Le discret traité transatlanfric

Publié le 11 mai 2014 par Blanchemanche
Le discret traité transatlanfric
LAURE NOUALHAT

Lors d'une manifestation contre le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (PTCI) ou Tafta (Transatlantic Free Trade Area) à Paris, le 10 avril 2014. (Photo Patrick Kovarik. AFP)

Enjeu mal connu des élections européennes, le PTCI, un partenariat de libre-échange entre les Etats-Unis et l’UE, menace certains acquis en matière d’énergie, de santé et d’agriculture.

S’il n’y avait qu’une seule raison de voter aux prochaines élections européennes, ce serait celle-ci : le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), négocié en toute discrétion depuis juillet. Derrière ce projet d’accord commercial entre l’Union européenne et les Etats-Unis se profile une farandole de menaces sur les normes européennes chèrement acquises dans les domaines de l’accès aux médicaments, la sécurité alimentaire, l’énergie ou la santé. Quelle entreprise ne rêverait pas de faire son beurre dans un espace qui représente 40% du PIB mondial ainsi qu’un tiers des échanges internationaux ?Depuis le début des années 2000, multinationales et lobbys privés exigeaient l’ouverture de négociations visant à créer un gigantesque marché transatlantique fort de près de 800 millions de consommateurs. C’est chose faite depuis presque un an, puisque le Conseil européen a confié un mandat à la Commission pour négocier au nom des 28 Etats membres. Ce mandat, qui n’existe qu’en langue anglaise, n’a pas été officiellement publié.«C’est une des aberrations de ce dossier : le secret qui entoure les négociations»,analyse Raoul Marc Jennar, essayiste qui a traduit et décrypté les 46 articles du mandat de négociation (1) confié à la Commission. «Il ne faut pas s’y tromper, le but est clair. Il consiste à confier aux firmes privées la possibilité de décider des normes sociales, sanitaires, alimentaires, environnementales, culturelles et techniques. Remplacer l’Etat est désormais l’objectif affiché des grandes multinationales, relayées par les gouvernements européens et américains.» D’après la Commission du commerce international américaine, plusieurs directives européennes sont considérées comme des obstacles au commerce : la directive Reach sur les produits chimiques, celles sur les agrocarburants ou sur l’eau, la réglementation sur les OGM ou la production de cosmétiques.Quatre cycles de négociations ont déjà eu lieu en toute discrétion entre Karel De Gucht, commissaire européen au commerce, et Mike Forman, représentant au commerce américain. Ils se retrouveront pour de nouvelles discussions le 19 mai à Washington avec pour objectif de proposer un texte commun d’ici à la fin de l’année. Décryptage des risques potentiels encourus en matière d’agriculture, santé et énergie.

POULET NETTOYÉ AU CHLORE ET BŒUF AUX HORMONES

«Le but du Tafta [Transatlantic Free Trade Area, soit, en français, le PTCI, ndlr] est d’obtenir une libéralisation complète des droits de douane agricoles, prévient l’eurodéputé (EE-LV) Yannick Jadot, ce qui condamnerait l’agriculture européenne à adopter un modèle encore plus intensif.» Alors que la France tente, tant bien que mal, de réduire le recours aux antibiotiques dans les élevages, d’interdire les OGM ou de diminuer de moitié l’usage des pesticides, la baisse des droits de douane permettrait d’inonder les assiettes européennes de denrées de piètre qualité. Qu’il s’agisse du poulet nettoyé au chlore ou du bœuf aux hormones, les normes américaines peuvent-elles réellement s’exporter ? «Plus concentrée, plus industrialisée et plus polluante, l’agriculture américaine est à l’opposé du modèle paysan encore en vigueur en Europe», explique Yannick Jadot. L’un des enjeux de ce traité est l’harmonisation des normes réglementaires. D’après les opposants au PTCI, celle-ci se fera fatalement par le bas ; en toute logique, celui qui a le plus de réglementations a le plus à perdre. «Si un produit chimique est validé aux Etats-Unis, il n’aura plus besoin d’être conforme à la directive européenne Reach qui est beaucoup plus contraignante que le système d’homologation américain», poursuit Jadot. L’industrie agroalimentaire américaine se bat, par exemple, pour intégrer la ractopamine dans les pourparlers. Cet activateur de croissance, utilisé dans les élevages bovins américains, est interdit en Europe. On peut très bien imaginer une entreprise américaine fabricant des biberons avec du bisphénol-A envahir le marché français qui, pourtant, a interdit l’usage de cette substance.

LES SOUS-SOLS EUROPÉENS EN ACCÈS ILLIMITÉ

Selon l’article 35 du mandat européen, «les négociations devraient viser à assurer un environnement commercial ouvert, transparent et prévisible en matière énergétique et à garantir un accès sans restriction et durable aux matières premières». Intéressant si l’on relit cette phrase à la lumière du dossier explosif des gaz de schiste. Il faudrait donc permettre un accès illimité au sous-sol européen. En votant une loi interdisant la fracturation hydraulique, la France et la Bulgarie semblent s’être déjà prémunies contre la rapacité des compagnies pétrolières américaines. Reste 26 autres pays dont le sous-sol devient alors un potentiel à exploiter «sans restriction».Le plus grave, pour les opposants au PTCI réside dans le mécanisme d’arbitrage Etats-investisseurs (ISDS) institué par l’accord, car il dépouille les Etats de leur souveraineté. L’Allemagne a demandé sa suppression, en vain. En cas de différends entre multinationales et Etats, un tribunal suprême national privé devra trancher. Imaginons que la firme de biotechnologies Pioneer conteste le choix de la France d’interdire le maïs transgénique TC1507, elle peut demander réparation devant ce tribunal.C’est ce qui s’est passé avec l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) : l’entreprise Lone Pine Resources, basée au Canada, a contesté le moratoire du Québec sur la fracturation hydraulique. Elle a porté l’affaire devant le mécanisme de règlement des différends de l’Alena. Low Pines a réclamé 250 millions de dollars canadiens (165 millions d’euros) de dommages et intérêts, considérant que«l’annulation» de son «droit à l’extraction» a violé son «attente légitime d’un environnement économique et juridique stable».«Comme si la décision démocratique du gouvernement du Québec était moins légitime et fondée que la prétention des entreprises à extraire coûte que coûte», s’énerve Maxime Combes, de l’organisation Attac, vent debout contre le PTCI. Idem dans le cadre d’un accord liant Hongkong et l’Australie : Philip Morris a porté plainte, via sa filiale hongkongaise, contre l’Australie pour sa campagne antitabac. Le cas est encore en arbitrage. «On les empêche d’avoir des profits sur ce secteur d’activité qui est le leur, c’est une forme d’expropriation indirecte qui pénalise des entreprises qui avaient planifié des investissements», explique Geneviève Hazam, également chez Attac.

«LA RÉSISTANCE S’ORGANISE»

Face à cette salve de menaces, la mobilisation s’organise en Europe comme aux Etats-Unis. En France, les régions Ile-de-France, Bourgogne, Paca, ou des villes comme Besançon (Doubs) et Niort (Deux-Sèvres) ont demandé l’arrêt des négociations. D’autres petites communes se sont symboliquement déclarées «zones hors-Tafta».«Ce traité remet tellement en cause la souveraineté des Etats et de l’Union européenne, c’est si effrayant que c’est à se demander si ceux qui donnent leur feu vert à un tel accord l’ont vraiment lu», s’insurge Raoul Marc Jennar. La France a longuement bataillé pour sortir l’audiovisuel du mandat de négociation, ce qui peine un grand nombre d’élus. «Le gouvernement français n’a pas jugé que les exceptions sanitaire ou environnementale avaient autant d’importance que l’exception culturelle, tranche Yannick Jadot. C’est regrettable.»«Des faucheurs d’OGM aux militants antigaz de schiste, la résistance s’organise»,prévient Jennar qui enchaîne les réunions dans toute la France sur ce sujet, car chacun, dans son domaine d’intérêt, s’est rendu compte qu’il était concerné. Si le gouvernement et le président français sont favorables au traité, ce n’est pas le cas de la base du Parti socialiste qui s’y oppose. «Les élections européennes ont placé ce dossier au centre de la campagne, ajoute Hazam. Si ce traité arrive jusqu’au bout, il devra être voté par le Parlement européen.» Voilà pourquoi Raoul Marc Jennar propose de transformer les prochaines élections européennes en référendum «pour ou contre» le traité transatlantique. «Il faut envoyer au Parlement européen des députés qui voteront contre ce texte», explique-t-il. A ce jour, seuls EE-LV, le Parti communiste, le Front de gauche et le Front national se sont prononcés contre le traité. Les socialistes, quant à eux, sont partagés.(1) «Le Grand Marché transatlantique : menace sur les peuples d’Europe», Cap Béar Editions, 2014.Laure NOUALHAT