Gabriel Garcia Marquez

Par Pmalgachie @pmalgachie

Je m'éveille, et voilà que Gabriel Garcia Marquez est mort. Son état de santé étant scruté avec insistance depuis quelques années par tout ce que la planète compte de commentateurs littéraires ou non, cette annonce n'est pas une surprise. Quand même, quel bonhomme! Pour un panorama complet de sa vie et de son oeuvre, je vous renvoie à un long texte que j'avais écrit cette semaine pour Le Soir. Il est découpé en trois parties. Pour vous seulement, quelques souvenirs et articles. Je me souviens de Cent ans de solitude et du choc qu'a été cette lecture, faite dans les années 70. Découvreur de terres inconnues, je ne connaissais pas à ce moment la plupart des auteurs chez qui Garcia Marquez avait puisé sa force et son audace. Ce qu'il y avait mis de lui me suffisait alors, m'emportait. Je me souviens de Macondo, une librairie ouverte à Bruxelles par un ami qui avait choisi le nom du lieu célébré et inventé dans, précisément, Cent ans de solitude. Je me souviens d'avoir croisé Claude Durand, éditeur, lauréat du Prix Médicis, et d'avoir eu comme première pensée: Cet homme est le traducteur de Cent ans de solitude. Je me souviens d'Annie Morvan relisant, dans un avion qui nous conduisait à Séville, les dernières épreuves d'un livre de Gabriel Garcia Marquez qu'elle venait de traduire, Journal d'un enlèvement. Je me souviens de livres plus récents, sur lesquels j'écrivais ce qui suit.

Douze contes vagabonds (1993)

Faut-il avoir planté ses racines, même imaginaires, en profondeur quelque part pour étendre ensuite ses branches à travers le monde entier? Gabriel Garcia Marquez, en tout cas, est bien loin de Macondo dans Douze contes vagabonds. Mais les origines sont bien sud-américaines pour tous les personnages de ces nouvelles, bien que chaque histoire se passe en Europe. Gabriel Garcia Marquez raconte lui-même, dans un prologue un peu trop explicatif d'ailleurs - quel besoin avons-nous de connaître la cuisine intérieure de la fabrication d'un livre, à moins d'avoir à l'étudier en détail? -, comment il a construit ce recueil, à force plutôt d'enlever des sujets que d'en ajouter. Au début, il y avait soixante-quatre sujets de contes, mot que Garcia Marquez semble préférer à celui de nouvelle, mais un peu à la fois, au fil des mois et des années, des hasards objectifs et des décisions subjectives, le nombre des récits s'est réduit à cette douzaine, nombre utilisé par l'illustrateur de la jaquette pour le bouquet de roses planté dans une poubelle pleine, peut-être, des cinquante-deux brouillons non utilisés. Bref, l'essentiel est dans la façon dont Garcia Marquez plie à sa volonté les personnages et les thèmes dont il fait ses histoires. Notons déjà qu'une des nouvelles cite les noms de Neruda et de Borges, histoire de bien délimiter le territoire d'où l'on vient, et de ne pas confondre la littérature latino-américaine, quand même nourrie d'une expérience existentielle très particulière - bien que le fameux «réalisme magique» soit devenu une étiquette non seulement caduque mais aussi simpliste -, et un fonds commun à quelques auteurs qui représentent, pour nous, ce que tout un continent a de plus caractéristique. Mais quand un continent se transporte sur un autre, puisque tel est le point de rencontre des douze récits ici rassemblés, cela donne lieu à de curieuses mises en perspective, à des raccourcis inattendus dont Gabriel Garcia Marquez tire toujours le meilleur. Le registre du fantastique n'est pas absent d'un livre dans lequel des enfants font du bateau sur la lumière copieusement distribuée dans un appartement, qui coule comme de l'eau mais risque aussi de noyer ceux qui s'aventurent en trop grande profondeur. L'eau, d'ailleurs, est omniprésente. Bien des histoires se déroulent au bord de la mer. Il y a un noyé, à côté duquel passe, comme sans s'en occuper, un bateau dans «Dix-sept Anglais empoisonnés». Il y a un océan par dessus lequel voyagent le narrateur et l'héroïne de «L'Avion de la belle endormie». Il y a la plage de «L'Été heureux de Mme Forbes». Il y a même le lac de Genève pour «Bon voyage, monsieur le Président». Ce n'est pas une règle générale - il n'y a pas d'autre règle générale, dans toutes ces nouvelles, que celle déjà énoncée précédemment -, mais c'est quand même frappant. Encore que, pour passer d'Amérique en Europe, il faille bien franchir, quel que soit le moyen de locomotion, de larges étendues humides, et c'est peut-être la raison pour laquelle on trouve ici tant de liquide. Une chose est certaine, en tout cas: même en se limitant à douze sujets sur soixante-quatre, Gabriel Garcia Marquez prouve ici qu'il n'a rien perdu de sa capacité à raconter des histoires qui emportent dans des mondes et des contextes qui nous sont complètement étrangers, mais dont les portes nous sont soudainement ouvertes, jusqu'à une profondeur qu'on ne se lasse pas de sonder. Il s'y trouve de grandes peurs moins irraisonnées qu'il n'y paraît à un esprit purement rationnel (vous avez dit «réalisme fantastique»?), des images à profusion pour nourrir les rêves et les cauchemars, quelques souvenirs dignes, à peine lus, de devenir des légendes, et, surtout, ce sentiment à la fois très fort et souterrain d'un déracinement et de la quête, difficile, de nouveaux points de repère sur un continent différent. Entre la première nouvelle - «Bon voyage, monsieur le Président» - et la dernière - «La Trace de ton sang dans la neige» -, on peut lire tout le parcours qui mène d'un exil assez triste, à peine allégé par la reconnaissance d'un compatriote, jusqu'à un voyage de noces lui aussi terminé tristement, sur un fil rouge et mortel conduit à travers l'hiver européen. La nostalgie n'est pas absente, on l'aura compris, de cet ensemble qui fait forte impression et prouve, s'il en était besoin, qu'on peut avoir reçu le prix Nobel et rester au meilleur de sa forme.  

De l'amour et autres démons (1995)

 

Prix Nobel de littérature en 1982, Gabriel Garcia Marquez ne s'est pas arrêté de travailler en homme comblé que le succès de Cent ans de solitude, même sans cette couronne internationale, aurait pu satisfaire. Son nouveau roman, paru en Espagne l'an dernier, n'a pas la dimension de ses grands livres, mais il porte, comme une légende, des significations multiples parmi lesquelles il est permis de faire son choix. L'anecdote est simple, mais dédoublée: un journaliste débutant qui n'est autre que l'auteur lui-même, envoyé par son rédacteur en chef visiter les cryptes d'un couvent en voie de démolition, y découvre avec les ouvriers une longue chevelure féminine: vingt-deux mètres d'une intense couleur cuivre et, au bout, un crâne d'enfant. Magie, miracle... Les cheveux auraient continué à pousser, après la mort, à leur rythme normal, ce qui donnait deux cents ans au squelette de Sierva Maria de Todos los Angeles. Le journaliste devenu romancier n'avait plus, quarante-cinq ans plus tard (mais ses cheveux n'ayant pas les cinq mètres de long qu'ils auraient pu, en reprenant le calcul, atteindre), qu'à inventer l'histoire de la petite Sierva Maria. À douze ans, incapable de dire la vérité, la fillette a été mordue par un chien dont il se dira qu'il avait la rage. Mais la maladie ne déploie son venin que par accès épisodiques, et il arrive qu'on la croie sauvée alors que, quelques jours plus tard, elle semble perdue. De rémissions en rechutes, la fille du marquis de Casalduero finit par passer pour une possédée du diable. Son corps est perdu, essayons au moins de sauver son âme, invoque le clergé qui garde un sens aigu des vraies priorités. Il est vrai que Pasteur n'était pas encore passé par là et que seuls des sorciers avaient tenté de la soigner, aggravant doublement le cas de la pauvre gamine: non seulement la morsure de la cheville a pris une sale allure, mais les pratiques douteuses de ceux qui croient en des forces non divines ont dû corrompre Sierva Maria. Une seule issue est envisageable: le couvent et, à l'intérieur du couvent, la partie la plus fermée de celui-ci, afin de protéger la petite des influences extérieures autant que l'inverse. Encore faudrait-il l'exorciser pour faire sortir d'elle le mal qui l'habite. Cette tâche est dévolue à un saint et savant homme, le bibliothécaire Dalaura. Mais les frissons qui s'emparent de tout son être quand il rencontre Sierva Maria n'ont rien de démoniaque: ils sont la conséquence simplement humaine d'un amour brutal, total. Amour bientôt partagé, mais amour impossible dans ces circonstances. Enragée ou non, finalement, la belle enfant? Possédée ou non? Morte d'amour, en tout cas, et forte de ce sentiment qui donnera à son corps les moyens de se survivre à travers une chevelure qui avait pourtant, avant son décès, été rasée... Autour de cette histoire simple, Gabriel Garcia Marquez place un grand nombre de personnages secondaires, une foule d'acteurs qui ne se contentent pas de faire de la figuration. Dalaura, malheureusement pour lui et pour la fiancée de son cœur, n'a pas de pouvoir. Il n'a que le devoir de se soumettre et de renoncer au chemin lumineux qu'il croyait voir s'ouvrir devant lui. Au lieu du paradis, c'est l'enfer. Alors, où se trouve le diable dans cette histoire? Et qui est le plus enragé? Gabriel Garcia Marquez se garde bien d'apporter le moindre début de réponse aux nombreuses questions que se pose le lecteur. Mais il suffit de se laisser aller à ce récit empoisonné pour se sentir atteint d'une sorte de langueur qui est peut-être le mal d'amour, épidémie inédite et singulièrement mortelle que nous devait bien l'auteur de L'Amour au temps du choléra. Si on cherche ici l'ampleur et la complexité des grands romans de l'écrivain colombien, on risque d'être déçu. C'est que Gabriel Garcia Marquez ne s'est jamais contenté d'un seul registre, et il revient ici à celui qui est aussi celui de ses nouvelles, comme L'Incroyable et Triste Histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique. Il n'empêche que la présence de l'amour et de la rage portés à leur plus haut degré de danger donnent une dimension mythique à ce récit triste et beau à pleurer.

Gabriel Garcia Marquez: Une vie, de Gerald Martin (2009)

A la fin, le héros ne meurt pas. C’est la règle dans la biographie d’un personnage vivant. Gabriel García Marquez a même dû prendre plaisir à ajouter dans son parcours un chapitre polémique après le bouclage du livre de Gerald Martin : le projet d’adaptation cinématographique de son dernier roman, Mémoire de mes putains tristes. Le biographe « officiellement toléré » de l’écrivain colombien se donne d’emblée toutes les chances d’irriter son lecteur. Il place García Marquez en solitaire sur un sommet qui mériterait d’être partagé. Est-il vraiment « le seul à avoir fait l’unanimité sur son nom » dans la seconde moitié du vingtième siècle ? Et les premières pages du livre sont accablantes. L’évocation de la famille de l’écrivain, riche d’une histoire complexe, fourmille de détails qui empêchent d’en avoir une vision globale. Mais peut-être était-ce impossible… Ensuite, non seulement les choses s’arrangent, mais le récit devient passionnant. Gabo, comme l’appellent ses amis, se forme comme homme et comme écrivain. Il lit Dostoïevski, Kafka, Faulkner, Hemingway, Woolf, Joyce… Il devient journaliste et fait ses premières armes dans la fiction pour devenir le monument que nous connaissons. Encore ce monument possède-t-il plusieurs faces, toutes visitées ici. Face sombre, les périodes de dénuement matériel et celles où l’inspiration créatrice se tarit. Face lumineuse, la gloire à partir de 1967 et Cent ans de solitude, le Nobel en 1982, jusqu’à la fête grandiose de ses 80 ans. Entre clarté et obscurité, les choix politiques, le goût de García Marquez pour la manipulation et le mensonge, la mise en scène de sa propre gloire. Gerald Martin est admiratif mais lucide. Capable d’égratigner son personnage d’un trait d’humour : « García Marquez n’était […] pas loin de devenir un parc à thème à lui tout seul. » Capable aussi de nous donner, à travers le portrait d’un homme, envie de relire ses livres.