La phylogénie du Petit Chaperon rouge

Par Baudouindementen @BuvetteAlpages

De nombreux contes partagent des points communs. Une analyse inspirée des techniques phylogénétiques utilisées en biologie permet de retracer leurs relations et leur évolution.

par Sean Bailly

Le Petit Chaperon rouge et le Loup, une gravure de Gustave Doré (1883)

Dans le conte du Petit Chaperon rouge, une petite fille traverse une forêt pour apporter des gâteaux à sa grand-mère. Dans la version de Charles Perrault (1698), elle est dévorée par le loup qui se fait passer pour la vieille dame ; dans celle des frères Grimm, datant du début du XIXe siècle, le Petit Chaperon rouge et sa grand-mère sont sauvés par un chasseur. Il existe de nombreuses variantes de cette histoire, en particulier dans la tradition orale. D’autres contes présentent aussi des points communs avec cette histoire, par exemple des animaux rusant pour tromper et dévorer des enfants ou de jeunes animaux.
 
On s'appuie sur ces similitudes pour classer et établir les filiations entre les contes d'Europe, d'Afrique ou d'Asie. Mais cette approche fait l'objet de débats. Jamshid Tehrani, de l’Université de Durham, au Royaume-Uni, a utilisé une méthode s’inspirant de l’analyse phylogénétique - qui vise à construire des arbres de parenté à partir de traits partagés - pour reconstituer l'arbre phylogénétique du Petit Chaperon rouge et de ses variantes.
 

Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Au XIXe siècle, les frères Grimm avaient remarqué que les contes allemands qu’ils avaient recueillis existaient dans d’autres cultures sous diverses formes. De nombreux érudits ont dès lors cherché à reconstruire l'histoire de ces contes, leur évolution, leur propagation à travers les différents peuples. Une tâche ardue, car la transmission orale entraîne de grandes variations des histoires et les rend difficile à dater. À la fin du XIXe siècle, le Finlandais Antti Aarne et l’Américain Stith Thompson ont eu l'idée de regrouper dans des catégories les contes qui partagent certaines caractéristiques, ou mythèmes. Le Petit Chaperon rouge correspond ainsi à la catégorie ATU 333 (qui regroupe des contes merveilleux où la victime est une petite fille et où l'adversaire est surnaturel – ici, un loup qui parle).
 
Cette méthode est cependant critiquée pour plusieurs raisons. Les contes européens étant les plus étudiés, ils introduisent un biais sur le choix des mythèmes servant à établir les catégories. Il est parfois difficile d’intégrer dans ces catégories les contes africains ou asiatiques. En outre, certains contes partagent des caractéristiques appartenant à plusieurs catégories, et certaines catégories sont très proches. C’est le cas des catégories ATU 333 du Petit Chaperon rouge et ATU 123 du Loup et des sept chevreaux (dans ce conte, une maman chèvre laisse ses chevreaux à la maison et le loup profite de son absence pour s'introduire dans la maison et dévorer les petits). On retrouve dans cette dernière catégorie des fables d’Ésope et une histoire venant d’Inde. Mais certains contes, tel celui de La Grand-Mère Tigre, en Corée, en Chine et au Japon, ou telles certaines histoires africaines, présentent des similarités avec les deux catégories.
 
Or depuis les années 1960, pour classer les différentes espèces, les biologistes s'appuient sur l'analyse phylogénétique, qui vise à établir des arbres de parenté à partir de traits partagés. C’est cette approche qu’a exploitée J. Tehrani : elle s’applique parfaitement au cas des contes, qui évoluent lors de leur diffusion orale.  Il a utilisé trois méthodes d’analyse phylogénétique pour comparer 58 variantes de contes classés dans les catégories ATU 333 et ATU 123, en s'appuyant sur 72 mythèmes tels que la nature des protagonistes (un ou plusieurs enfants, garçon ou fille), la nature du méchant (loup, ogre, tigre,…), la ruse utilisée par le méchant, etc.
 
Les trois approches donnent des résultats très similaires. Il se dégage deux ensembles, ou clades, qui correspondent globalement à ATU 333 et ATU 123, ce qui dans un sens montre que la méthode de classification classique est efficace. Les contes africains, à l’exception d’un seul, se retrouvent dans la catégorie ATU 123, ce qui suggère que le conte en question pourrait ne pas être local, mais adapté d’un conte européen importé.
 
Les contes asiatiques se démarquent des deux clades et forment un ensemble cohérent. Mais comme des mythèmes se retrouvent dans ce clade et les deux autres, la question qui se pose est de savoir comment, historiquement, se sont formés ces groupes les uns par rapport aux autres. Une hypothèse est que le groupe asiatique serait l’ancêtre de ATU 333 et ATU 123. Mais une analyse historique et chronologique ne semble pas aller dans ce sens. Par exemple, les contes de la catégorie ATU 123 existaient en Europe avant que des voies commerciales s’établissent entre l’Europe et la Chine. En outre, tous les mythèmes d’ATU 123 et ATU 333 se retrouvent dans les contes asiatiques. Inversement, des caractéristiques partagées entre les trois clades ne se retrouvent pas dans les contes européens les plus anciens. J. Tehrani en conclut que les contes asiatiques seraient des versions hybrides dérivant des catégories ATU 333 et ATU 123. Par ailleurs, certains résultats de l’analyse phylogénétique, des signaux conflictuels pour établir des liens entre les contes dans la partie asiatique, s’expliqueraient aisément si l'on considère l’origine européenne et hybride des contes asiatiques.

Avec seulement 58 variantes de contes étudiés (il en existe beaucoup d’autres, dont au moins 35 versions répertoriées en France) qui se rapprochent de l’histoire du Petit Chaperon rouge, J. Tehrani montre que l’approche phylogénétique retrouve des résultats proches de la classification classique. Mais il va plus loin en affinant certaines relations entre les contes. L’analyse phylogénétique permet notamment d'éclairer la propagation de ces contes à travers les continents.
 
Sean Bailly est journaliste à Pour la Science.
Novembre 2013

(*) La phylogénie est l'étude des relations de parenté entre êtres vivants.