Jeu de massacre et rire jaune - Brian Evenson - La langue d'Altman (Lot49, 2014 - trad. Claro) par Matthieu Hervé

Par Fric Frac Club
J'ai découvert Brian Evenson avec Inversion, paru il y a quelques années, déjà dans la collection Lot 49 du Cherche Midi ; un texte sombre, étouffant et fascinant, sur le thème du double ; mais son univers accroche, donne bizarrement, malgré sa noirceur, envie de s'y balader davantage. J'avoue que la réputation sulfureuse de l'auteur m'avait d'abord attiré d'abord ; mormon et enseignant, obligé de quitter son église après la parution de ses premières nouvelles, parues en 1994, rassemblées ici dans La langue d'Altmann. Ce recueil aborde déjà en profondeur les thèmes qui façonneront par la suite, de façon quasi obsessionnelle, l'œuvre d'Evenson : le double, les liens parent-enfant, le fanatisme, la violence absurde, le macabre. À priori donc rien de très joyeux au programme. Sauf que ces textes sont creusés par un humour cinglant, sarcastique, bourré de logiques aberrantes. Que ce soit sur des textes parfois très courts, tenant en une seule page, ou sur la longueur d'une novella, L'affaire Stanza, qui sur une centaine de pages déroule une intrigue policière avançant au fil d'indices insignifiants, le style d'Evenson percute d'emblée, précis et énergique, multipliant les approches, plus aride ou plus impassible ou plein de fureurs ou pleins d'angoisses, il nous entraîne dans des situations à la fois sinistres et grotesques, autour de personnages plus névrosés les uns que les autres. Un père tait la mort de sa fille, des assassins sont satisfaits de leur crime, un squelette est en quête de dieu, un jeune garçon flirte avec sa mère après avoir trouvé le cadavre de son père, voilà quelques exemples types des situations autour desquelles tournent ces vingt-six nouvelles. Leur qualité est assez inégale. Certaines semblent tout à fait obscures, on en sort sans avoir compris grand-chose, on les traverse brièvement, avec l'impression de les découvrir et de les quitter en cours, comme aperçu depuis la fenêtre d'un train. Mais la plupart frappent par leur efficacité, nous plongent en quelques lignes dans des délires acides. Ils dénotent par leur étrangeté, leur côté insaisissable, opaque. Par exemple avec La langue d'Altman, qui donne donc son titre au recueil, et les questionnements du personnage, un meurtrier s'interrogeant sur la limite entre un homme qu'il est bon de tuer et un autre. C'est aussi le cas de l'histoire tragique abrégé du barbier d'Auschwitz, une brève de quelques lignes, diablement efficace, sinistre et énigmatique, autour du jugement de ce barbier, probable assassin de masse. Mais les textes longs sont sans doute les plus enivrants. Les logiques propres aux situations, aux actes des personnages ont davantage le temps d'en saisir les multiples degrés d'aberration, les raisonnements déments et convaincus. Fenêtre sur Munich, les retrouvailles éprouvantes d'un père et de sa fille, venue l'accuser de nombreux crimes, est en ce sens assez fascinant ; raconté du point de vue du père, psychopathe en puissance, le récit évolue à mesure d'une dialectique tordue et d'actes de violence froids et gratuits. Ou de l'affaire Stanza, une enquête policière qui n'en est donc pas vraiment une, où tous les codes du genre sont pris à rebours, multipliant les points de vue, les pistes insipides. Même si les atmosphères de ces textes restent très sombres et âpres, elles sont contrebalancées par un humour grinçant et sauvage. Des récits aux êtres difformes, parfois monstrueux, bousculés entre leurs propres aberrations, leur vacuité et leur mystère, dans lesquelles, malgré tout, le lecteur peut ressentir une sorte d'allégresse étrange, s'amusant autant à découvrir des histoires aussi sinistres et effroyables. En 1994, à la sortie du recueil, pour répondre aux accusations de certains de ses étudiants et de sa communauté, Evenson justifiait son approche en prétendant qu'il veut donner à faire réfléchir le lecteur sur la violence gratuite. L'argument semble irrecevable, presque hors de propos. Il n'y a ni jugement ni recul, à aucun moment. Cette violence, sous toutes ses formes, et au contraire la base de chaque nouvelle, sa forme initiale comme son aboutissement. Autour d'elle Evenson crée un univers unique, ou le mystère et la poésie côtoie l'absurde et l'effroi le plus ordinaire. Aucune porte de sortie, ou alors la plus insaisissable. Chaque personnage nous entraîne dans ses autres méandres, un autre crime justifié par le premier, le meurtre, l'inceste, la dissimulation, un jeu de massacre et de philosophies sombres et équivoques. Et cette manière de sonder en creux et par l'absurde les pires tares laisse parfois le lecteur choqué, abruti et chancelant, mais souvent le pousse à rire, d'un rire macabre. ------- Chef de projet web dans une agence parisienne, passionné depuis longtemps par l'écriture et influencé par Bolaño et Krasznahorkai, Matthieu Hervé écrits des textes de fiction et des notes de lectures que l'on peut retrouver nerval.fr ou sur son siteNocturama. Vous pouvez aussi le retrouver sur Facebook et @nocturama_fr sur Twitter.