Le négatif de la guerre : "La grande Illusion" et "Les Sentiers de la Gloire"

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

« Tout le monde mourrait de sa maladie de classe si on n’avait pas la guerre pour réconcilier les microbes ».

La grande Illusion

La grande Illusion, Jean Renoir (1937)

Les Sentiers de la Gloire, Stanley Kubrick (1957)

Il y a cent ans tout juste débutait un conflit d’un nouveau genre. Sa dimension internationale, l’importance des pertes humaines et l’avènement de nouvelles techniques ont fait de la Première Guerre mondiale un tournant dans l’histoire du XX° siècle.

Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est l’importance qu’a prise l’image dans la représentation de cette guerre. Une importante documentation visuelle est parvenue jusqu’à nous – montrant encore le rôle qu’a pu jouer le conflit dans les mémoires et, par voie de conséquence, l’éducation – et une véritable iconographie s’est constituée autour du conflit. Des motifs récurrents ont émergé : le soldat mal rasé, la baïonnette, les gueules cassées, les tranchées…

Parmi ces motifs, on retrouve la figure centrale du poilu, cet homme appelé au front pour y être un simple soldat. Sous l’uniforme, il a une autre vie, un métier, une famille. La grande Illusion et Les Sentiers de la Gloire partagent un même intérêt pour les dessous de la Grande Guerre, et s’efforcent tous deux de déceler ce qui a pu se jouer dans l’esprit des hommes envoyés à la boucherie. Pour cela, les deux films déplacent légèrement le lieu de la guerre : La grande Illusion suit ses personnages d’une prison allemande à l’autre ; Les Sentiers de la Gloire traite des mutineries. 

Dans les deux cas, ce n’est pas sur le champ de bataille que se joue l’avenir des nations, mais dans les coulisses d’une guerre aveugle qui dresse les hommes les uns contre les autres et reproduit les luttes sociales (La grande Illusion) ou assassine ses propres soldats pour garder la tête haute et éviter les questions (Les Sentiers de la Gloire).

La grande Illusion © D.R.

Malgré des différences fondamentales – film français et film américain notamment, j’y reviendrai – les deux films partagent le même souci du portrait, une problématique qui en dit déjà long sur les opinions des cinéastes, choisissant de redonner un visage et une identité aux soldats de cette guerre de masse.

Dans La grande Illusion, Renoir suit le parcours d’un groupe de soldats français – gradés ou non – loin du champ de bataille : ils sont prisonniers des Allemands et attendent, dans des conditions plutôt confortables, la fin de la guerre. Entre représentations théâtrales et tentatives d’évasion, la vie continue. Leur patriotisme émerge davantage de la frustration de leur liberté que d’un chauvinisme véritable. Entre eux, et malgré des différences sociales conséquentes – le bourgeois, le prolétaire et le juif cohabitent – ils forment une vraie équipe, sans pour autant détester les Allemands. Si le titre peut faire office de définition à toute guerre – qui ne peut que créer des illusions, d’amitié, d’amour, d’espoir – et impose un constat assez amer, l’humanisme de Renoir parvient à prendre le dessus et le film témoigne d’une foi, certes ébranlée mais toujours présente, en l’homme.

Difficile, par contre, de retrouver une telle foi dans le très sombre Les Sentiers de la Gloire. S’intéressant aux mutineries de soldats en 1917, un épisode méconnu (surtout lors du tournage), le film s’ouvre sur des tractations de hauts-gradés, loin des petits soldats qui font la guerre. Déjà s’impose une figure un peu marginale, celle du colonel qui, au plus près des soldats chaque jour, met en doute la validité des arguments avancés par les hauts-gradés. Malgré les réticences du colonel, on décide d’une opération d’emblée qualifiée de suicidaire. Après une splendide séquence de tranchées (la plus connue et certainement la meilleure), le film confirme le désastre : les soldats, tétanisés, n’ont pas pu ne serait-ce que sortir de leur tranchée. En haut-lieu, un procès s’organise « pour l’exemple », et l’on tire au sort trois hommes qui devront mourir. La fin du film, bouleversante d’absurdité, laisse le colonel seul. Son personnage est probablement l’un des plus grands atouts de ce film subtil : en accordant le rôle central à ce colonel discipliné mais soucieux de ses hommes, Les Sentiers de la Gloire met d’autant plus en lumière la complexité du conflit, et en souligne les problématiques morales, rarement abordées.

Les Sentiers de la Gloire © Ciné Classic

La grande Illusion et Les Sentiers de la Gloire portent bien entendu un regard très sombre sur la Grande Guerre et, au-delà, sur tout conflit armé. Chez Renoir, la guerre impose ses frontières, qu’elles soient physiques – la frontière suisse qu’il faut traverser, séparant la vie et la mort – ou psychologiques – le conflit met dos à dos, pour des raisons nationales, les hommes qui s’apprécient (le noble français et le noble allemand) – et exacerbe les tensions sociales. La dénonciation opérée par le film est d’autant plus forte que Renoir ne se contente pas de souligner l’absurdité de la guerre : il y oppose aussi une résistance, celle de ses personnages. Le noble se sacrifie pour sauver le prolétaire et le juif ; les hommes de tous les pays (français, anglais, allemands, russes) se réunissent au théâtre… Chez Kubrick, la dénonciation de l’horreur passe par le truchement du personnage principal : véritable relais du regard du spectateur, Kirk Douglas, en tant que gradé, fait se relier la hiérarchie tapie dans ses bureaux et les pauvres soldats enfermés dans leur cellule. Il découvre l’horreur des événements, et son regard effaré reproduit le nôtre.

Mais la force de ces deux films ne réside peut-être pas seulement dans leur sujet. Ce qui les distingue de la somme de fictions tournées sur la Première Guerre mondiale, c’est le traitement qu’ils en font et, par conséquent, l’image qu’ils en construisent, loin des représentations habituelles ou des codes du film de guerre. L’intelligence de Renoir et Kubrick consiste bien à avoir su déceler, derrière le simple conflit armé, la particularité de la Grande Guerre et ce qu’elle a engagé comme réflexions sociales et éthiques.

Et cela commence par le traitement visuel que font ces films de la guerre. Pour représenter une guerre se jouant "hors-les-murs", Renoir n’a pas recours à de gros moyens spectaculaires. Il se contente de ne donner à voir du conflit que ce que les prisonniers peuvent en savoir : les victoires sont donc annoncées par des dépêches de journaux, on croise deux soldats en pleine campagne… Chez Kubrick, les travellings magistraux à travers les tranchées ne sont là que pour souligner le caractère impossible de la mission, transportant le spectateur là où les soldats ne peuvent aller. De plus, ces plans sont un échec : la caméra non plus ne passera pas sous le feu de l’ennemi. Surtout, ils en annoncent un autre, à la fin du film, quand la caméra remonte entre les soldats et les gradés jusqu’au peloton d’exécution où se tiennent les mutins condamnés. Les voilà donc, ces fameux « sentiers de la gloire », ceux « qui ne peuvent mener qu’à la tombe » (d’après la citation de Thomas Gray qui a inspiré le titre) : un travelling sans espoir, sur le champ de bataille ou devant un peloton d’exécution.

La grande Illusion © D.R.

Pour Renoir et pour Kubrick, décidément, la guerre se présente comme un théâtre dont on décortique les coulisses. Les deux films présentent des séquences de cabaret, où l’on échappe un moment à l’horreur de la guerre (La grande Illusion) ou qui soulignent avec cynisme le perpétuel recommencement de la bêtise humaine (Les Sentiers de la Gloire). Chez les deux cinéastes, la guerre – surtout la Première Guerre mondiale, avec ses masses de morts et de blessés – apparaît comme un symptôme de la fragilité humaine. S’y exacerbent les tensions sociales et raciales qui menèrent au deuxième grand conflit du XX° siècle (La grande Illusion), s’y manifeste une métaphore de la conscience de l’homme, partagé entre le devoir et la justice, entre le légal et le juste, entre la hiérarchie aveugle et le petit peuple des combattants (Les Sentiers de la Gloire). 

Film français et film américain, portant tout deux sur des événements qui se déroulèrent en France : dans les deux cas, leur réception fut plus que partagée et, bien entendu, changeante. Avant la Deuxième Guerre mondiale, La grande Illusion fut considéré comme un film pacifiste, de gauche. Après la guerre, on pensa qu’il annonçait Vichy et la collaboration… Quant aux Sentiers de la Gloire, l’existence même du film pourrait suffire à en expliquer la portée dénonciatrice : on ne parla pas des mutineries et de leur répression pendant longtemps en France, et le film n’y fut d’ailleurs distribué que plus de quinze ans après sa sortie ! C’est dire si le sujet était sensible, et il aura fallu un cinéaste américain pour que les mutins trouvent leur place au cinéma.

La grande Illusion © D.R.

De Renoir à Kubrick, le constat est le même : leurs films condamnent bien sûr la violence de la guerre, mais au-delà, ils s’attachent à en souligner la noirceur méconnue, celle, intime, d’un quotidien que les livres d’histoire ne retiennent pas, loin de tout effet spectaculaire. Et si le cinéma ne peut pas empêcher la guerre, il peut au moins la donner à voir et à penser – enfin.

Alice Letoulat