[note de lecture] Yves di Manno, "Terre ni ciel", par Claude Adelen

Par Florence Trocmé

Lettre à Yves di Manno après la lecture de Terre ni ciel (Avril 2014) 
 
 

Cher Yves, 

Je sors ragaillardi d’une lecture de tes livres. La parution simultanée de Terre ni ciel et de Champs, vient brusquement de réveiller le vieux démon de la « lecture critique » qui s’était un peu endormi en moi ces dernières années. L’injonction : « il faut changer ta vie » (Rilke) reprend du sens. Non pas changer ta vie (il est bien tard pour cela), mais changer, rajeunir ton regard sur l’histoire récente de la poésie, frotter ton ancienne « manière », à ces perspectives d’écritures radicalement nouvelles qui sont ici évoquées (avec quel brio !). Ce qu’incite à faire ce livre, Terre ni ciel, livre qui s’adresse non seulement aux « pros de la poésie » que nous sommes, mais aussi à tous les lecteurs soucieux de ne pas se laisser enfermer dans une vision sclérosée de cet art que d’aucuns osent qualifier de « cœur de la littérature » tout en s’ingéniant à le rendre toujours plus invisible… 
 
Car ce n’est pas en théoricien que tu t’adresses à eux (à de nombreuses reprises tu as d’ailleurs l’occasion de stigmatiser ce théoricisme mortifère qui a fait tant de ravages dans les années 70 du dernier siècle) : non, c’est en lecteur et en acteur de cette aventure nocturne, souterraine, hallucinée, de l’écriture de poésie, qui a décidé de ta vie que tu parles. C’est cela que relate ce livre : un cap tenu contre vents et marées, près de quarante années, au prix de la plus grande solitude, tant à travers les textes poétiques (dont Champs vient à propos nous rappeler la noire splendeur, irradiant ici dans ces « poèmes inauguraux » qui structurent le livre), qu’à travers les grandes traductions (telles que Les Techniciens du sacré, les Poésies complètes de George Oppen, ou encore cette récolte exemplaire des Objets d’Amérique), mais aussi à travers les textes narratifs ici remis en perspective dans les deux entretiens avec Matthieu Gosztola, situés au cœur de l’ensemble. Le propos étant, quel que soit le registre adopté, de changer la perspective, de retourner le champ de l’écriture, de mettre la marge au centre et le centre à la marge.    
 
On n’avait pas assez perçu la cohérence de ce projet poétique conçu voici plus d’une trentaine d’années, dont Terre ni ciel redéfinit les contours. Pire, on avait même un peu perdu de vue l’exceptionnel poète que tu es (au sens d’exception par rapport à une norme poétique le plus souvent obsolète), occulté qu’il était par ton travail éditorial, cette collection « Poésie/Flammarion » qui, si l’on y prend garde, reflète tout de même dans sa diversité une vision cohérente,  rebelle, de l’écriture de poésie : « un nouveau champ d’exploration possible » dis-tu, travail qui n’a cessé de montrer « une aversion prononcée pour la poésie convenue qui sévissait encore, qui sévit à nouveau, qui sévira toujours – en dépit de tous les travailleurs (« horribles travailleurs (1)») qui se sont succédés depuis un siècle pour lui inventer non seulement des formes, mais des perspectives radicalement nouvelles, bien au-delà des lieux communs dans lesquels on prétend l’enfermer » (p.55/56). 
 
Mais arpentons le livre lui-même, et parlons aussi de sa composition singulière. 
J’ai déjà signalé qu’il était ponctué de ces poèmes « inauguraux » (1978, 83, 86, 93) qui délimitent une sorte de chronologie onirique. L’ouverture, c’est « l’invention de la poésie », qui pourrait être lue comme une espèce d’autobiographie à demi rêvée (années 66/79), de roman de formation, ou reconstitution d’un itinéraire de découvertes, de lectures fondatrices surgies comme autant d’apparitions « miraculeuses » : «Bien des livres auront croisé ma route au bon moment, sans que j’aie l’impression d’y être pour grand-chose : il suffisait parfois que ma main se tende, saisisse l’un d’entre eux sur une étagère – et c’était justement celui dont j’avais besoin, sans le savoir. (…) il me semble que les livres qui m’auront le plus marqué seront toujours venus à moi, plus que je ne les aurais cherchés » (p.34) (2). 
Œuvres auxquelles s’adosse dès l’origine donc, tout le travail à venir, énumérées dans cette première partie ainsi que dans la section suivante « Nouveaux mondes ». Les américains bien sûr, Pound l’incontournable, mais aussi Pavese, mais aussi ces belges groupés autour de Jacques Izoard, entre autres Eugène Savitzkaya. Mais aussi Jude Stéfan (lui aussi, pour beaucoup d’entre nous, un « horrible travailleur » qui a changé notre façon de voir la poésie)) dans les très belles pages de « La traversée du Luxembourg » évoquant l’éblouissante découverte, à 29 ans, des Suites Slaves. 
La liste est longue, de tous ceux qui ont servi de pâture à cet arpenteur des marges que tu fus. Découvertes qui n’ont cessé de surgir, et pour beaucoup sont devenues autant de compagnonnages, que tu évoques dans la suite critique de « Plusieurs complices » : Paul Louis Rossi, Mathieu Bénézet, Marie Etienne et jusqu’à Philippe Beck. 
 
Arpenteur des marges, oui, car se tenant toujours à l’écart des groupes, des cénacles, des chapelles qui fleurissaient dans ces années profondes, ayant fait le choix quasiment éthique d’un isolement, d’un « ailleurs » géographique et culturel, d’une « Argentine intérieure » ou d’une « Autriche extérieure » (titres des deux section p.63 /82). Seule proximité, encore que maintenue à distance : le groupe d’ « Action poétique », auquel hommage est ici rendu pour son travail considérable de défrichement des avant-gardes et des domaines étrangers, ainsi que pour l’exploration des formes traditionnelles (les troubadours), entrepris autour d’Henri Deluy, mais à l’écart des gesticulations formalistes de l’époque dont on voit bien ce qu’il reste aujourd’hui.   
 
Le centre de gravité du livre est précisément occupé par les deux entretiens que j’évoquais en commençant, regroupés sous le titre hautement significatif de « No man’s land ». Peut-être la section la plus riche, et qui éclaire le mieux la motivation de ton parcours et les formes diverses, poétiques, narratives, qu’elle a pu prendre. Une figure erratique de l’œuvre qui laisse entrevoir (p.114) les arrières fonds fantasmatiques, la cruauté de l’écriture qui m’avait frappé dès l’abord, « comme si cette violence renvoyait aux pulsions les plus archaïques, aux troubles les plus lointains de l’espèce. La mise à distance de la conscience ordinaire, d’où naît invariablement le poème, semble ouvrir une faille dans le langage et donner accès par le biais des images qu’il suscite à la terreur qui doit souterrainement continuer d’habiter le cœur des hommes… »  
Bien sûr le tissu biographique, la place du Cambodge et du martyre du peuple khmer, mais aussi la visée décisive de cette œuvre, à ne pas négliger : projet d’une poésie ethnologique ou anthropologique au cœur de ce texte essentiel : Kambuja, stèles de l’Empire khmer que tu replaces ici dans la proximité des Elégies d’Emmanuel Hocquard, des Cose Naturali et des Etats provisoires de Paul Louis Rossi. On touche ici au « noyau dur » de l’entreprise (p.120) : « l’étrange expérience qu’est cette dépossession lucide, consciente, poussant à décrire des images dont on ignore la provenance exacte (…) le noyau poétique réside bien là : dans ce déplacement, ce retrait de la parole telle qu’on en a couramment l’usage, au profit d’un discours que je ne veux pas qualifier d’oraculaire, mais qui semble émerger d’un autre territoire mental, d’une autre région du langage… »  
Et son corollaire (p.124) : « Il s’agit moins de composer ex nihilo un texte reflétant les états d’âme de son auteur – que de s’approprier un autre matériau (…) afin de le  retravailler à sa guise : et de composer ainsi son propre texte à travers le texte d’un autre, obéissant à une sorte d’inspiration impersonnelle dont le passage en soi est assez troublant ».  
Autrement dit : « la réinscription vivante d’un matériau archaïque dans une prosodie contemporaine ».  
 
Ce qui nous conduit tout droit à la préoccupation essentielle qui fut la tienne depuis tes premiers livres : concentrer « l’effort sur la forme (lexicale, prosodique) » sans tomber cela va sans dire dans la posture « formaliste ». Il faut être aveugle pour ne pas voir que cet effort conditionne toute l’écriture de Champs. 
Incontournable question des contraintes et de l’invention prosodique abordée de nouveau dans les pages que tu consacres à l’œuvre de Marie Etienne, dans la section  Plusieurs complices (« La certitude qui vient des signes » p.207/216), dont pour une grande part l’originalité tient en une formule : « Cette prose rythmée qui porte en elle la mémoire du vers ».  
 
D’où la mise au point quant à la (trop) fameuse question du lyrisme : « Disons que la polyphonie, la multiplicité des voix « étrangères » que chacun est susceptible d’accueillir en soi est la meilleure image que l’on puisse opposer aux tenants d’un lyrisme superficiel, niaisement intimiste et satisfait de soi »(3)
 
C’est bien là que réside la « question centrale du surgissement d’une voix impersonnelle » (p.120) etqui recouvre celle d’une « idéologie » du poétique (radicalement opposée au poétisme tenace des vieilles écritures, comme si Rimbaud n’était pas passé par là). 
A ce titre, toujours dans la section « Plusieurs complices » (pénétrante lecture critique d’un certain nombre d’œuvres croisées en chemin : Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Marie Etienne, mais aussi Nicolas Pesquès, Ch’Vavar),  le chapitre consacré à Mathieu Bénézet et intitulé « La Réfutation lyrique » vient précisément compléter cette mise au point par un lumineux paradoxe qui révèle une profonde compréhension de l’œuvre de M.B. Tu écris : « …œuvre caractérisée au premier chef par cette entreprise de réfutation lyrique. C’est-à dire par la remise en cause fondamentale d’une posture d’écriture jugée à juste titre dépassée, mais s’effectuant sur un mode qu’on pourrait lui-même qualifier de « lyrique » puisqu’il dramatise ce conflit et ne répugne pas à employer certains outils de l’ancienne rhétorique ». Et quelques lignes plus loin : « son œuvre renoue au contraire avec l’énergie intemporelle du chant, qui n’est pas expression d’un seul mais passage du monde à travers lui, dans sa violence originelle : et sa splendeur sans limites. »  
Il en va de même pour ce qui concerne cet autre complice : Philippe Beck (« Le dégel du classicisme » p.225 et suiv.), remis ici à sa juste place : « œuvre qui se démarque clairement des diverses esthétiques expérimentales qui cherchaient alors à s’imposer : on peut même dire qu’elle se situait à bien des égard aux antipodes de leurs principales revendications (rejet haineux de la poésie, défense de la performance (et donc de l’oralité – contre l’écrit), culte de « l’idiotie », etc. »). Occasion pour toi de rappeler encore une fois l’essentiel : « le croisement à établir entre « modernité » et « tradition », autrement dit : comment « faire du neuf » sans détruire les filiations, repenser (et relire) le passé autrement, avancer des propositions (syntaxiques, prosodiques) originales, c’est-à-dire imaginer des « vers nouveaux » qui ne renient pas le meilleur des anciens »  
 
Mais je ne voudrais pas terminer cette  « lettre-critique » sans avoir signalé que le livre se termine sur Trois adresses, à Mathieu Bénézet, Isabelle Garron, Bernard Noël, suivies d’un Epilogue, quatre textes qui donnent au livre sa forme cyclique, où l’affectivité affleure, magistralement maîtrisée (en particulier dans la seconde, qui est à sa manière un superbe poème de  la « réfutation lyrique »). 
 
   « L’inhumanité fut 
   mon sujet » 
 
Et ce avant que l’aspect nocturne, fantasmatique et souterrain qui est la marque de ton œuvre ne reparaisse dans cette « traversée du Gange », récit halluciné que tu nous avais lu il y a quelque temps, à la librairie Tschann je crois, et qui est une véritable métaphore en même temps qu’un retour aux origines, aux premières années d’initiation orphique : « …j’avais dû laisser une partie de moi-même suspendue entre terre et ciel, devant cette ville vacillante qui était et n’était pas Varanasi : ma patrie obscurcie, plus stupéfiée d’être soudain tangible face au fleuve des morts, que je n’avais fait qu’entrevoir – et dont j’avais dès l’origine été chassé. » 
 
[Claude Adelen] 
 
1. À ce propos, je relève la judicieuse opposition faite entre Rimbaud et Mallarmé (p.117/118). Chez Mallarmé, « la langue se voit presque asphyxiée, malgré sa virtuosité baroque, Rimbaud se défait du carcan prosodique et parcourt une étendue encore vierge : la prose limpide et énigmatique à la fois des Illuminations
2. Ce qui est aussi étrangement mon cas. Je le dis dans L’Homme qui marche
3. Ce que j’appelle quant à moi dans L’Homme qui marche : parler bas sous la voix des autres. 

Yves di Manno, Terre ni ciel, Editions Corti, 2014, 21€ et Champs, Flammarion, 2014, 20€