Candide et les tours

Publié le 18 mai 2008 par Rendez-Vous Du Patrimoine

Clichés I. Rambaud
Ce jour là, Candide et Pangloss traversèrent une grande ville qui partout annonçait de grands changements. A toutes les entrées, aux endroits concernés, d’immenses panneaux colorés l’indiquaient à la population, avec de jolis dessins permettant d’imaginer un avenir plein de bonheur : démolitions, reconstructions, réfection des chemins.
Sur ces images, on voyait des enfants courir au milieu des rues, des arbres élancés, des jardins en fleurs et des maisons cossues. Le ciel était d’un bleu intense. L’heure était bien à refaire entièrement la ville pour la rendre plus belle.

Il était même question de « réaliser des rêves ».
« Voilà, se dit Candide, une ville qui a le souci de ses habitants ! Je crois que j’ai trouvé enfin ce que je cherchais… ».
En avançant, ils se retrouvèrent au pied de hautes tours entièrement vides et qui avaient perdu jusqu’à leurs fenêtres, béantes et sans vitres.

Des toiles blanches les entouraient sur deux étages, comme d’immenses pansements. Des barrières empêchaient les badauds d’approcher mais on voyait bien l’intérieur, comme des cases vides avec leurs tapisseries jaunes, vertes ou fleuries selon le goût de leurs anciens hôtes.

Candide comprit qu’il s’agissait de vieilles habitations qui allaient être démolies et que, devant la crainte de voir revenir les occupants, le seigneur du lieu avait dressé ces palissades pour les en dissuader.
Il y avait cependant peu de monde alentour et Candide dut faire le tour pour rencontrer quelqu’un. C’était un gardien. Il portait un uniforme noir avec un signe doré sur le cœur entouré des lettres « VIGILANCE » en majuscules et tenait en laisse un chien muselé qui néanmoins remua la queue en voyant s’approcher les deux hommes. Candide, moins apeuré que Pangloss qui se tenait en retrait, demanda au gardien pourquoi ils ne pouvaient passer.
« C’est que la démolition, c’est pour demain ! C’est plein d’explosifs là d’dans. S’agirait pas qu’un p’tit malin veuille faire joujou avec. Rev’nez d’main, ça va péter ! ». Des explosifs… Candide restait pensif. « Pour ce qu’elles valaient… », ajouta l’homme en noir tout en s’éloignant.
Ainsi la ville allait sauter tout simplement, comme une forteresse ennemie à qui l’on envoie des boulets. Il n’avait encore jamais entendu parler d’un procédé aussi expéditif pour des maisons en temps de paix ! Il avait vu reconstruire des châteaux avec les murs d’autres demeures mais en général les maçons utilisaient les anciennes pierres se gardant bien de les abîmer.
Alors que là, il n’imaginait même pas l’état des tours après l’explosion : des cailloux, des monceaux de gravats inutilisables, voilà sans doute tout ce qui resterait de ces constructions géantes qu’il avait sans doute fallu des années à construire. Il n’osa pas demander ce qu’étaient devenu les occupants.

Un peu plus loin, un vieillard assis sur un banc regardait un enfant s’amuser avec une roue.
Il avait l’air triste et jetait de temps en temps un regard furtif aux tours voisines comme pour s’assurer qu’elles étaient toujours là. « Vous habitez le quartier ? » lui demanda Candide.
« Ah, non. C’est fini, je vais partir chez ma fille dès ce soir. Je ne veux pas voir ça. J’ai habité là pendant vingt ans. On était heureux, avec ma femme. Elle est morte depuis. C’est plus pareil. A l’époque, c’était presque neuf. On se connaissait tous. ». Il hochait la tête, en répétant : « Je ne veux pas voir ça. J’ai trop de souvenirs. Vous, vous pouvez, vous êtes jeune ! ».
Le lendemain, Candide revint sur les lieux pour voir à quoi ressemblait une démolition qui suscitait tant de précautions. On ne pouvait plus approcher. Lui et Pangloss furent dirigés par des gardes vers un enclos où toute la population était rassemblée devant une scène de théâtre. Mais nul acteur ne s’y trouvait. Un écran avait été dressé où l’on voyait les fameuses tours promises à la destruction. Ils attendirent tranquillement près d’une heure, à côté des habitants qui avaient été évacués des tours voisines.

Les gens riaient, fumaient, mangeaient des crêpes ou des saucisses. D’autres restaient silencieux.
Puis on annonça le compte à rebours. Candide fixait l’écran avec intensité.

En un instant, l’image des tours disparut pour faire place à un nuage de fumée et de poussières. C’était fait. Une seconde pour tout faire disparaître. Trente ans de vies humaines pour une seconde. Autour de lui, les gens criaient : « ça y est ! », certains applaudissaient, d’autres se plaignaient : « j’ai rien vu ! ». Effectivement, il n’y avait rien à voir.

Candide repensa au vieillard qui avait vécu là vingt ans et qui n’avait pas voulu venir.
Les souvenirs peuvent résister aux explosifs. Cela n’empêche pas de souffrir quand même.

(D'après M. Voltaire)

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