Dédales en 3D ou la belle géométrie de Dominique Pifarély

Publié le 29 avril 2014 par Maitrechronique
J’ai reçu voici plus de deux mois déjà un disque dont les beautés se dévoilent au fil des écoutes et n’en finissent pas de m’enchanter. Une magnifique invitation au voyage, aussi bien dans le temps que dans l’espace : Time Geography, tel est son titre, est le deuxième album de l’Ensemble Dédales (après Nommer chaque chose à part en 2009), un nonette emmené par le violoniste Dominique Pifarély, qui en signe par ailleurs toutes les compositions.
Il y a bien longtemps maintenant, j’ai fait la connaissance d’une musique insaisissable, celle du clarinettiste saxophoniste Louis Sclavis : depuis près de 25 ans, je guette la publication de ses disques, je me les procure aussi vite que possible et chaque fois, c’est le même ravissement. Ah, cette sensation de tutoyer les anches de la création, d’entrer dans un univers d’une grande cohérence dans le déroulement de son écriture au fil des années, mais à chaque fois remodelé et renouvelé. Sclavis, musicien de la re-création. Le lyonnais est un artiste de chevet, de ceux dont jamais la compagnie n’a jamais suscité chez moi moins qu’un enthousiasme euphorique.
Car c’est bien à Sclavis que je dois d’avoir fait la connaissance de cet autre créateur qu’est Dominique Pifarély : le violoniste a longtemps travaillé à ses côtés, je viens d’ailleurs de vérifier en examinant ma discothèque l’étendue de ses collaborations, histoire de rafraîchir mes souvenirs parfois vacillants. On peut les identifier à travers sept disques qui sont aussi essentiels qu’au premier jour et demeurent d’une actualité brûlante (on verra que cette science de l’intemporel est commune aux deux musiciens) dont je ne saurais que trop vous suggérer l’écoute tant ils sont les marques – des jalons – d’un très grand, dont les compagnons de route ne le sont pas moins : Chine (1987) ; Chamber Music (1989) ; Ellington On The Air (1992) ; Rouge (1992) ; Acoustic Quartet (1994), avec deux autres compagnons hors pair, le contrebassiste Bruno Chevillon et le guitariste Marc Ducret qu’il aura l’occasion de retrouver par la suite, sur le volume 2 de sa trilogie Tower ; Les violences de Rameau (1996) ; Dans la nuit (2002). A ces disques, on peut ajouter deux albums où Pifarely fait quelques apparitions : Danses et autres scènes (1997) et La moitié du monde (2007). 
Depuis, les chemins de ces deux créateurs se sont dissociés, le premier continuant d’aligner des disques-projets d’une grande vitalité créative, et le second  jamais en reste, c’est le moins qu’on puisse dire. Parmi ses innombrables activités, Dominique Pifarély a créé en 2000 sa propre compagnie, Archipels, où s’épanouit son travail de leader et de compositeur, au cœur duquel on trouve naturellement Dédales, ensemble de haute volée au service d’une musique dont l’écriture d’une grande précision et les arrangements complexes laissent néanmoins une large place aux solistes (dont il fait partie), tous rompus à l’exercice périlleux de l’improvisation. La composition de l’équipe parle d’elle-même : Guillaume Roy (alto), Hélène Labarrière (contrebasse), Vincent Boisseau (clarinettes), François Corneloup (saxophone baryton), Pascal Gachet (trompette, bugle), Christiane Bopp (trombone), Julien Padovani (piano), Eric Groleau (batterie). Je vous laisse découvrir leurs principaux faits d’armes, vous comprendrez très vite en quoi leur association est forcément fructueuse... 
Dédales, c’est l’amalgame réussi d’une addition d’expériences et de parcours savants qui se croisent souvent pour mieux se nourrir, c’est l’agencement complexe de textures impressionnistes alliant le pouvoir des cordes (violon, alto, contrebasse) à celui du souffle (saxophone, trompette, trombone, clarinette) et d’une rythmique entêtante. Le plus remarquable, tout au long des cinq pièces nerveuses à souhait de cette géographie du temps, c’est l’équilibre naturel trouvé entre la puissance orchestrale, l’agencement des masses sonores et la libération de la parole de chacun des instrumentistes parmi lesquels il est impossible d’opérer une distinction. Chacune des compositions, hissée dans un espace aux confins du jazz et d’une musique chambriste et hypnotique, est parée de sinuosités savamment imprévisibles. Il y a dans cette géographie une part d’inconnu qui jamais n’inquiète mais suscite au contraire une curiosité de chaque instant. Time Geography est à sa manière un disque paradoxal en ce sens que, si l’aboutissement de son écriture est magistral, ses variations incessantes, ses dialogues démultipliés, les improvisations des solistes en font une œuvre avant tout organique et vibrante, jamais rebutante et témoignage d’un cheminement dont on ne saurait épuiser les richesses ni les surprises permanentes en quelques écoutes du coin de l’oreille. C’est au contraire un disque nourricier, une source à laquelle on revient encore et encore... Dominique Pifarély, violoniste architecte de cette construction intemporelle (à tout le moins à des années-lumière des codes de notre temps marchandisé), donne une définition très éloquente de son disque : « La musique, comme lieu d’exploration de notre rapport au monde, n’a de labyrinthique éventuellement, que le chemin personnel qu’on y trace. Mais le labyrinthe, de prison est aussi devenu un jeu, et chercher son chemin un impératif... » Oui, ce labyrinthe est un jeu, pour le compositeur et les musiciens c’est évident, mais pour nous également qui trouvons là matière à une longue et belle exploration. Un disque d’élévation. 
Et puis... j’aurais peut-être dû commencer par là. Le titre est beau*, il est à lui-seul la définition d’une géométrie de l’imaginaire. D’un côté, la verticalité du temps en ordonnée, de l’autre l’horizontalité de l’espace en abscisse. Sur ce plan à deux axes, il reste à creuser et inventer des histoires qui, elles, nous embarquent vers une troisième dimension magnétique. Time Geography est assurément un disque dont les nombreux développements sont durables ; et sans nul doute un des albums les plus captivants de ces derniers mois. Il va rester au sommet, c'est un disque d'aujourd'hui pour demain.


* La Time Geography est un courant de la géographie fondé par le suédois Torsen Hägerstrand. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez faire un petit tout par ici.