[note de lecture] Edith Azam, "Vous l'appellerez : Rivière", par Cyril Anton

Par Florence Trocmé


Nous savons maintenant depuis une dizaine d'années qu'une voix porte dans le paysage avec force et inventivité. Une voix assurée et reconnaissable d'un recueil l'autre malgré ses renouvellements, ses torsions, ses changements d'usages typographiques et de disposions spatiales. A quelques dizaines d'années de décalage d'entrée en publication Edith Azam aurait pu faire partie de ce qui ne porta pas le nom de "mouvement" mais dont les seuls noms évoquent pour toute une génération une nouvelle voie dans la poésie contemporaine : Charles Pennequin, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Pierre Alferi ainsi que les revues RR, Poézi prolétèr, la R. G. L. ou encore Java. Ce n'est pas un hasard si nous retrouvons Edith Azam dans les derniers sommaires de la revue If au côtés de Jean-Michel Espitallier, de Nathalie Quintane ou de Frank Smith, ou si nous croisons son nom au hasard des pages de la nouvelle version de "Caisse à outils - un panorama de la poésie française d'aujourd'hui" (1); une filiation va de soi malgré les différences d'approches propres à chacun et où, pour aller plus avant, Laura Vazquez me semble être une branche solidaire : cette dernière est d'ailleurs entre autres voisine de pagination d'Edith Azam dans le n° 26 de la revue Dissonance(s).  
Si je pose ici ces noms, c'est qu'il me semble peut-être important non pas de faire une histoire immédiate de la poésie, mais de préciser d'où les poètes lancent leurs voix et de montrer que l'écho éditorial qu'elles trouvent rend plus lisible aux lecteurs leurs contemporanéités. Qu'est-ce qui nous empêcherait de faire de la prospective ? La peur de se tromper ? Trompons-nous, nous n'en serons que plus vivants. Le poète est la presqu'île d'un autre et si l'histoire est écrite, rien ne nous empêche d'anticiper les trajets et les attaches à venir. Edith Azam est maintenant une influence et eût pu donc faire partie de ces aventures tout en gardant ce qui aujourd'hui fait sa spécificité : un usage violent de la lecture dont le legs est présent dans ses écrits (2). Pas de spectacle dans ses lectures mais une nécessité, une voix au bord de l'écorchure qui pousse le corps aux limites de la catatonie. Pas d'exhibitionnisme outrancier  non plus, mais un être traversé par son texte : une poésie organique, un texte qui la traverse, modifie son corps en retour par une réponse abrasive. L'ennemie de la poésie reste l'assise.  
 
Depuis la typographie sauvage et les dessins de "Rupture" (Dernier Télégramme, 2008) jusqu'aux  photographies de "du pop-corn dans la tête" (Atelier de l'agneau, 2010) en passant par  "Mercure" (AL Dante, 2011) ou la prose de "Décembre m'a ciguë" (P.O. L., 2014), "Vous l'appellerez : Rivière" témoigne d'une contigüité qui ne rompt pas la stratification inhérente à la voix de la poète. Le livre, désigné sur le quatrième de couverture comme un "roman-poème", fait entrer en résonnance l'histoire murmurée d'un couple et celle de "Rivière", motif et nom qui porte à la fois une marque - ou une propriété - propre et commune. Ainsi l'ouvrage déroule deux lectures rendues possibles par le dispositif. Agencé à la fois verticalement et de façon horizontale, le sens verse et se renverse, comme l'eau déclinée d'une source viendrait modifier sa géométrie à la rencontre de deux mains tendues. Ainsi, laisser la première narration s'aboucher à la seconde augmente de façon féconde le(s) sens : c'est un sablier condamné à la roue et endeuillé par un temps qui ne passe pas 
"Vous l'appellerez : Rivière " est donc tout d'abord une eau fendue en deux par une pierre blanche et sourde, un visuel, polymorphe et polyformé, qui bouscule l'instantanéité du regard. Dès le titre les deux-points et la majuscule du nom commun agissent comme une déclaration d'intention dont l'ouvrage ne se départira pas. Contrairement à Roland Barthes qui utilisait souvent les deux points comme un organisateur de propositions débouchant sur une idée finale, ici, ce signe de ponctuation est au contraire un pivot, une respiration, ou du moins, une circulation qui permet de disperser la pensée dans une apologie du doute : une respiration : une ouverture : "Rivière" : nous l'appellerons ainsi ? Ce flux ininterrompu de la parole et du geste libérateur ? Ce nom, bien trop commun ou bien trop propre et de fait en proie à une porosité exténuante pour le retourner comme une pierre plate et légère ? 
 
" Rivière.../ Et tous/ dans le village/ savent parfaitement/ que c'est aussi le nom/ de leur : / Langue maternelle. / Suivant son cours/ et le courage/ Rivière/ seule/ en ricochant/ admettra/ fièrement/ ce que cela : / porte de mort. " (p. 11) 
 
Axe de circulation, totem devant lequel l'œil ouvre l'espace, empreinte de la malléabilité des narrations : ici ces deux-points sont l'écho typographique du balancement offert et du va-et-vient de la pensée, ou plutôt, de sa liberté. Pas de thème ni de rhème qui serviraient à éviter les conjonctions dans un but d'efficacité. "Décembre m'a ciguë" était déjà fait de cette matière arasante :   
"Alors avec patience, dans un corps machinal, se lever, prendre plume, allumer la bougie, poser la lettre : l'arme blanche : écrire." (P.O.L., 2014, p. 128)  
Nous retrouvons ici l'absence de conjonction de subordination et de compléments aussi bien que d'agents de liaison, la poésie d'Edith Azam est une grammaire d'avant la parole, un chagrin à jamais noué, quelque chose comme la défroque du silence, quelque chose dont nous ne guérirons pas. Dire l'indicible est la maladie qui œuvre ici.  
 
La seconde narration surgit comme une eau sous la première, marquée par une verticalité qui fait d’elle son reflet : pont éphémère et délabré où les personnages se tiennent dans un anonymat fantomatique malgré leurs désignations nominales. La parcimonie avec laquelle les évènements s’entrelacent ici témoigne de façon vigoureuse du passage du temps. Rivière coule au-dessous de tentatives de prises de paroles et d’identités. Mais qui est « Rivière » ? Un Nom ? Une ancestralité ? Les ruines d’une poésie ? La langue même ? L’impossible consolation du vœu de dire ? Tout cela à la fois ?  
« Mais il est rare que l’on raconte : toute l’histoire / Les enfants dorment vite / dans les bras / de Rivière... / (...) “Et puis il y a tous ceux déterminés dans leur suicide. Et ils s’y sont jetés/ dans les bras de Rivière.” (p. 54) 
Rivière : liquide dont il est impossible de deviner le point de départ et le point d’arrivée, tant il est privé, par la liberté même de son flux, d’une définition qui pourrait le circonscrire dans le temps ou une identité aux contours nets.  
Source du langage, figure féminine, Mort et Vie, abstraction et solidité, énigmatique en tout cela : Rivière pourrait faire penser à Douve d’Yves Bonnefoy.  
“Le sourire des pages”, tel que Dante désignait les illustrations, sont ici des tableaux glissés furtivement par la peintre Elice Meng. À la fois végétaux, organiques, ils représentent ici des déchirements entre un homme et une femme que relient quelques taches, là des poumons noués par un trait. Sombres et délicats, ils sont plaintes et gémissement du texte, agissent en toute continuité, picturalisent la poésie dans une figuration tendue.   
Lorsque s’opèrent les bascules entre les narrations le sens verse, et c’est une tentative désespérée de jouer avec les limites de la page, le lecteur est là, dans ce glissement doucement anxieux, à lire les aventures de Rivière, emportée par sa liberté autant que par ses limites. Accueillir Rivière c’est accueillir sans trancher le voile noir, les possibilités de l’identité et franchir des ponts, sans heurts, mais avec dans la main, la certitude gagnée que nous sommes un passage enrichi par les passages, et que le pluriel que nous ne portons nominativement pas, est notre destin.    
“Rivière : 
son corps  
est un texte  
impossible. ” 
 
[Cyril Anton] 
 
(1) » Jean-Michel Espitallier. « Caisse à outils — un panorama de la poésie française d’aujourd’hui. " Pocket, coll. Agora, Paris, 2014   
(2) Lecture, “Bruits de bouche”   
  
Edith Azam, Vous l'appellerez : Rivière,  La Dragonne. Nancy. 2013. 102 pages. 16 Euros