Le quatrième mur - Sorj Chalandon ****

Publié le 16 mai 2014 par Philisine Cave
Sept mois de réflexion pour enfin publier un avis sur Le quatrième mur de Sorj Chalandon. J'ai bien aimé l'histoire et la forme de la narration mais très certainement, ce livre a souffert de la comparaison avec l'extraordinaire film d'animation Valse avec Bachir d'Ari Folman (que je vous recommande) et le plus embêtant demeure que le contexte historique choisi par Sorj Chalandon rend impossible sa première bonne idée (celle de mettre en scène l'Antigone d'Anouilh : une utopie à quelques jours des massacres innommables perpétrés dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et de Chatila). Samuel Akounis, juif grec à la santé défaillante, lance une mission à son jeune ami parisien, Georges : celle de monter la scène d'Antigone de Jean Anouilh en plein Beyrouth déchiré et surtout en rassemblant les différentes ethnies religieuses qui composent le Liban en guerre civile. Une promesse à laquelle Georges tient par dessus tout et qu'il mènera au péril de sa vie.
Ce qu'a parfaitement réussi Sorj Chalandon et ce qui fait qu'il est nécessaire de lire Le quatrième mur  
1) l'ambiance de détresse et de guerre est parfaitement décrite : on sent les dissensions entre les différents groupes qui composent le Liban de l'époque, les voyages en taxi canardés, les différents rituels de rencontre à respecter : on s'informe en lisant.
2) l'évolution du personnage principal, Georges, vaguement politisé au départ et qui, par les circonstances va prendre parti au point de façonner son existence en fonction de son ressenti de la pièce
3) la fin magistrale qui rassemble les prémices et la fin de la pièce d'Anouilh en une scène : le duel des deux frères et le sacrifice de la « sœur » avec un changement d'Antigone au cours de la lecture.
Néanmoins
L'idée de départ excellente - celle de rassembler un peuple le temps d'un spectacle, un peu comme les trêves de Noël opérées lors des réveillons de 1914 et 1915 lors des tranchées de la Première Guerre mondiale, de se rassurer que tout n'est pas cassé, que la réconciliation peut avoir lieu - se confronte malheureusement à la réalité historique, véritable poudrière au bord de l'implosion, qui rend le thème peu crédible.
Les rencontres narrées entre acteurs de la pièce m'ont semblé inenvisageables (même si la description des points de contact entre le héros et ces différents protagonistes fut menée à bien et réaliste : très certainement, l'ancien journaliste-reporter Sorj Chalandon fut confronté à des chefs de guerre, lors d'entretiens top secret). Je ne contredis pas le fait qu'il y avait des êtres de paix à l'époque : je précise juste que certains comédiens choisis, issus de camps diamétralement opposés et foncièrement hostiles, ne pouvaient décemment pas se retrouver à ce moment-là, fût-ce même au nom de la culture.
Deuxième point de chauffe (et ce sera le dernier) : l'Antigone de Jean Anouilh reste, selon moi, la pièce de la personnification du non, où une nation se divise entre deux clans : celui de Créon (petit dictateur en chef qui refuse des obsèques honnêtes au frère d'Antigone, sous prétexte de traîtrise et d'exemplarité) et celui de la frêle jeune fille (qui ne cesse de contredire, par ses actions nocturnes, la décision de son oncle). La différence entre l’état géopolitique du Liban et celui de Thèbes reste que le massacre final n'est pas le seul fait d'une guerre civile. Les massacres de Sabra et Chatila ne se réduisent pas uniquement à des meurtres perpétrés par de Libanais sur d'autres Libanais (violentes représailles chrétiennes sur une population civile musulmane pro-palestinienne après le meurtre du phalangiste Bachir Gemayel). D'autres nations prennent une grande part de responsabilité dans cette monstruosité. Tout d'abord les troupes israéliennes dont le chef de guerre Ariel Sharon (surnommé depuis, à juste titre, le Boucher de Beyrouth) qui autorisa l'intrusion de phalangistes chrétiens libanais dans les camps pour soi-disant repérer les terroristes palestiniens et qui interdit à ses soldats toute intervention militaire pour empêcher le génocide dès les premiers massacres de civils connus et entendus. Enfin, les Syriens qui ont bien distillé la haine en fournissant les armes et la communauté internationale qui s'est une nouvelle fois fait remarquer  par son inaction sous prétexte de neutralité. Je soupçonne même l'auteur d'avoir tenté un équilibre autour de deux personnages secondaires : Samuel comme vecteur de paix face à Sharon, agitateur de haine.
En résumé
Ce n'était pas simple pour Sorj Chalandon d'écrire un roman sous fond historique : l'auteur a fait preuve d'un courage énorme par ses choix de lieu et d'époque, a su tisser une intrigue qui tient la route malgré les bémols historiques, qui a le mérite d'éclairer une page sombre de l'humanité mondiale et de la rendre accessible à tous et à toutes. Le quatrième mur, si bien nommé (« Une façade imaginaire, que les acteurs construisent en bord de scène pour renforcer l'illusion. Une muraille qui protège leur personnage. Pour certains, un remède contre le trac. Pour d'autres, la frontière du réel. Une clôture invisible, qu'ils brisent parfois d'une réplique s'adressant à la salle. ») vaut le coup d’œil.
Éditions Grasset
Rentrée littéraire 2013
avis : Clara, Indira, Sylire, Argali, Valérie, Alex, Eimelle, Lili Miaou, Jostein, Hérisson, etc
et un de plus pour les challenges d'Asphodèle (prix Goncourt des Lycéens 2013), de Piplo,