Anatole Broyard - Kafka faisait fureur.

Par Bustos

Greenwich Village à New York est, au sortir de la guerre, le grand lieu de l'avant garde. Le lieu de l’expressionnisme abstrait. Celui, à l'image du Paris du début du siècle, de toutes les modernité et de la bohème.
Un endroit bouillonnant de toutes les fièvres de la culture.
"En 1946 dans le Village nos sentiments pour les livres - je parle de mes amis et de moi-même - allaient au delà de l'amour. C'était comme si nous ne savions pas ou nous finissions et où eux commençaient. Les livres étaient notre climat ambiant, notre environnement, nos vêtements. Nous ne nous contentions pas de lire des livres : nous devenions ce qu'ils étaient. Nous les absorbions et en faisions l'étoffe de nos propres vies. Il serait facile dire que nous nous évadions en nous. Ils étaient pour nous ce que furent les drogues pour les jeunes des années soixante.
C'est ce moment qu'Anatole Broyard a capté dans Kafka faisait fureur.
Ce qui frappe et qui donne au texte tout son charme, c'est sa fraîcheur, son évidente recherche de liberté. Anatole Broyard raconte ses années Greenwich village avec gourmandise. Il raconte une jeunesse privée de beaucoup de choses, il est lui même vétéran de la deuxième guerre et "débarque" à New York au moment où les mentalités et les modes de vie changent. Il est de cette jeunesse qu'étreint une grande soif de connaissance, il veut savoir ce qui se cache derrière l’abstraction en art et en littérature.
Et si Abstraction est le sésame de cette nouvelle modernité qui a connu les ravages de la guerre, le "mouvement vers la liberté sexuelle"  pourrait en être un autre tant l'expérimentation est au cœur des préoccupations.
Et il y a dans ce portrait d'un lieu à un moment donné la présence  irradiante de Sherri une petite protégée d'Anais Nin; artiste en devenir, véritable cicérone du jeune Anatole dans la foret de codes de Greenwich Village et maîtresse de son éducation sentimentale.
Sherri est un formidable personnage de roman.
"Elle était peintre et elle tenait davantage de l’œuvre d'art que de la jolie fille. (...) Il y avait chez elle quelque chose de frappant. Elle était un aperçu de ce qui était encore à venir, une invention pas tout à fait au point mais qui s’avérerait capitale, un signe avant-coureur ou un présage, tel l'éclatement des objets dans le cubisme ou dans l'atonalité en musique. En apprenant à la connaître, elle finirait par m'apparaître comme une maladie nouvelle."

C'est un monde perdu que décrit Anatole Broyard ; son Greenwich village au sortir de la seconde guerre mondiale est un lieu unique, autosuffisant. Pourtant Broyard a banni de son texte tout la nostalgie qu'on se serait cru en droit d'attendre. Bien au contraire, Kafka faisait fureur est – il me semble – avant tout un grand hymne à la liberté. Un livre de vie.
Cette liberté qui baigne, qui rayonne plutôt, sur l'ensemble du livre contribue à donner à ce portrait ces couleurs étonnantes et une belle vivacité plus de soixante ans après .
Anatole Broyard, Kafka faisait fureur, éditions Christian Bourgois, 15 euros.