[note de lecture] Raphaële George, "Eloge de la fatigue", par Isabelle Levesque

Par Florence Trocmé

Poezibao consacre cette journée du 19 mai à Raphaële George, à l’occasion de la parution toute récente de Double intérieur, précédé de L’Absence réelle  (Raphaële George & Jean-Louis Giovannoni), aux Éditions Lettres Vives.
Cette note de lecture d’un livre ancien de Raphaële George est complétée par :   
○des extraits inédits de son journal dans l’anthologie permanente 
○un article de Jean-Louis Giovannoni
 

« La vie, tout entière 
pour nous séparer. » 
 
Nos yeux couvrent-ils les morts ? Suaire sur lequel nous voyons, fermé, le regard arrêté. À nos yeux qui s’ouvrent ou se ferment, manque le regard intérieur, lorsque l’esprit se détache du corps. Quelque chose a été perdu.  
Errance, les mots non plus ne gardent pas les disparus, fleurs de nuit poussant sous notre visage, seconde peau soulevant la première, comme une écorce qu’on détache. Les morts pourraient (ils ne peuvent) habiter les mots, vestiges creux de présence tue. Les rejoindre, pourtant, dans le mouvement naturel et finissant du sommeil (de la vie), vapeur nue de leurs noms sur les doigts qui cherchent. Nul besoin, ils approchent nous creusant autant qu’ils sortent.  
Les mots sont là, dans leur impuissance :  
« Tirer à soi les mots et n’être pas dedans. 
Les prendre afin qu’ils s’imprègnent de nous 
Mais ils sont cette obscurité que nous n’habitons pas »  
Errance. Serons-nous présents dans les mots comme nous le voulons ? La mort, à l’initiale, nous la portons dans nos cellules. Traits qu’on peut lire sur nos visages autant que l’ADN où nos aïeux sont inscrits. Nous les portons, nous les rejoindrons devenant, à notre tour, le mort de nos vivants. 
 
La nuit rend nos morts à la vie comme elle nous montre notre double rayé le jour. Frontières troubles : entre la nuit/le jour, entre la vie/la mort. Entre soi et cet autre qui est nous-même, ancré dans notre corps, volatile à la lumière du grand jour.  
 
Les poèmes d’Éloge de la fatigue s’ouvrent sur cette présence distincte et secrète offrant une mystique où nous sommes en même temps qu’un autre et d’autres, telle est la parole entendue dans Les Nuits échangées, première partie du livre. Ceux qui nous habitent fondent l’impression de silence que nous éprouvons : 
 
« le silence de l’homme n’est que son silence d’homme 
peuplé par ce trop d’humain 
où macère la peur de n’être plus. » 
 
Les morts ne sont pas séparés de nous, pas plus que l’amour qui est dans notre chair :  
« Amour 
nuit au fond du corps 
déjà prête à m’ensevelir. » 
 
C’est un vertige énoncé en vers, un recours aussi comme si l’union avec les morts, nous la portions ainsi que l’amour. Seule la vie au regard d’une durée humaine cesse. Mais la présence ? En un regard « qui n’eut jamais besoin de voir », nos pères furent incarnés, cela vit en nous la nuit lorsque « nos faces sont tournées/ vers une autre obscurité. »  
Écho, notre part nocturne éveillée, vivante, celle qui n’est plus distance à soi-même mais présence, accord :  
« Ne plus voir 
s’entendre battre. » 
    
Ce qui existait informulé revient avec la nuit « errant sous les mots ». Pousse, sort. Vit. Ce que les mots ne savent retenir, la nuit le fait vibrer : « une parole/ qui soit l’égale d’un regard ». Terrain de lutte, avant le sommeil, nous tenons tête à la nuit : 
 
« – tête de clown articulée –  
n’étant plus qu’une superposition de visages 
nous défigurant dans cet échange impossible. » 
 
La fatigue serait-elle une trace de nuit ? Immatériel assaut « dont nous ne pouvons nous détacher ». Les yeux ouverts ferment notre regard, comme si seul l’instant précédant le sommeil pouvait être « le moment où l’on saurait/ se lever. » Les mots nous dépossèdent de cette existence pleine : 
 
« Nous si pauvres dedans, emmurés dans nos maisons. »  
Et :  
« Douce illusion… Jamais nous ne serons cette matière du temps 
qui ne veut pas de mémoire et qui pourtant montrerait 
la splendeur muette de ce qui a disparu. »  
Unité, impossible accord de toutes les particules du temps qui ne nécessiteraient aucune mémoire, serait donnée autant qu’éprouvée, un point invisible de la nuit. Raphaële George évoque Œdipe condamné à la soif car ce qui lui manque n’est pas l’eau mais « de n’être pas le désert ». 
  
Le sommeil confondu à la nuit désigne l’état le plus proche de cette unité, sans l’atteindre cependant. Notre naissance nous a tirés de la nuit du rien, et nous retournerons à cette nuit. Ce destin individuel et collectif est inéluctable.  
 
Nous réveiller nous détache un instant de la vie pleine et entière (de la nuit). Ce paradoxe fonde un dédoublement où le moi divisé n’aspire qu’à retrouver l’état d’un sommeil résultant d’une fatigue qui serait révélation de ce manque ontologique : 
 
« Jamais nous ne sommes sortis de la nuit. » 
 
Elle serait aussi confiance : 
 
« Ainsi  
notre premier pas vers Dieu 
peut-être a commencé par le sommeil. » 
 
« [C]hute dans le jour », temps morcelé de l’éveil, tout le dit dans la fatigue, aspiration de l’être à se confondre à la nuit, au regard détaché de soi, double intérieur en nous glissé. 
 
La seconde partie du livre consacre à son tour la fatigue qui ouvre les deux premiers poèmes, sujet actif de verbes qui la personnifient comme si elle incarnait ce double vivant en nous qui le jour appelle la nuit. Formules paradoxales et étonnantes, le poète déplace des réalités entendues, elles prennent corps ailleurs : 
 
« Tant de gorges sont serrées dans les murs. » 
 
Bien des phrases qu’on dirait elliptiques définissent une réalité autre (fantastique à qui résiste à cette perception), ce que le poète entend, éprouve, ce sont les voix prises dans des filets, matières inanimées devenant alors un peuple criant, autour ou dedans
 
« Un homme, une femme » ont connu « le Paradis », « sans fatigue jamais,/ sans désir non plus ». 
 
« S’ils n’avaient pas rompu cette harmonie de l’inconscience 
jamais nous n’aurions connu la fatigue. » 
 
Depuis nous sommes maudits et subissons la fatigue. Péché originel ?  
« Péché d’être », celui de la « présence qui [nous] précède ». 
 
« Nous avons tenté le Diable, et, maintenant un rien nous épuise 
Parce que jamais nous n’éprouvons la vraie fatigue, celle qui ne blesse pas. 
Notre vie est cette venue à la souffrance maintenant que la fatigue nous coûte, 
qu’il nous est impossible de passer outre à l’épuisement 
au risque de perdre le sens d’avoir été si fatigués… » 
 
La fatigue pourtant, rejoignant la nuit, confiante, pourrait nous mener vers la grâce, chemin le plus proche de la mort que le sommeil nous retire alors que nous entendons ce que l’épuisement recèle. Bascule, instant, « vertige ». Et le mot « fatigue » en boucle tisse les vers du poème, l’approchant de l’invocation : éloge qui serait un recours. Louange dans laquelle le mot répété, accumulé, rejoint une fonction magique, brandi come un rempart contre le jour, il permet d’approcher l’ « équilibre secret » (page 49 en particulier). Car nous effleurons en lisant ce « vertige » que le poète éprouve sur une faille, grâce à elle.  
    
Notre visage et nos « yeux impuissants à se fermer » ignorant « lequel devenir » et « lequel demeurer », le temps dans sa durée cristallise paradoxalement l’essence de notre manque, l’inadéquation entre ce que nous paraissons être et ce que les voix qui nous traversent et nous entourent pourraient être en nous. 
 
La mort alors défaite de la crainte devient « hors de toute réalité/ comme une paix obscure, un premier achèvement ». Fatigue qui fait apparaître le vide que nous percevons désormais, « ce jour nocturne », alliance source d’unité : « inconscience, extase ». 
 
Multiples occurrences de ce mot révélé à sa vraie nature : la « fatigue », ni rejetée, ni niée, nous accomplit. C’est une paix originelle qu’elle renoue, « silence » sans inertie, « indifférence heureuse » : 
 
« Fatigue et Sublime ne sont plus qu’un dans la tête de l’homme. » 
 
Majuscules où l’emporte l’unité, « œil unique » de « tout ce qui vit en notre absence ». « [D]evenus nos propres revenants ». La crainte de l’oubli n’existe plus, enfin réconciliés nous sommes dans « un nouveau transport où l’Être nous est restitué. » La mort alors peut être cet « état fusionnel », « ce partage total avec l’organique », la naissance. Ou le retour à la fusion originelle.  
 
[Isabelle Lévesque] 
 
Raphaële George, Éloge de la fatigue, Éditions Lettres Vives, collection Terre de Poésie, 1985 – 80 pages