe donc de la longueur variable et non déterminée des poèmes qui précédaient à une série de poèmes de forme fixe. Cette rigueur de la structure rend à rebours plus élastiques ceux de la première partie : le système de reprises et de circularité des rondeaux clôt chaque poème sur lui-même, et lui offre une sorte d’autonomie ; on retrouve aussi à travers cette construction une image de la concentricité. Cela pourrait tomber dans l’exercice : sans que je mesure bien l’intention qui a conduit Camille Loivier à juxtaposer ces deux ensembles, ce n’est pas l’impression que j’ai eue : on pourrait certes lire cette passion amoureuse, déterminée dans le temps, comme un temps libre mais clos, d’autant que dans certains de ces textes l’auteur souligne le danger qu’il y avait à vivre l’amour, une relation homosexuelle qui plus est, en Chine, entre un chinois et un étranger : autres clôtures. L’amour et l’inquiétude du sentiment s’entremêlent jusqu’à un point de rupture qui dit la passion en l’achevant (« ce que je déteste en toi / je m’y accroche pour me convaincre d’avoir / bien fait de te quitter / en revenant »), et les reprises imposées par la forme du rondeau accroissent l’impression de ne pas en sortir. D’ailleurs, le livre se clôt sur une drôle d’attente par-delà la rupture et le passé qui semblent s’annuler, en ravivant à la fois le sentiment mais aussi le désir, parce que ce désir-là ne peut loger que dans ces deux êtres-là : « je n’ai qu’une seule envie c’est de te voir / de te parler, de t’écouter comme si de rien n’était / après l’hiver ». Rarissime virgule qui offre un temps de silence, comme si cela permettait de différer le moment de quitter ce dernier poème et l’évocation touchante qu’il offre de cet amour de jeunesse enfin retrouvé. 
 
[Ludovic Degroote] 
 
Camille Loivier, Ronds d’eau, Tarabuste, 112 p., 12 € 
 
Tous trois publiés aux éditions Tarabuste.