Histoire gratuite : Confrontation (2ème partie)

Par Eguillot

Toutes mes excuses à ceux qui attendaient l'histoire gratuite pour hier. Avec un jour de retard, la voici! (Note pour moi-même: être plus vigilant quand je dédicace aussi le dimanche.) L'histoire gratuite de ce lundi est issue du recueil de space opera (SF) Les Explorateurs, réédité en 2011. Il s'agit de la seconde partie de la novella Confrontation. Elle restera une semaine sur ce blog avant de disparaître. Vous pouvez vous procurer le recueil complet sous format ebook et papier sur Amazon, ou sous format ebook sur Apple, Kobo et la Fnac.  Si vous habitez dans la région parisienne et que vous souhaitiez vous procurer un exemplaire dédicacé du recueil, bien sûr, vous pouvez vous rendre à l'une des séances de dédicace indiquées sur la colonne de droite de ce blog.

***

L’officier Sybille Stanwood, le plus compétent des médecins de bord, s’affairait auprès des blessés en compagnie de plusieurs collègues – le plus urgent était de neutraliser l’acide des vicieuses pastilles. Neleth le savait fort bien : quelle que soit la diligence de la réaction du staff médical, celui-ci ne pourrait que limiter les pertes. Ceux dont les souffrances étaient les plus intolérables avaient déjà été achevés par leurs propres frères d’armes.

Neleth soupira dans son casque. Ainsi en allait-il depuis le début : les hommes, connaissant les atroces tourments et les ravages corporels dont ils pouvaient être victimes, se faisaient le serment de s’aider à « passer de l’autre côté » s’il le fallait. Ce n’était ni juste, ni moral, mais c’était comme ça. Elle considéra, les narines plissées, les corps entremêlés des colossales créatures aux yeux rougeoyants, les mares de sang mauve et vermeille, les membres déchiquetés et les troncs en partie désintégrés des humains… elle ne pouvait en vouloir à ses soldats.

Plusieurs impacts de laser noircissaient l’armure d’Orlun, mais celui-ci affirma que son épiderme n’avait pas été atteint. « Commandant Callon au rapport » fit Neleth en pressant le bouton « communication » de son scaphandre.

« Un groupe de dix de ces engeances nous a tendu une embuscade, répondit la voix familière. On les a tous descendus. Douze morts parmi les nôtres.

— Nous avons également été accrochés. Vingt pertes de notre côté. (Elle entendit Callon lâcher un juron sonore.) Envoyez des sondes d’exploration avant de poursuivre votre progression. Tenez-moi informée.

— A vos ordres. »

La station est bien défendue, cela ne fait aucun doute. Jespère simplement que lamiral ne sest pas trompé et que toutes ces vies perdues ne le seront pas en vain. Le regard de Neleth se fixa sur les débris de module au sol. Deux des précieux « auxiliaires » d’Orlun avait déjà été détruits. Elle lui indiqua d’en dépêcher un autre en avant, ce à quoi Orlun obéit sans poser de question.

« Le couloir fait un coude vers la droite, décrivit-il. Je le franchis… Attention : contrôle du réacteur interne défaillant. (Orlun se mit à parler de manière accélérée.) Le module est attiré vers le fond du couloir. Reprise de contrôle impossible. La cause de la défaillance provient d’un déstabilisateur. Tirs zayborg.

— Répliquez !

— Trop tard. Le module vient d’être détruit. J’ai eu le temps d’apercevoir cinq ennemis derrière le déstabilisateur. Je signale également l’existence d’un passage transversal, que je n’ai pas eu la possibilité d’explorer. »

Neleth fronça les sourcils. Le module d’Orlun venait de les avertir d’un péril mortel. Elle en avisa Callon sans attendre pour le cas où d’autres déstabilisateurs auraient été mis en place dans son secteur. Ces engins représentaient le dernier cri en matière de technologie zayborg. Ils étaient capables de créer des puits gravifiques polarisés, sortes de trous noirs en miniature ayant le pouvoir d’attirer invinciblement à eux individus, armes ou objets de toute nature. En pratique l’énergie gravifique était focalisée en un rayon invisible projeté sur une cible donnée. Les Zayborgs pouvaient également décider d’inverser le champ d’énergie pour écraser leur proie comme un insecte contre un mur. Sans le module et l’information vitale qu’il avait recueillie, ils auraient pu surprendre de nombreux hommes – dont elle-même et Orlun – en ne leur laissant pas la moindre chance.

Neleth informa les membres du commando de la situation et ordonna d’avancer avec prudence.

Non loin de la courbe, Orlun secoua la tête : le rayon gravifique n’agissait plus. Ils économisent leurs ressources. Ces appareils sont dénormes consommateurs dénergie, analysa Neleth. Elle désigna deux tireurs d’élite.

Les professionnels appuyèrent sur un bouton de leur long fusil et ceux-ci adoptèrent la teinte cuivrée des parois du couloir, s’y camouflant parfaitement. Ils se plaquèrent à proximité de l’angle et avancèrent en silence. Bientôt, ils se figèrent. L’un d’eux s’accroupit. Ils déboîtèrent à angle droit la crosse et la lunette de leur arme et, tout en restant à couvert, braquèrent le canon en direction de l’ennemi supposé. Les Zayborgs étaient toujours en place.

La mise au point des viseurs ne prit qu’un instant mais la réaction adverse fut tout aussi rapide. Le déstabilisateur fut activé au moment même où l’un des snipers pressa la détente, défonçant le crâne d’un ennemi. Le collègue accroupi n’avait pas encore tiré quand son fusil subit l’attraction du puits gravifique. Contrairement à son compagnon, qui lâcha aussitôt son arme en sentant la traction s’exercer, il eut le réflexe de résister. Mal lui en prit. Brutalement tiré en avant il glissa contre la paroi incurvée. Avec une promptitude surhumaine, Orlun se jeta sur lui et parvint à le saisir par la cheville. Ce faisant il magnétisa son armure afin de se coller au plancher. Mais l’homme était désormais exposé à partir de la ceinture, et la puissance du rayon rendait dérisoire toute tentative de sauvetage. Orlun entendit au milieu de hurlements les os craquer. Alors, le corps de l’infortuné fut traversé par plusieurs faisceaux d’énergie. Orlun, ne percevant plus son biosigne, le lâcha.

Neleth avait assisté à la scène avec consternation, mais se ressaisit immédiatement. Elle tenait à la main une grenade à plasma dont elle régla la minuterie sur trois secondes. Terriblement risqué, mais si ça marche nous serons débarrassés deux. Elle lança la grenade devant elle en dosant la force pour qu’elle atterrisse au milieu du couloir. Comme elle l’avait prévu, celle-ci fut attirée vers le déstabilisateur bien avant d’avoir rejoint le sol.

Undeuxtrois ! calcula-t-elle. Il n’y eut pas de détonation, tout juste un sifflement discret dans le lointain.

« Le son provenait d’un désintégrateur, dit Orlun. Je dirais que celui qui l’a utilisé se trouve dans le couloir transversal dont je vous avais parlé.

— D’autres Zayborgs, conclut Neleth en faisant la grimace. (Elle s’adressa à deux nouveaux snipers.) A votre tour. Mais cette fois, lâchez vos armes si vous sentez la force du rayon. »

Les deux spécialistes procédèrent avec des gestes rapides et précis, toutefois leur fusil leur fut arraché avant qu’ils aient le temps de presser la détente. Ils se retournèrent, dépités.

« Nous sommes en fâcheuse posture, dit Orlun. Je peux essayer de les déloger avec ceci (il désigna celui des trois canons de son multiblast capable de projeter et de faire exploser des boules d’énergie).

— Non. Nous ne pouvons risquer de perdre votre arme.

— Je pourrais utiliser mes modules… »

Une déflagration retentit à quelque distance.

« Le rayon du déstabilisateur vient de s’interrompre, constata Orlun.

— Commandant Callon ? Est-ce vous de l’autre côté ? s’enquit Neleth.

— Callon n’est pas mon nom. J’ai l’impression que je passe mon temps à vous sortir d’affaire, capitaine.

— Colonel Yrm ? Vous espionnez nos fréquences ?

— "Espionner", quel vilain mot ! Vous pourriez me montrer un peu plus de reconnaissance ! C’est bien moi. Vous pouvez pointer votre joli nez par ici, vous ne risquez plus rien. »

L’un des modules envoyés en observation confirma la chose : le colonel Baster Yrm et ses Kual’Thars avaient bel et bien surpris les Zayborgs par-derrière, éliminant l’ennemi pendant que son attention était focalisée ailleurs. Neleth franchit le coude, escortée d’Orlun et des soldats qui composaient l’avant-garde. Baster Yrm, lui aussi revêtu d’un scaphandre de combat, une série de grenades en bandoulière, approchait en personne, secondé de quelques insectoïdes. Elle leur fit signe de faire halte.

Ils parurent hésiter, mais s’immobilisèrent avant d’atteindre le croisement avec le couloir transversal. Progressant à pas de loup, Neleth lança d’un geste vif une nouvelle grenade dans l’ouverture. L’objet rebondit contre une paroi puis explosa en faisant trembler la structure.

Eblouie par le rougeoiement, Neleth ne vit pas surgir dans le sillage de la déflagration un Zayborg qui s’était projeté au plafond.

Le multiblast d’Orlun le cueillit d’un unique rayon laser, transperçant le masque de l’alien et lui tranchant la gorge. Neleth fit un petit bond de cabri en arrière quand le cadavre tomba à ses pieds.

Le passage transversal comportait plusieurs corps aux écailles noircies par l’explosion, mais aucun ennemi vivant. En pivotant vers la délégation d’Indépendants qui lui faisait face, Neleth eut le sentiment que les Kual’Thars la dévisageaient – si tant est que l’on puisse deviner où portait leur impénétrable regard aux multiples facettes.

« Mes amis ont trouvé ceci, dit Yrm en présentant deux fusils de sniper dont la lunette était brisée. Vous ne devriez pas laisser traîner vos armes partout, cela fait désordre. (Les snipers concernés récupérèrent leur bien en donnant l’impression d’avoir avalé un cigare.)

— Dites-moi, que font des Kual’Thars si loin de la planète Rama ?

— Nous pouvons répondre directement, intervint d’une voix nasillarde le plus grand des insectoïdes. Tout d’abord laissez-moi me présenter : Quo’Wutz, leader de la quatrième section des forces d’interposition.

— Enchantée. Je suis le capitaine Neleth Ortez. »

Le Kual’Thar inclina le chef en une imitation saccadée de mouvement humain.

« Comme vous le savez les Zayborgs nous ont jadis persécutés sur Rama. Si vous autres Humains êtes vaincus, ils nous envahiront de nouveau et les persécutions reprendront. Nous sommes ici pour empêcher cela.

— C’est une vision pragmatique de la situation.

— Je vous conseille de nous suivre, dit Yrm. Nous possédons les plans de la station.

— Tiens donc. Comment vous les êtes-vous procurés ?

— Vous avez sans doute plus de moyens que nous à la Confédération, mais pour sa part la Fondation des Indépendantistes possède certainement le réseau de renseignements le plus efficace de la galaxie.

— Cela ne me dit pas comment vos services les ont obtenus.

— A chacun ses petits secrets.

— Mmm… Et où comptez-vous nous mener ?

— Vers ce que nous cherchons tous les deux, répliqua-t-il en souriant mystérieusement. Je crois que vous pouvez me faire confiance, après ce que j’ai fait pour vous.

— C’est à moi qu’il appartient d’en décider… (Elle se tourna vers Orlun mais celui-ci demeura impassible. Elle résolut de se fier à son intuition et prit une profonde inspiration.) Vous ne me laissez guère le choix. Je ne voudrais pas que l’un de mes hommes tire par inadvertance sur un de vos amis.

— Et réciproquement.

— J’accepte donc provisoirement que vous nous guidiez, mais sachez que mes hommes n’obéiront qu’à moi seule.

— C’est entendu. »

Les Kual’Thars étaient à peine moins nombreux que les soldats sous le commandement direct de Neleth. Par souci d’équité ils formèrent deux colonnes côte à côte, l’une composée d’humains la seconde d’insectoïdes. Les premiers lançaient des regards nerveux sur leurs impénétrables compagnons et un lourd silence régnait dans les rangs. Neleth et Orlun suivaient Baster Yrm et Quo’Wutz en tête. La compagnie avança le long de coursives sinueuses, au travers de passages tellement pentus qu’il fallut avoir recours à la fonction anti-grav des ceintures pour ne pas risquer de s’écraser au sol. Et toujours hommes et insectoïdes s’enfonçaient dans les profondeurs de la station, précédés par l’une des sondes d’Orlun envoyée en reconnaissance. Neleth ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur les motivations exactes de ses alliés de circonstance. Ce ne peut être un piège, raisonnait-elle. Aucun KualThar ne sest jamais allié avec un Zayborg. Et puisce serait en totale contradiction avec la personnalité de Baster Yrm de nous conduire dans ce genre de traquenard en foulant aux pieds le traité de paix... à ce que jen sais. Ils sont à la recherche de larme, cela ne fait aucun doute. Mais que veulent-ils en faire ?

Elle observa à la dérobée le colonel Yrm, sa démarche tranquille, son menton énergique, ce mélange si particulier de désinvolture et d’expérience qui portait sa signature. Elle comprit pourquoi ses hommes – à tout le moins quand il s’agissait d’Humains – l’appréciaient : avec lui on n’avait pas l’impression d’aller se mesurer aux créatures les plus cruelles de la galaxie, mais plutôt de participer à une activité anodine, sans conséquence notoire. Pourtant sous ce masque décontracté l’homme restait vigilant, et l’instinct de Neleth lui soufflait qu’il était de ceux auxquels on pouvait se fier en cas de coup dur.

Ils débouchèrent dans un corridor desservant plusieurs pièces. Baster et Neleth assignèrent des gardes devant chaque porte et découpèrent au laser une ouverture dans la première. Ils s’abritèrent derrière les parois et se tinrent prêts à toute éventualité. Puis ils firent tomber la plaque.

« Je ne perçois que trois biosignes, dit Orlun. Humains. Pas de système de sécurité automatique. »

Ils pénétrèrent néanmoins précautionneusement dans la salle plongée dans la pénombre, où seuls des écrans luminescents projetaient une lueur diaphane et où des lumières éparses clignotaient. Les sphères éclairantes de leur scaphandre, détectant le faible niveau de photons, s’activèrent. Neleth remarqua tout d’abord la rangée de cinq terminaux informatiques de forme cylindrique. Les petites lumières émanaient de trois d’entre eux, deux étant éteints. Des trois en activité jaillissaient des tiges métalliques noires aux arêtes coupantes et dont l’extrémité rejoignait de volumineux tubes transparents nimbés d’une vapeur blanche. Neleth s’approcha de l’un d’eux… puis recula d’un pas, les yeux exorbités. Des cerveaux ! C’est à peine si elle sentit la large main de Baster se poser sur son bras en guise de réconfort.

A l’intérieur des sarcophages les tiges étaient en effet directement reliées à des crânes humains, lesquels avaient été proprement ouverts et révélaient des cerveaux à nu. Comble de l’horreur, l’individu qu’avait découvert Neleth était encore conscient, ses grands yeux bleus fixant l’un des écrans penchés vers lui.

Elle déglutit péniblement avant d’oser de nouveau se rapprocher. L’homme était nu comme un ver et en-dehors de son crâne profané ne semblait pas avoir été victime de sévices, pour autant qu’elle pût en juger. L’écran montrait des images de guerre. Un autre à proximité projetait des scènes d’amour et le troisième des séquences de torture. Les deux hommes qui les contemplaient avidement dans leur prison de vitriglass étaient également en vie.

Quant aux deux derniers écrans ils étaient éteints et cela avait quelque chose de sinistre. Un bref examen lui en apprit la raison : les tubes à leur pied contenaient les cadavres d’un homme et d’une femme, dont le crâne avait aussi été incisé. Leur décès ne devait pas remonter à bien longtemps car les corps blafards étaient en bon état de conservation.

Leur regard sans vie scrutait encore les moniteurs opaques.

Neleth détourna le visage, écœurée. Dans un premier temps, personne n’osa parler. Orlun et les Kual’Thars présents dans la pièce, bien que ne pouvant partager les émotions humaines, perçurent le désarroi de leurs alliés et respectèrent le silence. Ce fut Baster Yrm qui finit par le rompre. « Nos informations étaient exactes, dit-il entre ses dents. Nous savions que des Humains étaient détenus ici et faisaient l’objet de… d’expérimentations (il grimaça sous son casque), c’est pourquoi nous avons décidé de vous prêter main-forte quand vous êtes intervenus.

— Pourquoi nous avoir attendus ? (Le ton de sa propre voix parut à Neleth trop aigu mais elle ne chercha pas à le modérer.) Pourquoi ne pas avoir monté d’opération de sauvetage dès lors que vous aviez l’information ? »

Baster secoua la tête tristement. « Nous n’avions pas les moyens de nous mesurer à leur frégate et à leurs satellites de défense. Même en profitant de l’effet de surprise et en combattant à vos côtés, nous nous en sommes tirés de justesse. (Il reporta son regard vers les trois hommes encore en vie.) Vous croyez que… que vos médecins de bord parviendront à les sauver ?

— Les sauver… Je ne suis pas médecin, mais… ces tiges ont l’air de plonger profondément dans leur cortex cérébral. En admettant que nous réussissions à les retirer sans dommage physique… qui peut dire ce que ces malheureux ont enduré. Qui peut dire si vivre sera pour eux une chance ou un enfer ? Connaissant les Zayborgs, je ne suis pas optimiste.

— Vous… vous ne voulez tout de même pas… »

Ils s’entreregardèrent. Neleth avait les traits défaits. Finalement, elle pencha la tête de côté. « Je vais appeler Sybille… c’est notre médecin-chef. »

Il y avait cinq autres salles équipées de la même manière. Huit hommes et sept femmes étaient encore en vie. Sybille Stanwood affirma être en mesure de les sauver à condition de parvenir à les séparer du dispositif pour leur greffer dans les plus brefs délais une prothèse crânienne. Neleth lui donna l’autorisation et Sybille prit les dispositions nécessaires.

Quelles pouvaient donc être la fonction et la finalité des appareils ? Neleth interrogea à ce sujet Baster et Quo’Wutz, mais ils préférèrent ne pas se risquer à émettre des suppositions. Ces expériences (conditionnement ?) attestaient en tout les cas l’intérêt nouveau et particulier des Zayborgs envers la biologie et le psychisme humain. Mais en quoi les connaissances acquises leur permettraient-elles de développer une technologie contre l’humanité ? Les terminaux étaient encore en fonction au moment nous sommes intervenus. Avec un peu de chance, cela signifie que la phase de recherche est toujours en cours et que larme nest pas au point.

Baster pressa un bouton sur le gantelet de son scaphandre, faisant se matérialiser un hologramme en coupe horizontale de l’intérieur de la station où ils se trouvaient. Il montra à Quo’Wutz un emplacement. Son compagnon cliqueta des mandibules en signe d’acquiescement. « Nous pensons savoir où se situe la salle de commande, dit Baster en fixant Neleth droit dans les yeux. Vous et vos hommes pouvez nous accompagner, si le cœur vous en dit. 

— Nous n’en sommes plus très loin à ce que je vois. (Elle hocha la tête.) Allons-y. Finissons-en au plus vite. »

Ils progressèrent quelque temps sans être inquiétés. La base semblait désertée en apparence – Stud Callon ne rencontrait pas non plus de résistance de son côté –, mais il y avait, sous-jacente, une tension n’augurant rien de bon… Le sentiment que dans l’ombre, l’ennemi rassemblait ses forces pour frapper. L’inquiétude ne fit que croître quand Orlun avertit Neleth de la présence un peu plus loin d’un croisement propice à un traquenard. « Inoccupé pour le moment, précisa-t-il, mais les Zayborgs pourraient surgir de plusieurs entrées à la fois.

— Ce croisement est mentionné dans le plan, intervint Baster qui avait suivi l’échange. Nous n’avons d’autre choix que de le traverser pour accéder à la salle de commande. » Neleth alerta ses soldats et ils continuèrent avec une circonspection redoublée.

L’endroit en question n’avait en effet rien de rassurant. Quatre des passages donnaient sur des corridors où figuraient plusieurs portes, derrière lesquelles à cette distance il était impossible d’établir ou de réfuter la présence de l’ennemi. Méthodiquement, Kual’Thars et Humains se répartirent en formation défensive. Baster désigna le cinquième couloir, le seul en pente ascendante. Le seul où l’on ne voyait aucune ouverture et le plus étroit. « C’est par…

— Soldats, je m’adresse à vous. »

Artificielle, c’était assurément l’impression que donnait la voix qui venait de s’imposer dans les casques. Elle n’avait rien de remarquable en elle-même, pourtant Neleth se surprit à tendre l’oreille et à attendre la suite avec avidité. Ses compagnons humains étaient également au summum de leur attention, contrairement à Orlun et aux Kual’Thars dont l’attitude n’avait pas varié.

« Vous êtes venus ici en sachant n’avoir aucune chance de revenir vivants dans vos foyers. Les forces liguées contre vous sont incoercibles, impitoyables et inexorables. A quoi bon lutter ? Vous le sentez, jamais vous ne retrouverez vos familles, jamais vous ne retrouverez la quiétude de vos demeures. Vos restes seront éparpillés ici… »

Neleth grinçait des dents et de la sueur perlait à son front. Au prix d’un exténuant effort mental, elle trouva la ressource de modifier la fréquence de son émetteur-récepteur. La voix se tut dans son casque. A son propre atterrement elle avait réalisé qu’elle buvait ces paroles pourtant issues de la propagande la plus grossière. Pourquoi lui était-il tout à coup devenu si ardu de tenir compte de ce que clamait haut et fort son intellect, elle ne pouvait se l’expliquer. Le message avait rencontré en elle une inconcevable résonance.

Même à présent, elle avait l’impression de n’être plus qu’une éponge absorbant l’immense chagrin et le désespoir de l’univers. Il lui fallait se reprendre, elle devait commander à ses hommes de désactiver l’émetteur-récepteur de leur casque… Ses lèvres demeurèrent scellées. Aussi effarant que cela put paraître, ce qui avait agi sur elle n’était toujours pas neutralisé. Non ! Ce nest pas logique ! hurla-t-elle intérieurement, je ne perçois plus la voix ! Pourtant quand celle-ci ordonna aux autres de s’agenouiller et d’attendre la mort, elle imita Baster et les soldats humains. Elle plia les jambes et courba l’échine, le cœur inondé de douleur et d’apitoiement sur elle-même, les yeux ruisselants de larmes.

Orlun contemplait la scène en interrogeant ses bases de données et en faisant de son mieux pour analyser la situation.

Alors, les portes des couloirs s’ouvrirent simultanément et les Zayborgs passèrent à l’offensive.

Les Kual’Thars les accueillirent. Secondés par Orlun et ses modules, ils ouvrirent le feu avec une précision méticuleuse. Sans relâche ils tirèrent, abattant l’agresseur de loin ou à bout portant… tant et si bien qu’en dépit de quelques pertes ils parvinrent à briser l’assaut.

Les Zayborgs ne s’étaient pas attendus à une résistance aussi efficacement organisée. Leurs corps sans vie, désarticulés, jonchaient les corridors.

Neleth ressentit un changement. Rage et colère froide se superposaient au désespoir. Sous le coup de ces violentes émotions, incompréhensibles et contradictoires avec ce qu’elle éprouvait jusqu’alors, elle se mit à trembler de tout son corps. Elle cria, croyant devenir folle. Puis en un éclair vint la révélation. Les aliens étaient responsables de ses malheurs personnels aussi bien que des déboires de la communauté humaine. Tous les aliens. Il fallait les éradiquer pour ne plus ressentir douleur ni chagrin. Et pour commencer, se saisir de son désintégrateur et abattre l’immonde Kual’Thar qui se penchait vers Baster et lui collait traîtreusement quelque chose sur son casque. Si seulement elle arrivait à bouger son bras… Prise de faiblesse, elle ne put qu’esquisser un geste vers son arme.

Tous les membres de son bataillon ne furent pas ainsi réduits à l’impuissance. Deux d’entre eux, le visage révulsé, transpercèrent de leurs tirs un trio de Kual’Thars qui gardaient l’une des entrées. Orlun et plusieurs insectoïdes répliquèrent, éliminant froidement la menace. Dans l’intervalle une deuxième vague de Zayborgs profita de la confusion pour lancer l’assaut. Les forces s’étaient cette fois dramatiquement équilibrées.

Neleth sentit qu’on lui posait à son tour quelque chose sur le casque. L’instant d’après son crâne lui parut exploser en une myriade de fragments étincelants. Au début elle crut qu’elle allait s’évanouir, mais les ondes de douleur s’estompèrent peu à peu et elle s’aperçut que ses idées se remettaient en place. Elle avait l’impression d’émerger d’un pénible cauchemar, mais du moins ses forces et son contrôle sur soi lui revenaient-ils. Elle remarqua deux autres insectoïdes qui circulaient parmi les hommes pour fixer le même dispositif ovale qu’elle pouvait sentir à l’extrémité de son gant. Alentour les combats faisaient rage, les Kual’Thars tenant – mais à quel prix ! – les différentes entrées. Neleth se régla de nouveau sur sa fréquence d’origine pour joindre Baster. Le colonel venait de neutraliser d’un tir de paralyseur un soldat humain qui brandissait son arme, dont le regard était celui d’un dément.

« Que se passe-t-il, colonel ?

— Vos hommes sont devenus paranoïaques. Nous l’étions aussi mais le brouilleur posé sur notre casque irradie des ondes qui nous protégeront durant les trois prochaines heures. Passé ce délai, les radiations deviendront mortelles si nous ne sommes pas décontaminés. »

Un Zayborg franchit les lignes de défense en s’accrochant aux interstices du plafond. Neleth dégaina d’un geste fluide et d’un tir instinctif le toucha au cou. Elle roula de côté pour éviter le cadavre. Apparemment ses réflexes étaient intacts.

« Suivez-moi ! cria Baster. Vite ! » Il se dirigea vers le couloir en pente et commença à grimper à quatre pattes aussi prestement qu’il le pouvait. Neleth enjamba les corps enchevêtrés d’humains et de Kual’Thars et s’engouffra dans l’ouverture, bientôt suivie par Orlun. Arrivé sur le seuil, l’androïde se retourna et fit jouer la redoutable puissance de feu de son multiblast associée à celle de ses modules pour défendre l’accès.

Baster s’était immobilisé à plat ventre non loin de l’extrémité du boyau. Neleth rampa à ses côtés. « D’autres nous attendent, je le sens, murmura le colonel entre ses dents. Si nous nous avançons trop et nous faisons repérer, ils ne nous manqueront pas.

— Orlun, vous m’entendez ? chuchota Neleth.

— Affirmatif.

— Nous avons besoin d’un de vos modules sur-le-champ. Amenez-le vers nous. »

Une courte silhouette dotée d’un œil rougeoyant flotta bientôt jusqu’à eux.

« Bien. Orlun, dès que je vous le dirai vous enverrez le module en avant très rapidement. Puis vous le manœuvrerez de manière à éviter les tirs adverses et tenterez de répliquer.

— Entendu.

— Colonel, vous êtes prêt ? (Il eut un geste d’approbation.) Orlun, maintenant ! »

Deux rayons laser effleurèrent le module lancé à vive allure, faisant fondre une partie du métal juste devant Neleth et Baster. Ils réfrénèrent leur élan mais n’eurent pas à attendre longtemps pour percevoir de nouveaux tirs, dirigés ailleurs. Alors ils se jetèrent en avant. Tout alla très vite : Neleth et Baster jaillirent de l’ouverture qui donnait sur une petite plate-forme surélevée. Ils ouvrirent le feu dans la direction supposée des ennemis, c’est à dire de part et d’autre de la sortie. Ils se tenaient bien là. Le premier Zayborg, de type longiligne et dont le bras gauche intégralement cybernétique était pourvu d’un lance-grenades, visait le module avec sa seconde arme, un désintégrateur. Il détruisit sa cible à l’instant précis où Neleth tira. Le système nerveux de l’alien avait dû subir un traitement pour qu’il ne ressente que de façon très atténuée la douleur, car il eut l’air simplement surpris en constatant la présence d’un grand trou dans sa cuisse. Cependant il chancela, tout en cherchant activement d’où provenait le péril. A peine son œil de braise se fût-il posé sur Neleth qu’elle l’achevait d’un tir décisif en pleine poitrine.

Baster n’eut pas autant de chance. Le rayon laser de son arme fut dévié par l’armure de titanium que portait le second Zayborg, un individu plus trapu armé d’un volumineux lance-flammes. Ne pouvant l’utiliser à si courte portée, il le lâcha pour se jeter sur Baster. Vif comme un serpent, il écarta le bras qui tenait le phaser, lui faisant manquer son coup. Le monstre poussa un rugissement de victoire. Il plongea une main griffue dans le flanc de sa victime, traversant le scaphandre et lacérant cruellement les chairs. Son autre main s’abattit vers le respirateur, point faible du scaphandre. Grimaçant de douleur, Baster la lui saisit au vol et se débattit, cherchant à déséquilibrer l’ennemi.

Neleth se tourna vers les combattants imbriqués dans leur lutte mortelle. Avant qu’elle ait pu ajuster le Zayborg, les deux se mirent à rouler sens dessus dessous, prenant de la vitesse en descendant le long d’un pan incliné qui communiquait avec la plate-forme et débouchait sur la salle de commande.

C’est en les poursuivant qu’elle aperçut l’Ektrim à une vingtaine de mètres de là. Sa peau grise était parcourue par intermittence de courants électriques bleutés, son crâne oblong et sa haute taille ne faisaient qu’ajouter à sa minceur, ses mains en forme de serres s’agitaient follement sur une console. Le terminal auquel celle-ci était reliée occupait toute la façade du mur mitoyen. Y était intégrée une sphère vibrante d’énergie du volume d’une boule de speedball. Neleth nota tous ces détails de manière photographique, en l’espace d’une seconde à peine. Il y avait plus urgent à régler.

Au bas de la pente, le Zayborg était à califourchon sur Baster, qui le tenait par les poignets. La résistance du colonel était méritoire mais son adversaire avait des muscles d’acier, ses griffes n’étaient plus qu’à quelques millimètres du respirateur et sur le point de sectionner l’arrivée d’air. Les combattants jetaient toutes leurs forces dans l’empoignade, l’un avec l’énergie du désespoir l’autre avec une froide détermination, cependant leur relatif immobilisme facilita l’intervention de Neleth. Le Zayborg eut un violent spasme et se redressa, le crâne défoncé. Son corps se raidit et il tomba en arrière. Les yeux hagards, Baster repoussa le cadavre et se mit tant bien que mal sur son séant, tâtant sa blessure. Celle-ci paraissait moins grave qu’il ne l’avait cru tout d’abord, le scaphandre ayant limité la profondeur des entailles.

Maintenant, lEktrim, pensa Neleth. La présence en ces lieux d’une créature aussi rare et mystérieuse était la preuve de l’importance que l’ennemi accordait à ses expérimentations sur les Humains. Des rumeurs non confirmées prétendaient que c’était les Ektrims qui, sur la planète d’origine des Zayborgs, avaient assujetti ces féroces prédateurs et manipulé leur code génétique comme leur anatomie pour augmenter leur efficacité au combat. Certains soutenaient – le sujet prêtait à controverse – que les Zayborgs ne représentaient que la force de frappe aveugle et les Ektrims, le cerveau qui la commandait. Des anthropomorphes vivant dans l’ombre, dont on n’était jamais parvenu à capturer un seul spécimen vivant.

L’individu en question se tenait à une vingtaine de mètres de distance et ne cherchait pas quant à lui à se dissimuler. Il s’était tourné vers eux et tendait les bras au-dessus de lui à la façon d’un sorcier invoquant une puissance supérieure. Ce qui semblait être le cas : de ses longs doigts visqueux jaillirent des arcs électriques qui rejoignirent en crépitant la sphère entraperçue précédemment. Laquelle s’était détachée du terminal le long du mur et flottait en l’air en surplomb, maintenant auréolée de filets mauves. Neleth voulut menacer de son désintégrateur l’Ektrim, mais sa main s’ouvrit comme de sa propre volonté, et l’arme lui glissa des doigts. Oh non, cela ne va pas recommencer ! Elle jeta un coup d’œil vers Baster. Assis à ses pieds, le colonel la regarda d’un air désolé. Elle n’eut pas besoin de mots pour comprendre qu’il subissait également la mystérieuse emprise.

***

Ailleurs dans la base, les soldats de Neleth et de Callon jusque-là restés en état de choc – ils étaient nombreux – recouvrèrent l’usage de leurs facultés psychiques à l’instant où l’Ektrim déconnectait la sphère de son terminal. Ils virent avec horreur que seuls, une poignée de survivants Kual’Thars résistaient encore avec abnégation aux Zayborgs. Provisoirement délaissés, ils prirent l’ennemi à revers. La fureur vengeresse qui les animait à présent alliée à l’effet de surprise retourna pour de bon l’affrontement en leur faveur.

Orlun faisait partie des rares rescapés à s’être battus depuis le début, mais son armure avait subi trop de dégâts et était devenue une encombrante coquille inerte. Il mit à profit la diversion pour s’en débarrasser avant de reprendre le combat de plus belle.

***

« Votre petit dispositif est ingénieux mais insuffisant pour résister au pouvoir de la Sphère d’Empathie ! »

Même filtrés par le traducteur universel intégré aux scaphandres, les accents de voix étaient discordants, comme si son propriétaire, l’Ektrim dont les longs cils s’étendaient vers l’extrémité de son crâne, n’avait pas eu toute sa raison. Il toisa ses victimes de ses minuscules yeux porcins, qui finirent par se river sur Baster. « Je sais pertinemment, colonel Yrm, que votre insignifiante Fondation a intercepté l’un de nos vaisseaux et volé une partie des plans de ma chère invention. Mais vous êtes loin d’en avoir saisi toute la complexité. Votre piètre bricolage pour en contrer les effets n’est pas au point. Bientôt, nous la produirons en quantité industrielle et le genre humain assistera aussi impuissant que vous l’êtes à son propre anéantissement. Contemplez donc le pouvoir de la Sphère ! »

Un trou noir s’ouvrit devant Neleth et Baster et les engloutit irrémédiablement, les aspirant dans le vide intersidéral.

De l’autre côté, la gigantesque bataille d’Ezelias 2 avait commencé. Tout semblait se dérouler de manière prévisible, avec le mélange d’ordre et de chaos propre à ce type d’affrontement… jusqu’à ce que l’un des vaisseaux amiraux humains retourne tout à coup ses canons contre un destroyer novien. Ce fut le signal de l’anarchie. Les Humains se mirent à combattre leurs alliés, semant le désordre et la plus extrême des confusions. Pour le plus grand profit des Zayborgs bien sûr, qui détruisaient les lignes de la Confédération une par une.

L’environnement se troubla subtilement et en un battement de paupières, Baster et Neleth se matérialisèrent dans une coursive d’un vaisseau mère de la Confédération. Intangibles et invisibles, ils assistèrent impuissants à d’indescriptibles scènes de démence. Neleth crut d’abord qu’il s’agissait d’un androïde déréglé, mais c’était bien un homme qui se cognait méthodiquement la tête contre un mur. Il finit par se fracturer le crâne et se laissa glisser au sol, son sang formant une flaque noirâtre sous son visage qui devenait livide. Un peu plus loin un tout jeune officier était agenouillé comme en prière. Il s’était enfoncé les majeurs dans les orbites. Il y avait des poursuites, des femmes qui tiraient sur des hommes en poussant de grands cris et inversement. Certains s’en prenaient au matériel, parfois à coups de grenades à plasma. Quelques-uns gisaient à terre, les yeux exorbités, la bouche largement ouverte et la bave aux lèvres.

Le bâtiment se disloqua quand une explosion survint dans la chambre où étaient stockés les caissons d’antimatière. Choqués, effarés et écœurés, Neleth et Baster se retrouvèrent de nouveau flottants dans l’espace.

La flotte de la Confédération était en déroute et une partie des Zayborgs s’en prenait maintenant aux défenses d’Ezelias 2.

Nouveau battement de paupières. Au travers d’un voile de grisaille, Baster et Neleth virent se recomposer le visage hautain et aristocratique de l’Ektrim. Neleth avait la nausée. Quelque désespérés que fussent ses efforts, elle ne parvenait pas à reprendre le contrôle du moindre de ses muscles. L’Ektrim l’examinait, sa bouche menue aux fines lèvres violacées tordue en un rictus de mépris. « Aucun de mes confrères ne s’est jamais intéressé à ceux de votre race, cracha-t-il, mais il m’a suffi à moi (il prononça un nom inintelligible) de l’étudier un certain temps pour en deviner le principal point faible. L’un de vos lointains ancêtres, le théoricien Sun Tzu le savait déjà à son époque, et ses théories ont été reprises par tous les adeptes de la propagande : l’information, vraie ou fausse, est toujours susceptible de vous influencer. La plupart des informations ont une résonance en vous, à des degrés plus ou moins importants. Faibles comme vous l’êtes, vous subissez cet affect plutôt que de le dominer…

« De tout temps les pitoyables Humains que vous êtes se sont servis de l’information et de l’émotion pour se manipuler mutuellement. Mais vos méthodes manquaient de mordant. Moi seul ait découvert à force d’expérimentations comment agir directement sur vos centres affectifs, comment vous pousser dans le sens où je le souhaitais, comment briser vos défenses naturelles pour libérer vos pulsions destructrices ou autodestructrices. Vous avez pu le constater, les résultats sont prodigieux. (Une inquiétante étincelle se mit à luire dans son regard.) Bien... Maintenant que vous connaissez la destinée de ceux de votre espèce, il ne vous reste plus qu’à mourir. Mais d’abord je veux avoir le plaisir de vous voir vous tordre de douleur. »

Les courants électriques de l’Ektrim s’unifièrent pour former une ardente boule d’énergie entre ses doigts. Neleth et Baster firent vainement appel à toutes leurs réserves de courage et de volonté pour se sortir d’affaire : le pouvoir de la Sphère d’Empathie était trop grand, ils se heurtaient à un mur lisse et infranchissable.

C’est alors que l’Ektrim haussa les sourcils et se mit à fixer un point derrière eux en hauteur. Son visage se crispa de contrariété. Il voulut projeter son globe, mais avant d’avoir achevé son geste fut transpercé de plusieurs rayons d’énergie. Un gluant liquide grisâtre s’écoula des points d’impact. Il recula de quelques pas en arrière, le corps tressautant spasmodiquement, agité de courants électriques de moins en moins brillants. Quand ils se furent tous éteints il se figea et tomba face contre terre en émettant un bruit spongieux.

La Sphère n’était plus auréolée d’énergie. Prise en charge par son système anti-grav, elle se mit à descendre tout doucement. Neleth et Baster s’ébrouèrent – sa blessure se remit à le lanciner – vérifiant qu’ils avaient bien repris le contrôle de toutes leurs facultés. Réaliser pleinement le péril auquel ils venaient d’échapper leur était difficile : ils étaient comme vidés de toute sensibilité, nerveusement aussi éprouvés que s’ils n’avaient pas dormi plusieurs jours de rang. D’un même mouvement, ils se retournèrent vers leur sauveur. C’était un module d’Orlun. Un simple module ! Il parut les considérer quelques instants de son œil impersonnel avant de perdre également de l’altitude et de se poser.

« La Sphère n’est plus active, dit Baster. Nous pouvons retirer nos brouilleurs. »

Il joignit le geste à la parole, et Neleth l’imita. Dans le même temps elle tenta de contacter Orlun et Callon. A son intense soulagement, ils étaient tous deux vivants – bien que la voix du second semblât surgie d’outre-tombe. Les nouvelles étaient plutôt rassurantes : malgré de terribles pertes, les derniers ennemis étaient circonvenus, Humains et Kual’Thars en passe de l’emporter.

Elle considéra le cadavre de l’Ektrim. Restait une question qui la taraudait depuis qu’elle n’était plus sous l’empire de la Sphère. La bataille d’Ezelias 2 avait-elle réellement été remportée par les Zayborgs ou tout ce qu’ils avaient vu n’avait-il été qu’illusion ? Malheureusement la réponse ne se trouvait pas ici. Si brûlante fût-elle, l’interrogation devait être reportée à plus tard.

Neleth s’approcha de la Sphère, que Baster examinait avec circonspection. « Voici donc ce qui nous a causé tellement de tort, murmura-t-elle.

— Une invention bien plus dangereuse qu’il n’y paraît, renchérit-il.

— Oui. C’est pourquoi il est vital que les comités scientifiques de la Confédération puissent l’étudier de fond en comble. »

Baster leva un sourcil intrigué. « Ce sont eux qui vous ont envoyée ici ? Une militaire de votre rang ?

— Eh bien… pas exactement.

— Qui donc alors ? »

Neleth détourna les yeux, le temps de réfléchir quelques secondes. Elle n’avait pas à le lui dire, mais après ce qu’ils avaient enduré ensemble, son sens de la justice lui soufflait qu’il avait le droit de savoir. « L’amiral Hemcheberria, lâcha-t-elle dans un soupir.

— Hemcheberria dites-vous… Si nous parlons bien du même individu, sa réputation n’est pas au-dessus de tout soupçon. »

Neleth haussa les épaules. La plupart des officiers de rang supérieur connaissaient la réputation d’intrigant et d’arriviste d’Hemcheberria. Son nom se chuchotait dans les couloirs et plus d’une anecdote circulait à son sujet. Pour obtenir son poste, disait-on, il n’avait pas hésité à semer la dissension, à monter des officiers les uns contre les autres, à leur tendre des pièges, bref à les manipuler pour apparaître comme l’homme de la situation. Malgré tout il était son supérieur et elle ne pouvait que lui obéir.

« Les ordres sont les ordres, répliqua-t-elle.

— Réfléchissez, capitaine ! C’est à cet homme que vous comptez livrer la Sphère d’Empathie ? C’est entre de telles mains que vous voulez remettre le sort de l’humanité ?

— Vous dramatisez…

— Comment pouvez-vous être sûre qu’il ne sera pas tenté d’en user pour son profit personnel ?

— Il ne saura pas s’en servir. Elle sera confiée à des scientifiques.

— Même si c’était le cas... Désirez-vous que ces scientifiques pratiquent sur des humains des expériences similaires à celles qu’a perpétrées cet Ektrim ? Désirez-vous que les générations futures soient transformées en robots ou en androïdes pour échapper au pouvoir de l’empathie ? Les émotions sont peut-être notre faiblesse, mais elles sont aussi notre force. D’elles nous viennent notre courage, notre amour de la justice, notre compassion... Nous ne devons pas jouer avec ça, ni permettre aux scientifiques ou aux militaires de changer notre nature profonde.

— Et que proposez-vous donc ? De détruire la Sphère ? Pour que les Ektrims la produisent en série sans que nous n’ayons plus aucun recours contre ses effets ? Ou peut-être de la livrer à la Fondation des Indépendantistes ?

— Nous n’avons pas le choix. Nous devons la détruire. Souvenez-vous de ce qu’a dit l’Ektrim. Il a prétendu être le seul parmi les siens à avoir jamais étudié les Humains. Les rapports de nos services de renseignements à la Fondation tendent à confirmer ses dires.

— Mais depuis le temps qu’il était ici, il a eu tout loisir de communiquer les plans de cette invention.

— Détrompez-vous. Dès que nous avons appris l’enlèvement d’Humains par les Zayborgs, nous avons mené nos recherches, et avons suivi la piste qui nous a menés à cette base. A notre arrivée nous avons intercepté une navette qui ne contenait que des plans parcellaires de la construction de la sphère : elle était encore loin d’être au point. Depuis, nous nous sommes assurés de rendre impossible toute communication vers l’extérieur. Par chance, les astéroïdes de la ceinture coblanite rendaient la base indétectable de loin, mais bloquaient également les communications longue distance. (Neleth hocha la tête.) Nous avons surveillé ses abords sans oser la prendre d’assaut – comme je vous l’ai dit, nous n’avions pas la force de frappe suffisante – et avons miné le champ d’astéroïdes. Après avoir perdu une frégate dans une explosion, les Zayborgs n’ont plus osé tenter de sortie.

— Les robots arachnides ?

— Oui. Ce sont eux qui déclenchent les explosions dès qu’un vaisseau zayborg les approche de trop près.

— Astucieux. Vous êtes vraiment certain qu’ils n’ont pas eu moyen de transmettre les plans d’une façon ou d’une autre ?

— Positivement certain.

— Vous êtes prêt à courir le terrible risque de vous tromper, à en prendre la responsabilité ?

— Il le faut.

— Je vois… (Les yeux de Neleth s’étrécirent en deux fentes et durant quelques secondes elle parut s’abîmer dans la contemplation de la Sphère.) Eh bien… tout bien pesé… je crois qu’entre un mal certain et un mal… disons, improbable, je vais choisir le second, colonel. Je crois que pendant la minute qui va suivre je vais être comme qui dirait… prise de vertiges qui ne me permettront pas de vous empêcher de faire ce que vous avez à faire. Mais agissez vite, avant que je change d’avis. »

Baster s’empara de son phaser et le régla à la puissance maximale. La Sphère reposait inerte sur le sol, sa surface composée de minuscules plaques carrées incurvées, percées d’un trou en leur centre, réfléchissant la lumière. Il abaissa son arme… et celle-ci lui fut arrachée des mains, allant bruyamment rebondir par terre.

Baster, qui avait entendu le tir d’un phaser, leva le regard dans cette direction. L’androïde – ce devait être lui, bien qu’il ne portât plus son armure – se tenait sur la plate-forme surélevée et le menaçait de son impressionnant fusil à trois canons, le visage aussi impersonnel et froid qu’un bloc de glace.

« Orlun, qu’est-ce qu’il te prend ? » lança Neleth en posant la main sur son désintégrateur. Elle retint son geste quand elle s’aperçut que le module d’Orlun s’était remis en activité et pointait sur elle ses propres canons.

« Ne bougez pas capitaine (la voix, plus tranchante qu’à l’accoutumée, émanait à la fois d’Orlun et de son module). Prenez votre arme entre le pouce et l’index et déposez-la au sol. C’est ça, doucement. Restez tranquille colonel, ou je ne vous laisserai pas la moindre chance. Vous devez savoir que grâce à mon module, je puis surveiller chacun de vous deux avec une imparable efficacité, et ce même en cas d’action conjointe de votre part. Il était temps que j’intervienne. Les ordres de l’amiral Hemcheberria doivent être respectés, expliqua-t-il en approchant.

— Orlun, code de priorité X83-95B. Désactivation Neleth Ortez. »

Orlun l’ignora et continua à avancer comme si de rien n’était. Neleth n’en crut pas ses yeux. Impossible. Il ne devrait pas pouvoir outrepasser mon code prioritaire. Arrivé devant la Sphère, il s’accroupit, la saisit avec dextérité de la main gauche et la colla à son dos, magnétisé pour l’occasion.

« Vous allez m’accompagner tous les deux.

— C’est vous qui êtes du bon côté du multiblast, dit Baster. Pour quelle destination ?

— Je vous le dirai plus tard. Pour le moment nous allons prendre un transport et franchir la ceinture coblanite. Colonel Yrm, je compte sur vous pour vous assurer que le champ de mines soit bien désactivé sur notre passage. Et bien sûr, les vaisseaux qui gardent la périphérie externe de la ceinture devront nous laisser la voie libre. »

Le module, se dit Neleth. Il a entendu notre conversation grâce au module. Elle détailla Orlun. Aucun autre de ses engins ne l’escortait et il ne portait plus son armure, ce qui signifiait que la menace qu’il représentait n’était peut-être pas insurmontable. Son comportement, qu’elle avait d’abord interprété comme relevant d’un excès de zèle ou d’un dysfonctionnement dû à des dégâts au combat, lui paraissait à présent étrangement cohérent. Ce devait être davantage qu’un virus basique semblable à ceux que certains hackers s’amusent à infiltrer dans les androïdes. On aurait plutôt dit un nouveau programme principal qui aurait supplanté le premier. Et qui semblait agir pour le compte d’Hemcheberria…

« En avant ! » Orlun la poussa sans ménagement et elle alla tituber le long du pan incliné, retrouvant de justesse son équilibre. Le module de combat menaçait maintenant Baster, lequel se plaça sans se faire prier en troisième position derrière l’androïde.

Pendant qu’ils rampaient dans le conduit par lequel ils étaient arrivés, un souvenir remonta telle une bulle à la surface de l’esprit de Neleth. Quinze unités de temps avant qu’ils ne fussent envoyés en mission, Orlun avait subi une révision de routine dans la base orbitale d’Alzen. Une base de la Confédération. Qui n’était pas réputée pour être le fief d’Hemcheberria, mais le petit personnage replet au visage douceâtre aurait pu assez facilement y faire remplacer les cybernéticiens habituels par des hommes à lui. Et il l’avait certainement fait, sans quoi Orlun, qui l’avait toujours fidèlement servie, ne l’aurait jamais trahie. Ce sale rat, ce serait bien un tour dans sa manière. Je lui revaudrai ça.

Neleth émergea la première du passage, suivie de près des deux autres. L’atmosphère était à la désolation. Cadavres humains, zayborgs et kual’thars parsemaient le sol souillé de sang. Le docteur Sybille Stanwood et son équipe, assistés d’un médecin kual’thar, étaient déjà au chevet des blessés. Ces derniers s’avéraient peu nombreux, tant les combats avaient été meurtriers.

Adossé contre un mur, Stud Callon attendait posément son tour. Il hocha la tête en apercevant Neleth. Sur son scaphandre, au niveau du torse, des griffes avaient tracé trois profonds sillons parallèles. Il paraissait ignorer la douleur, cependant.

C’est avec stupeur que lui et plusieurs de ses hommes réalisèrent qu’Orlun menaçait de son multiblast leur capitaine. Les mains se crispèrent sur les armes. « Ne faites rien pour le moment » ordonna Neleth. Stud Callon serra la mâchoire et lança un regard noir à Orlun. Il était visible qu’il lui en coûtait d’obéir à cet ordre, mais il ne fit pas le moindre mouvement.

Orlun administra de nouveau une poussée dans le dos de Neleth. « Avancez ! Et vous aussi, colonel Yrm. Les autres, écoutez ! Au moindre mouvement suspect, j’abats le capitaine Ortez et le colonel Yrm. Restez tranquille si vous voulez les revoir en vie. »

Il ne restait qu’une demi-douzaine d’insectoïdes à avoir survécu, mais ceux qui étaient en état de se battre s’agitèrent également. Baster leur adressa un geste d’apaisement.

Les deux otages et l’androïde empruntèrent de longs boyaux sinueux, suivis à distance par un petit groupe de Kual’Thars et de soldats humains qui comptaient Stud Callon dans leurs rangs. Lorsque Neleth s’arrêta devant un passage singulièrement raide et dont l’escalade promettait d’être ardue, Orlun, désireux de ne pas perdre de temps, l’autorisa à utiliser sa ceinture anti-grav pour s’alléger. Il la fit passer la première, son multiblast toujours dirigé vers elle. Elle bondit pour s’élever au ralenti. Sa main se posa sur un premier interstice dont elle se servit comme point d’appui pour se projeter un peu plus haut. Elle jeta un coup d’œil en arrière. Orlun avait sauté à son tour et se tenait à peu de distance derrière elle. Il s’agrippait de la main gauche, la menaçant toujours de son multiblast qu’il avait calé contre sa hanche.

Elle s’élança derechef vers le haut, mais en imprimant cette fois une poussée moins forte. Elle était en suspension dans l’air quand elle appuya à plusieurs reprises sur un bouton de sa ceinture anti-grav. Sa masse soudainement multipliée par quatre, elle redescendit à la verticale. Comme elle l’avait deviné, Orlun avait synchronisé son saut par rapport au sien et s’élevait vers elle. Il s’aperçut qu’elle retombait au dernier moment. Croyant pouvoir maîtriser la situation, il la saisit par la cheville en un mouvement foudroyant. C’était compter sans sa masse nouvellement acquise, qui le déséquilibra.

De son pied libre, Neleth frappa la Sphère d’Empathie de toutes ses forces en criant. « Détruisez la Sphère ! » L’objet convoité entre tous se détacha pour chuter deux mètres plus bas.

L’appel de Neleth avait fait vibrer les écouteurs des soldats. Stud fit un signe de tête à l’un de ses tireurs d’élite.

Baster vit la Sphère rebondir à ses pieds. Il se retourna vers le module, qui le menaçait toujours… du moins une demi-seconde avant qu’un rayon laser le traverse de part en part. Alors, un grand bruit mat retentit dans son dos : Orlun, tenant toujours Neleth d’une poigne d’acier, venait de tomber à son tour. La jambe de Neleth faisait un angle bizarre et elle se mit à hurler de douleur. Sans paraître l’entendre ni même la lâcher, Orlun se releva aussitôt et se rua vers la Sphère. Pas assez rapidement. Sous l’impact de plusieurs tirs venus du fond du couloir, elle explosa devant lui.

Orlun aveuglé un instant, Baster profita du bref répit pour sortir de sa bandoulière une mine-succube et la lui coller adroitement dans le dos. « Je comptais l’utiliser contre un Zayborg, mais finalement elle te revient ». La mine s’activa et Orlun, subitement pris de convulsions, lâcha enfin Neleth. Il parvint à reculer de manière saccadée et à se mettre à couvert des tirs. Un air d’incompréhension gravé sur le visage, il se tourna vers Baster… lequel ne sut jamais ce qu’il voulait faire ou dire, car l’androïde s’effondra, son énergie aspirée.

***

Confortablement installée dans un fauteuil anti-grav, sa jambe cassée entourée d’un cylindre de régénération, Neleth observait sur un panneau mural les images prises par l’un des télescopes du Longarm braqué sur le noyau de la ceinture coblanite. Le croiseur ainsi que la cohorte de vaisseaux légers des Indépendants qui surveillaient la périphérie externe s’en étaient éloignés à bonne distance. Tout fut d’abord obscur, puis il y eut un éclat intense au centre de l’écran. Une série de nouvelles explosions, de plus en plus imposantes. Brièvement éclairés par l’illumination, les astéroïdes libérés de leur trajectoire orbitale s’éparpillèrent en tout sens, s’écrasant les uns contre les autres dans le plus grand désordre. La station de recherche et le planétoïde qui l’abritait avaient vécus.

Une atmosphère de fin du monde. Neleth frissonna. Ses nerfs avaient été mis à rude épreuve ces derniers temps. En sortant de la ceinture elle avait été soulagée – ô combien soulagée ! – d’apprendre par le canal spécial de l’armée que la bataille d’Ezelias 2 avait été remportée par la Confédération. Les Zayborgs n’avaient pu résister à la puissance combinée des défenses orbitales d’Ezelias 2 et de l’immense flotte alliée. Ils avaient subi une très lourde défaite, car ils s’étaient selon leur habitude battus avec un acharnement suicidaire, ne s’avouant jamais vaincus.

Neleth soupira. Toutes les nouvelles n’étaient pas aussi réjouissantes. Les pertes qu’elle-même avait à déplorer étaient terribles. Plus de deux tiers des forces d’infanterie y étaient restés. Et paradoxalement, l’un de ceux auxquels elle tenait le plus n’appartenait pas au genre humain. Comment peut-on sattacher à un androïde ? se demanda-t-elle avec amertume. Toujours est-il qu’Orlun tel qu’elle l’avait connu et tel qu’il était devenu, avec ses connaissances acquises sur le terrain, les aventures vécues en commun et les subtiles modifications de sa personnalité dues à ses relations avec les membres d’équipage, lui manquerait. L’androïde devrait être intégralement reprogrammé et recouvrerait son identité – ou plutôt son absence d’identité – initiale. Ce ne serait plus la même chose de partir en mission à ses côtés. Lui donnerait-elle un nouveau nom ? Elle préférait reporter la question à plus tard. Orlun n’était pas seul à se retrouver privé de tout ce qui avait fait son essence. Les hommes et femmes ayant été l’objet des atroces expérimentations du savant ektrim ne s’en étaient, hélas, pas remis psychologiquement. Leur mémoire serait effacée par l’officier Stanwood et ils devraient être pris en charge et éduqués comme des nouveau-nés. La méthode n’était pas absolument efficace, des cauchemars pouvaient subsister et des pans de vie se révéler du jour au lendemain. Mais enfin, du moins vivraient-ils sereinement la plupart du temps, délivrés de ces tendances autodestructrices qui étaient leur lot depuis qu’ils avaient repris conscience.

Neleth leva le regard vers Baster. Le colonel était debout, ses longs cheveux châtains lui tombant sur les épaules, son attitude aussi détendue que s’il se trouvait dans un salon de thé. « Vous croyez que nous avons gagné, colonel ? »

Il posa sur elle des yeux marron étincelants, dans lesquels elle pouvait presque voir miroiter les étoiles. « Oui je le crois. Mais pas encore totalement. Il vous reste du ménage à faire.

— Hemcheberria… Je m’occuperai de lui à mon retour sur la planète Yslan.

— Il n’aura jamais eu d’ennemi aussi féroce, sourit Baster.

— Il l’apprendra bientôt à ses dépens. Mais même une fois son sort réglé, je crains bien que notre victoire ne soit que provisoire, colonel Yrm.

— Appelez-moi donc Baster. Après ce que nous avons vécu ensemble, c’est le moins que vous puissiez faire, non ? »

Neleth le dévisagea longuement avant d’acquiescer, un léger sourire aux lèvres.

« Que voulez-vous dire, "une victoire provisoire" ? demanda-t-il. Les Zayborgs ne sont pas près de menacer à nouveau la galaxie.

— Les Zayborgs, non, mais… Qui sera le prochain à reprendre à son compte les recherches sur la Sphère d’Empathie ? (On pouvait lire une certaine suspicion dans le regard qu’elle lui adressa.)

— Sûrement pas la Fondation. Comme je vous l’ai expliqué, nos plans de la Sphère étaient très parcellaires.

— Je l’espère.

— A nous de rester vigilants… Neleth.

— Est-ce une proposition de partenariat ?

— Eh bien, disons que j’ai pris plaisir à travailler à vos côtés. (Il consulta son P-com, qui s’était mis à clignoter.) Hélas, mes devoirs m’appellent et je vais devoir regagner lEvasif. Vous savez ce que c’est. J’espère que nos routes se croiseront de nouveau.

— Ce ne serait pas déplaisant. A condition de se retrouver encore une fois du même côté de la barrière.

— Oui, bien sûr. Je vous souhaite un prompt rétablissement. »

Elle le regarda s’éloigner de son pas assuré et se sentit soudain extrêmement seule. La porte du poste d’observation redescendit silencieusement derrière lui. Neleth se remit à penser à ses filles. Viviane, Suzie et Jennifer. Trop longtemps les avait-elle négligées. Laquelle d’entre elles lui avait donc un jour fait le reproche d’avoir pour unique famille ses compagnons d’armes ? Viviane ou Suzie ? Elle ne parvenait plus à s’en souvenir. Une fois ses comptes réglés, elle prendrait des congés – suffisamment pour rendre visite à chacune.

FIN