Les traces amérindiennes dans l’art contemporain caribéen francophone

Publié le 05 avril 2014 par Aicasc @aica_sc

Victor Anicet
Restitution 4

Ma réflexion vise à étudier la notion de trace dans l’œuvre d’art caribéenne. En voici une première approche en rapport avec ce thème de transmission.
La trace est ce qui rend visible le passage de quelque chose, de quelqu’un ou de tout être vivant qui n’est plus. Visuel de ce qui est passé, la trace en réfère à l’histoire plus ou moins éloignée. Un témoin matériel, visible, palpable pour certains (la trace peut alors être un objet ou parties d’objets conservés, vestiges, restes, détritus, ossements…) ou immatériel (rituels, récits, chants…), un témoin oculaire du passé ayant traversé le temps pour expliquer, exposer à l’homme d’aujourd’hui des faits, des événements, des traditions, des espérances passées, qui ne reviendront pas. « Les traces correspondent à l’irruption d’un au-delà inconnu au sein d’un ici-bas familier » nous affirme Sybille Krämer.
Nous retiendrons deux niveaux de la trace :
- les traces prélevées directement sur le lieu ou fabriquées selon un modèle ancestral grâce à la transmission d’un savoir, les recherches ou l’imaginaire de l’artiste c’est-à-dire la reproduction d’objets selon un modèle préétabli ; traces que nous nommerons traces-matières ;
- les traces évocatrices d’un lointain sont des traces-symboles, c’est-à-dire la répétition de gestes, de formes plastiques (organisation spatiale, trait …), de rites entourant la création.

Victor Anicet
restitution 2

Quand les céramiques inspirent…
Victor Anicet, chef de fil du groupe « Fwomajé », est l’un des premiers artistes martiniquais à avoir revendiqué ses racines amérindiennes. Son travail est le résultat d’un cheminement personnel qui a débuté quand il était enfant en travaillant avec le Père Pinchon sur les sites archéologiques de « Vivé » au Lorrain. Cette initiation aux fouilles déterminera son goût pour la recherche, et il mettra ses connaissances au service de son art. C’est ainsi que l’artiste s’intéresse à l’art amérindien et en restitue des éléments dans sa peinture. De formation céramiste, il intègre les muraquitas qu’il fabrique dans ses compositions. Deux séries naîtront de ce travail d’appropriation et de restitution : Invocations amérindiennes, suite de tableaux sur bois ou sur toile réalisée entre 1975 et 1989 ; puis Restitution1 à partir de 1989 où dialoguent graphismes arawaks et caribéens, muraquitas, tissus africains et trays indiens. Pour l’artiste il ne s’agit pas de copier les signes amérindiens tels quels, mais de les détourner en les agrandissant, les épurant à l’aide d’outils et de médiums actuels.
René Louise reproduit également des éléments amérindiens comme la pierre à trois pointes. Fondateur du groupe Marronisme moderne, il prône le métissage culturel et pour cela un retour aux racines plurielles par une introspection intérieure. L’esthétique est fondée sur le signe, le symbole de la composition et la vibration de la lumière. Le bestiaire est très présent dans sa production avec la présence de la grenouille ; on y retrouve aussi le serpent et la forme géométrique du cercle.
Le peintre guadeloupéen Klodi Cancelier, intègre ces pétroglyphes et autres adornos dans sa peinture. Tout est citation : les couleurs –rouge, blanc, noir -, les formes – adornos endomorphes, les signes géométriques, les visages maquillés, jusqu’à certains de ses titres à connotation amérindienne comme Awakaïno, daté de 1997 ou Taïka de 1995. Les yeux et la bouche se détachent des visages et se retrouvent sur ses toiles comme des formes fantomatiques, des esprits qui viendraient réveiller la mémoire du regardeur. La forme de triangle sous l’œil est citée dans Rituels 2, ne témoignant pas seulement de l’art amérindien mais aussi des souffrances que ces peuples ont rencontrées.

Bertin Nivor
Petroglyphur

Quand les pétroglyphes et la mythologie inspirent…
Bertin Nivor n’est pas dans cette dynamique d’interprétation et de détournement pour restituer. Plus dans prélèvement de signes directement sur la roche et le transfert direct, il intègre les graphismes tels qu’ils sont sans modification. C’est ainsi que l’on peut voir dans son œuvre Petroglyphur I daté de 2000, la reproduction de la femme grenouille de Ball Court Slad de Porto Rico, ainsi que dans Ruku-indigo de 2001, une réplique fidèle des pétroglyphes du site de Winefield de Saint Kitts.
Peintre guadeloupéen, Thierry Lima a exposé en 1999 au centre Rémy Nainsouta à Pointe en Pitre, une série qui s’intitulait « Empreinte indienne ». C’est par interprétation que l’artiste nous livre les signes des ancêtres amérindiens. Il semble avoir trouvé sa palette et ses récents travaux poursuivent l’exploration de ses origines, noires et indiennes. Technique contemporaine au service de traces historiques. Les signes, et arabesques se gravent dans ces peintures comme les décors sur les céramiques amérindiennes . La dominance de couleurs ocres, rouge, jaune rejoint les préférences précolombiennes.

Serge Goudin Thebia

Serge Goudin-Thébia donne à ces peintures et installations, des noms amérindiens. Il va jusqu’à représenter symboliquement des animaux préhistoriques, comme le serpent Ouroboros, 2000 (Ouroboros : le dessin d’un serpent qui se mord la queue). Il symbolise le cycle éternel de la nature. En 1994, il crée Sawakou, ce qui signifie « décor de forme en flèche », ou encore Wapa . Si les titres sont en français, ils se réfèrent à une tradition amérindienne. C’est le cas de Rhombe de 1999 qui désigne un instrument à vent ancestral se servant du frottement de l’air ambiant pour produire un son. Comme les peuples amérindiens, il est imprégné de la nature et son œuvre est indissociable du site. Inscrit dans le mouvement géopoétique, l’artiste développe sa relation à la nature par son œuvre constituée exclusivement d’éléments naturels trouvés. Son rapport aux Indiens est aussi dans son processus de création notamment par l’usage de matériaux naturels.

Klodi Cancelier
Awakaïno

A l’évidence certains plasticiens de la Caraïbe francophone adoptent la thématique de la remontée à la source de leur identité, bien que certains aient des objectifs bien différents. Le dessein commun d’Anicet, de Nivor et Cancelier est de renouer avec les origines. D’autres artistes veulent traduire « l’esprit » amérindien et se réfèrent à sa mythologie. Bien d’autres artistes pourraient être cités dans ce travail d’appropriation de signes ou de gestes ancestraux pour une esthétique nouvelle. Il est évident que cette réflexion ne saurait se limiter aux celles traces amérindiennes et que la diversité des cultures ayant côtoyé et côtoyant le sol caribéen offre un vaste champ d’investigation.

Line JULVECOURT