Tout ce qu'il reste de, Boltanski

Par Fadingpaper

Recherche et représentation de tout ce qu'il reste de mon enfance, 1969, 9 pages, 17,5 x 26,5

«On ne remarquera jamais assez que la mort est une chose hon-
teuse. Finalement nous n'essayons jamais de lutter de front, les
médecins, les scientifiques ne font que pactiser avec elle, ils luttent
sur des points de détail, la retardent de quelques mois, de quelques
années, mais tout cela n'est rien. Ce qu'il faut, c'est s'attaquer au
fond du problème par un grand effort collectif où chacun travaillera
à sa survie propre et à celle des autres.
   Voilà pourquoi, car il est nécessaire qu'un d'entre nous donne
l'exemple, j'ai décidé de m'atteler au projet qui me tient à coeur de-
puis longtemps: se conserver tout entier, garder une trace de tous
les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de
tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà
mon but. La tâche est immense et mes moyens sont faibles. Que
n'as-je commencé plus tôt? Presque tout ce qui avait trait à la pé-
riode que je me suis d'abord prescrit de sauver (6 septembre 1944-
24 juillet 1950) a été perdu, jeté, par une négligence coupable. Ce
n'est qu'avec une peine infinie que j'ai pu retrouver les quelques élé-
mente que je présente ici. Prouver leur authenticité, les situer exacte-
ment, tout cela n'a été possible que par des questions incessantes et
une enquête minutieuse.
    Mais que l'effort qui reste à accomplir est grand et combien se
passera-t-il d'années, occupé à chercher, à étudier, à classer, avant
que ma vie soit en sécurité, soigneusement rangée et étiquetée dans
un lieu sûr, à l'abri du vol, de l'incendie et de la guerre atomique,
d'où il soit possible de la sortir et de la reconstituer à tout moment, et
que, étant alors assuré de ne pas mourir, je puisse, enfin, me reposer. »
Christian Boltanski
Paris, mai 1969
Christian Boltanski, texte paru dans l'édition originale de Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950, livre d'artiste, 1969.


Le livre est composé de photocopies de document: une photo de classe, un morceau de pull over, une chemise, un livre de lecture, un lit. Il s'agit d'un montage de vrai et de faux: Boltanski s'intéresse aux souvenirs communs, pas à la relique singulière, malgré ce que le texte dit.



Album de photo de la famille D. 1939-1964, 197246 pages, 30x21 cm

Dans Album de photo de la famille D., on retrouve exactement la même obsession de la construction d'une mémoire clichée, d'une mémoire-type commune à tous. Boltanski agrandit au même format plusieurs photos d'un album confié par un ami, Michel Durand. De ces images, il réalise une première oeuvre exposée pour la première fois à la Documenta 5 en 1972: «Je voulais, moi qui ne savais rien d'eux, tenter de reconstituer leur vie en me servant de ces images qui, prises à tous les moments importants, resteraient après leur mort comme la pièce à conviction de leur existence. Je pus découvrir l'ordre dans lequel elles avaient été prises et les liens qui existaient entre les personnages qu'elles représentaient. Mais je m'aperçus que je ne pouvais aller plus loin car ces documents semblaient appartenir aux souvenirs communs de n'importe quelle famille, que chacun pouvait se reconnaître dans ces photos de vacances ou d'anniversaire. Ces photos ne m'apprenaient rien sur ce qu'avait été réellement la vie de la famille D., elles me renvoyaient à mes propres souvenirs ».