L’utilisation optimale de la propagande pendant les opérations contre-insurrectionnelles selon galula.

Publié le 23 mars 2008 par Francois155

Dans le chapitre précédent, nous avons survolé l’ouvrage de David Galula pour en dégager les titres principaux sans chercher à rentrer dans tel ou tel concept en particulier ni, d’ailleurs, relever les éléments encore applicables ou ceux qui correspondent moins aux insurrections actuelles. Car le travail de l’auteur, décryptant les insurrections dont il avait pu être le témoin ou l’acteur, l’exemple maoïste en particulier, ne saurait être appliqué mécaniquement, sans distance ou adaptation, aux données contemporaines. L’aspect religieux, en particulier, introduit une variable (et quelle variable !) supplémentaire dans les guerres irrégulières actuelles.

En revanche, nous pouvons d’ores et déjà distinguer certains « principes » qui méritent qu’on s’y attarde tant ils semblent aujourd’hui avoir conservé une grande pertinence. Ainsi, dans son dernier chapitre, « Opérations », il détaille les actions de propagande que doivent mener les loyalistes à chaque étape de leur progression. En rédigeant la fiche de lecture précédente, j’ai volontairement passé sous silence cette partie de son discours car je souhaitai y revenir plus longuement. C’est ce que nous allons voir ici en reprenant les points un à un tels qu’ils sont décrits par l’auteuret en nous concentrant cette fois-ci sur cette phase primordiale dans la bataille pour la reconquête de l’influence auprès de la population, que la propagande soit destinée aux forces loyalistes, aux civils ou aux insurgés.

Un petit point de sémantique tout d’abord : le terme « propagande » est très négativement connoté aujourd’hui. Il ne faut pourtant pas se leurrer, si on reprend la définition qu’en donne, par exemple, le CNRTL, on trouve ceci : « Action psychologique qui met en œuvre tous les moyens d'information pour propager une doctrine, créer un mouvement d'opinion et susciter une décision ». Et cette citation pourra sans doute permettre d’y voir plus clair : « Entre l'information et la propagande, il y a au moins une différence de degré et d'intention. L'information se veut information, c'est-à-dire communication de données dont l'informé fera ce qu'il veut. Elle s'adresse à la seule intelligence qu'elle entend meubler de connaissances. L'intelligence jugera. La propagande se veut propagande, c'est-à-dire influence sur celui à qui elle s’adresse. Elle veut convaincre. »[i]

Le terme de « propagande », sous la plume de Galula, est donc parfaitement valable. Mais voyons désormais, en suivant les différentes étapes de ce qu’il décrit comme les « Opération »[ii], quel corps il lui donne et les évolutions qu’il souhaite qu’elle suive pour parvenir au mieux à l’objectif final.

1. Destruction ou expulsion des forces d’insurrection :

- Propagande à destination des forces loyalistes :

Les opérations menées durant cette phase étant essentiellement militaires, la force est en terrain connu, peut-être un peu trop d’ailleurs... C’est justement pourquoi elle doit être avisée des conséquences désastreuses qu’auraient toutes violences excessives, systématiquement exploitées par la propagande adverse : « il faut donc que les unités participant à ces opérations soient endoctrinées dans ce sens, que les bavures soient punies sévèrement, et même publiquement si cela peut servir à apaiser la population ». L’auteur préconise le dédommagement immédiat de tout dommage de guerre.

- Propagande à destination de la population :

« Il serait vain, et même contre-productif, d’attendre de la population locale qu’elle coopère en masse et ouvertement à ce stade (…) le loyaliste sera mieux avisé de limiter son ambition à l’obtention de la neutralité de la population, c'est-à-dire à sa passivité vis-à-vis des deux camps ». Galula ne le précise pas, mais sans doute est-il bon aussi de prévenir la force qu’elle ne doit pas s’attendre à des manifestations exubérantes d’enthousiasme de la part des locaux, encore surveillés par une structure clandestine et craignant donc les représailles[iii]

- Propagande à destination des insurgés :

« La pire erreur que puissent commettre les insurgés à ca stade serait d’accepter le combat (…) Le but de l’action psychologique est de les pousser à commettre cette erreur ». Provocation, déception, surprise : tout doit être mis en œuvre pour mener l’adversaire à la faute, à savoir se laisser entrainer dans des batailles qu’il est certain de perdre[iv] et que le loyaliste poursuivra au maximum.

2. Déploiement d’unités locales (statiques) :

- Propagande à destination des forces loyalistes :

« Puisqu’elles changent de priorité à partir de ce point, les forces loyalistes doivent être informées des raisons de ce changement. » Les futures missions vont se concentrer sur le ralliement progressif de la population et il convient de former les troupes à cet effet. Galula préconise d’ailleurs de repérer, lors des séances de formation, les éléments les plus réceptifs et motivés pour leur confier des secteurs particuliers.

- Propagande à destination de la population :

La création d’unités statiques « marque le début d’une longue campagne destinée à faire bouger les population de ses bases de neutralité ou d’hostilité ». La population doit comprendre que les loyalistes sont là pour rester et l’auteur propose, pour l’en convaincre, une approche indirecte, plus subtile, pour « laisser la population tirer ses propres conclusions des faits et de la rumeur publique. Par exemple, la signature d’un bail de deux ou trois ans pour les logements destinées aux soldats produira à coup sur les effets recherchés »[v].

- Propagande à destination des insurgés :

Le but reste le même que précédemment : amener le reliquat des unités de guérillas adverses à l’affrontement, si besoin en l’incitant à attaquer : « le message à faire passer est (…) que l’insurgé sera perdu une fois qu’il sera coupé de la population. L’inviter à quitter la zone ou à se rendre pourra l’inciter à faire l’inverse, c'est-à-dire à se battre ».

3. Prise de contrôle de la population :

- Propagande à destination des forces loyalistes :

Deux points à ce niveau de la lutte : d’une part, les forces loyalistes, désormais éparpillées au sein de la population, n’ont plus besoin d’être convaincus de la nécessité de gagner son soutien, car « étant plus vulnérables, elles réalisent instinctivement que leur propre sécurité dépend de la qualité de leurs relations avec la population locale (…) Le problème devient de convaincre les agents de la contre-insurrection de rester sur leurs gardes malgré leur détente de façade ».

D’autre part, il faut « faire de chacun de ces agents un acteur efficace de la contre-insurrection, quels que soient son grade et ses responsabilités, (…) les déviances et les erreurs doivent être évitées au maximum ». Des séances de partage d’informations et de RETEX doivent être organisées pour augmenter l’efficacité générale de tous les agents loyalistes.

- Propagande à destination de la population :

Lors de cette étape, la plus sensible de toutes puisqu’elle fait la charnière entre l’aspect militaire de la lutte et sa nécessaire dimension politique, trois objectifs sont recherchés : obtenir de la population « des signes d’approbation ou au minimum de compréhension des actions entreprises par le loyaliste (recensement, contrôle des mouvements, réquisition de mains d’œuvre, etc.) ; préparer le terrain pour la rupture des liens entre la population et les insurgés ; préparer l’engagement politique de sympathisants locaux (qui n’affichent à ce stade que de la neutralité) ». Toutes ses actions, à la fois difficiles et primordiales, ne peuvent être menées que par des responsables locaux disposant d’une large autonomie leur permettant de s’adapter aux contraintes de leurs zones et qui auront été détectés précédemment pour leurs aptitudes à mener ce type de missions.

- Propagande à destination des insurgés :

A l’inverse, cette phase, qui doit fractionner, diviser les rangs adverses, accentuer les antagonismes entre la base et le sommet de la hiérarchie insurrectionnelle et rallier les dissidents, ne peut être menée que par le niveau le plus élevé du commandement loyaliste.

4. Destruction de l’organisation politique insurgée :

A partir de cette phase, les forces loyalistes sont suffisamment informées de leur devoir, de l’enjeu de la lutte et de l’importance de leurs actions pour qu’on leur laisse, en quelque sorte, la bride sur le cou. Si le travail précédent à été bien assimilé, le cercle vertueux est enclenché. A l’autre bout de l’échiquier, les insurgés, eux aussi, savent à qui ils ont affaire et, leur destruction étant le but de la lutte, il n’est plus nécessaire d’envisager des actions spécifiques envers eux, si ce n’est pour rallier les déserteurs et encourager les défections.

La population fait désormais l’objet de l’attention intégrale des efforts de propagande. Or, puisque de multiples actions policières et judiciaires répressives auront lieu durant cette phase, le loyaliste doit « minimiser les effets négatifs des arrestations dans la population. Il devra expliquer en toute franchise pourquoi il est nécessaire de détruire les cellules politiques insurgées et insister sur la politique d’indulgence à l’égard de ceux qui reconnaitront leurs erreurs. Peu importe qu’il ne soit pas cru, car l’effet sur la population en sera d’autant plus important lorsque les agents repentis seront effectivement libérés ».

5. Organiser des élections locales :

Le loyaliste est désormais entré dans la phase constructive de son œuvre : les cellules clandestines ont été éliminés, ont fuit ou ont été rendu inopérantes et des élections sont organisées. La propagande doit insister sur quatre points auprès de la population : « l’importance des élections, la totale liberté des électeurs, la nécessité de voter, et le caractère provisoire du gouvernement local élu ».

6. Mettre à l’épreuve les dirigeants élus :

« Quant enfin, dans une partie de la région choisie, la population coopère de façon active avec les loyalistes, on peut considérer qu’une importante bataille a été gagnée. Ce succès doit être immédiatement exploité pour influencer les secteurs moins avancés. (…) Comme les messages ont de bien meilleures chances de passer s’ils sont relayés par la population, il est souhaitable que les citoyens locaux soient incités à participer aux opérations de propagande. (…) Lorsqu’ils acceptent de le faire, la guerre est virtuellement gagnée dans la région ».

7. Organiser un parti politique :

Lors de cette phase, la force se tient idéalement en retrait, se contentant de surveiller les membres du nouveau parti pour éviter le noyautage par les agents adverses. Ce sont les responsables politiques civils eux-mêmes qui poursuivent les actions de propagande, par leurs initiatives et décisions.

8. Rallier ou éliminer les derniers insurgés :

Désormais que la zone est revenue dans le giron étatique, il faut éliminer définitivement les derniers reliquats de l’insurrection. Une opération militaire est nécessaire pour atteindre ce but mais elle sera appuyée par une intense campagne psychologique à destination des troupes adverses : en position de force, le loyaliste doit savoir faire preuve de mansuétude et proposer ouvertement une amnistie.

CONCLUSION :

On le voit, David Galula propose une mécanique fluide et cohérente qui sait adapter son discours et ses actes aux évolutions de la situation locale : d’une posture quasi strictement militaire à l’entrée, la force va investir le champ public et politique pour « amorcer la pompe » avant de s’effacer et de reprendre le rôle qui lui est naturellement dévolu au fur et à mesure que revient l’ordre légal.

Bien sur, un tel développement harmonieux nécessite, en amont, une doctrine bien établie et que chacun soit au courant de son rôle comme du caractère évolutif de celui-ci. Il est possible de rattraper une situation insurrectionnelle qu’on aura laissé se développer mais mieux vaut, et de loin, avoir bien en tête la suite des opérations dés l’arrivée sur le théâtre. C’est aussi à ce titre, parce qu’il prépare la force et prévient les décideurs, que l’ouvrage de David Galula est si précieux.



[i] In Salleron « Comment informer », 1965, p. 37.

[ii] Pour une description plus complète des différentes étapes, voir l’article précédent.

[iii] Dans un contexte différent mais néanmoins révélateur, on sait que les GI’s, en Irak, furent fort déçus par l’accueil réservé par certaines populations civiles : persuadés d’être reçus en libérateur, ils réagirent mal à la prudence, voire à l’hostilité affichée dans certaines zones, ce qui provoqua des réactions dommageables pour le but recherché. Nul doute qu’une meilleure préparation psychologique aurait pu éviter cette déception. Il est vrai également que les décideurs eux-mêmes n’avaient pas vraiment envisagé la possibilité d’un accueil mitigé. Difficile, dans ce cas, de préparer efficacement la force…

[iv] Les lecteurs qui connaissent l’histoire pourront évidemment opposer l’exemple de Dien-Bien-Phu : censé attirer l’adversaire dans une bataille à mort, le procédé se retourna contre ces instigateurs. Mais, dans la démarche de Galula, l’étape décrite ici prend place bien avant que l’insurrection n’ait effectué le saut qualitatif qui lui permet de rivaliser, voire de surclasser, son adversaire loyaliste en termes d’organisation, d’effectifs et d’armement.

[v] A noter que Suchet, en Aragon, utilisa une approche assez similaire vis-à-vis de la population civile espagnole, en assignant les soldats qui logeaient chez l’habitant (contre rétribution, bien sur) aux mêmes familles. Des liens, inévitablement, se tissaient entre l’hébergé et les hébergeurs. Voir mon article sur la contre-guérilla pendant la guerre d’Espagne.