Méditations auprès d’Ernest Breleur par Patrick Chamoiseau

Publié le 30 juin 2014 par Aicasc @aica_sc

© Patrick CHAMOISEAU – 2006

MEDITATIONS
AUPRES D’ERNEST BRELEUR.

Mots – clés
Œuvre remarquable, Œuvre ouverte, Tout – Monde, Poétique de la Relation, connivence

Résumé
Patrick Chamoiseau a dévoilé lui-même ce texte lors de l’exposition Reconstitution d’Ernest Breleur à Fort – de – France en 2006. Ce dernier a ensuite été publié dans le numéro 16 d’Artheme en avril 2006. Il participe du genre littéraire lyrique des Méditations qui consiste en l’expression poétique des émotions.
Patrick Chamoiseau y précise les qualités des œuvres remarquables. Ce sont des œuvres ouvertes, toujours renouvelées, interprétables à l’infini. Au-delà de l’audace et indépendantes de toutes normes, elles inspirent, interrogent les lignes du réel, provoquent la méditation, libèrent et ouvrent des voies inédites, osent l’utopie.
Mieux vaut la connivence avec l’œuvre plutôt que l’explication, l’interprétation, le discours savant impuissants à en rendre compte car l’œuvre remarquable exprime elle-même tout ce qu’elle a à dire.
La relation de l’œuvre de Breleur avec la mort et l’histoire de la traite est ensuite analysée puis l’auteur examine les composantes de l’œuvre : le fil – crin, le néon, le vide, les modules à la fois solidaires et solitaires, l’éclatement du cadre, la diversité et l’individuation de chaque forme qui place l’œuvre au cœur de la poétique de la Relation

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Ernest Breleur

MEDITATIONS
AUPRES D’ERNEST BRELEUR.

1

D’abord, un sentiment général.
Cette œuvre est importante. L’artiste est considérable. Cette période de l’œuvre est déterminante.

Maintenant, partons à la rencontre de ces trois termes : l’important, le considérable et le déterminant.

2
L’impulsion que l’on éprouve devant une œuvre comme celle là, comme devant toute œuvre majeure, c’est de tenter l’explication.

Laisser bouger les lignes.
Différer l’explication.

L’œuvre importante, parce qu’elle est importante, déplace les lignes de notre réel. Elle met à mal nos certitudes. Certitudes qui nous permettent de vivre et qui nourrissent notre idée du beau, du vrai, du juste, du pertinent, du bienfaisant… Le besoin d’explication nous vient alors dans un réflexe.

3
Vouloir expliquer c’est comme une crainte en face de la déroute. Comme la mobilisation pulsionnelle d’une assise quand la tempête se lève. L’explication enlève les plis et les ombres, et supprime l’épaisseur. L’explication a ceci d’invalidant qu’elle nous permet de rester inchangé, de ne pas livrer notre imaginaire à l’aventure de l’œuvre. De ne pas se grandir d’elle, ou grandir avec elle. L’explication qui ne sait pas se taire est souvent une facilité, au pire une pauvreté.

Devant l’œuvre, ne pas demeurer inchangé.

4
La légende dit que James Joyce n’expliquait jamais ses œuvres à ceux qu’il considérait. Il réservait ses explications aux imbéciles. Les autres étaient honorés de son silence. Il les installait auprès de lui, dans une connivence. Dans le partage d’une connaissance qui ne se transmet pas.

Quand on a expliqué on n’est plus capable d’apprendre.

5
Les artistes ont généralement un discours sur leur œuvre. En Martinique, il y a souvent un sur-discours, c’est à dire plus de discours que d’œuvre, sans doute par un manque de confiance en l’ouvrage proposé. Le besoin d’explication nous amène souvent à mobiliser le discours de l’artiste, à tenter de surprendre l’œuvre à travers lui. C’est sans doute une erreur. Ce qu’en dit l’artiste n’est jamais une explication de l’œuvre. L’œuvre importante est toujours au-delà du discours de l’artiste. Elle est bien plus profonde et plus intelligente que lui.

L’œuvre exprime tout ce qu’il y a à dire.
Le discours de l’artiste : l’écale de l’œuvre.

6
Il faut prendre ce qu’en dit l’artiste comme un échafaudage de l’œuvre, le squelette du chantier, les vestiges d’une bataille livrée dans son imaginaire. La sensibilité contemporaine aime bien connaître l’échafaudage, un peu comme on conserve la corde ombilicale pour nourrir de grands arbres. Un peu comme dans les sociétés premières, chacun mobilisait en soi la rumeur d’une Genèse, les symboles thérapeutiques d’un mythe fondateur. Le discours de l’artiste ne peut faire partie que du mystère de l’œuvre.

7
Vient l’interprétation. Le besoin d’interprétation est du même ordre que le besoin d’explication. L’inter-prétation est une explication qui s’est déboutonnée. Elle mobilise explication et imagination. Elle respecte quelques plis, elle préserve quelques ombres. Elle saisit ce quelle voit ou ce qu’elle sent de l’œuvre, et l’emporte dans une vision particulière. Toute interprétation signale toujours une exhibition de soi. Interpréter c’est souvent se nommer soi-même. Interpréter c’est donc prendre le risque de s’éloigner de l’oeuvre. À l’échelle dune œuvre importante, l’interprétation si bienfaisante, si nécessaire, va au péril d’une indigence.

8
Toute œuvre importante est un tourbillon d’inter-prétations possibles. L’œuvre inexistante n’est pas interprétable. Elle est monolithique et univoque. Toute œuvre mineure dit : Je suis un peu interprétable. L’œuvre importante ne dit rien, mais elle suggère ceci : Je suis interprétable à l’infini. Celui qui interprète se coupe alors d’un infini. Se coupe de l’œuvre infiniment ouverte.

9
Si l’œuvre importante est interprétable à l’infini, que reste t-il d’elle ?

Son mystère.
Son énigme.
Son irréductible.
Son feu d’imaginaire.
Je veux dire : son rayonnement.

10
Le « mystère » de l’œuvre n’a rien de religieux. « Mystère » ici veut dire : renouvellement constant. C’est en cela que l’œuvre est rayonnante et belle. Car la beauté est toujours neuve. Toujours renouvelée, toujours renouvelante, toujours régénérante. Ici, avec M. Breleur, c’est sa plus juste définition.

L’œuvre devrait amener les convictions de l’artiste à la température de leur propre destruction.

11
Reste le discours savant. Toute œuvre d’art s’inscrit dans une histoire de l’art. Cette histoire permet au savant de mesurer ce qu’elle apporte, ce qu’elle révèle, ce qu’elle bouleverse, ce qu’elle initie. L’œuvre importante crée toujours un palier historique, un embranchement à partir duquel la créativité va se répandre d’une sorte horizontale. Comme pour le vivant, l’histoire de l’art peut s’inscrire sur des croix renouvelées. La ligne verticale répertorie les paliers importants, les bonds déterminants, les écarts structurants. Les lignes horizontales sont les variations incalculables que suscitent les œuvres importantes. Le discours savant révèle les lignes, les paliers et les entrecroisements. Mais il ne peut expliquer l’événement que représente une œuvre importante. Je dis « évènement » pour englober dans un même rayonnement, mystère, énigme, irréductible et feu d’imaginaire.

12
Si on diffère l’explication, l’interprétation et le discours savant, que nous reste t-il ?

Il nous reste à envisager ceci : toute œuvre importante inspire, au sens le plus élevé de ce terme et dans ses amples variations.

Inspirer ici, c’est avaler du souffle, capter un oxygène inattendu, en faire une nourriture qui n’était pas prévue. Etre inspiré, c’est aller au dépassement de soi, c’est faire locher le cadre des certitudes, quitter la vieille assise qui soutient nos instants.

13
L’inspiration débouche sur une interrogation des lignes du réel, une autre problématisation de ce que l’on est, que l’on vit, que l’on voit, que l’on perçoit, même si cette mise en alerte demeure imperceptible sous le rejet, la gêne, le désarroi, l’exaltation ou l’émotion. L’œuvre importante nous déroute car elle met en alerte. Elle met en alerte car elle inspire.

14
Etre inspiré c’est commencer à se défaire des fixités de l’être au monde pour vivre l’étant au monde.

Dans l’être au monde la racine est unique, la sève est stable comme une essence, l’identité est exclusive de l’Autre.

Dans l’étant au monde, le rhizome est ouvert, l’espace est dégagé au-dessus des territoires ; l’errance, la fluidité ne sont plus des menaces contre la profondeur. Et je me définis dans l’amplitude de mon rapport à l’Autre.

Je me définis dans l’amplitude de mon rapport à l’Autre.

15
L’œuvre importante ouvre à méditation. La méditation erre entre l’ombre et la lumière, entre conscience et inconscience, entre pulsion et volonté, entre imagination et construction. Elle peut se dire ou rester indicible. Elle va, entre connaissance et liberté, entre le dedans de soi et le démaillage du dehors.

La méditation s’offre au rayonnement de l’œuvre.

La méditation connaît l’incertitude et soutient son éclat dérangeant. Elle nous protège des systèmes de pensées et des pensées de système. Elle se murmure, elle tremble et ne peut pas se proclamer. Glissant dirait qu’elle est archipélique.

La méditation respecte et vit pleinement le rayonnement de l’œuvre.

16
L’oeuvre importante libère. Elle ouvre des voies et des fenêtres. Par elle, on sort des enclaves intérieures. On prend le risque d’aller.

L’œuvre importante libère sans indiquer ; son rayonnement mobilise des horizons qui restent à inventer ; ainsi, elle initie à une « errance qui oriente », qui oriente dans les étants de soi, mais qui oriente aussi dans les espaces du réel et du monde. C’est pourquoi le discours de l’œuvre est amoral, inutile, à l’écart de toute servitude, rétif aux dogmes et aux militantismes, juste accordé aux acides qui défont, et qui ouvrent aux reconstitutions.

(L’œuvre n’a pas de discours : disons plutôt qu’elle a une résonance.)

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Mais il faut le reconnaître. On n’échappe jamais à l’explication ou à l’interprétation. Il faut juste savoir ce quelles sont, juste les tenir en méditation sous l’interrogation nourrissante de l’œuvre, juste les mettre en danger sous la résonance de ses incertitudes.

(L’œuvre serait un rayonnement d’incertitudes.)

18
Faulkner est l’un des écrivains déterminants du vingtième siècle. Il n’y a pas un écrivain considérable qui ne se réfère à lui. Il a augmenté de plusieurs crans la connaissance romanesque.

Faulkner est un des frères d’Ernest Breleur.

Cette fraternité a plusieurs assises, mais je ne vais vous en citer que deux.

Faulkner disait souvent : Je ne suis pas difficile, entre un bon whisky et rien, je choisis toujours un bon whisky. Difficile de trouver plus étroite fraternité avec Ernest Breleur.

19
Entre un bon whisky ou rien, je choisis toujours un bon whisky. Il faut élargir ce bon mot.

Pour bien l’étendre, revenons à ce que disait Faulkner à propos d’Hemingway. Faulkner disait en substance : Hemingway fait bien ce qu’il fait mais il n’ose pas grand chose. Il voulait parler du courage que nécessite toute œuvre. Une œuvre importante ne supporte aucune demi-mesure.

Les artistes considérables sont infiniment courageux. Ils osent. Ils osent l’incompréhension, la mévente, la solitude. Ils osent invalider le convenu, le rabâché, le joli, le connu, le balisé, le déjà fait ou le déjà pensé. Ils osent l’incertitude totale et ne craignent pas l’inachèvement. Ils inventent des horizons. Ils engendrent des paysages. Ils conçoivent des mondes ou même des univers. Et ils osent l’utopie.

20
Il y a un univers Ernest Breleur.
Chaque période de cette œuvre est un monde.
Son whisky est toujours très bon.

21
On a tort de penser que l’utopie peut être une fuite face au réel. L’utopie affronte l’épuisement d’un réel. Elle complexifie son assise pour tout revivifier, intégrer le chaos, fréquenter le désordre, frôler la négation et bâtir sur le manque. Tout réel est l’achèvement d’une utopie. Toute utopie invente le lieu de mille réels possibles. Il faut du courage pour oser ce qui manque.

22
Chaque période artistique de M. Breleur est un acte de courage. Son œuvre est au-delà de l’audace car l’audace est dépendante d’une norme. Elle ouvre à utopie, car l’utopie n’est dépendante de rien.

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Ici, M. Breleur installe la conjonction concrète et métaphorique de sa vie et de sa mort. De la vie et de la mort. Il ne construit pas, il ne fabrique pas, il va au plus extrême, dans une fréquentation inouïe des températures dangereuses de la vie et de la mort, car c’est là que se situe le sens le plus précieux. Le sens le plus inatteignable car très proche du plus terrible mystère, et le prenant en compte. Il faut du courage pour aller le chercher.

L’artiste considérable est un feu de courage.
Je veux dire que c’est une esthétique de grande autorité qui ne craint pas de manipuler l’énergie de la mort, qui sait mobiliser ce que nous ne voyons pas ou ce qui nous inquiète. Je ressens cela ici.

24
Le jour de l’inauguration, mon frère qui est génial, a murmuré cette phrase de la Bible qu’il affectionne : Je marche dans la vallée de l’ombre de la mort… Il a raison. L’ombre est là. La mort est là. C’est ainsi que commence notre déroute. L’ombre d’abord. Ensuite le noir qui est son intention.

Le noir est génésique. Le noir est à la fin mais il inspire, et il aspire, au commencement. Le noir est générique : il ouvre à la prolifération des possibles et de l’inattendu.

Ceux qui marchent dans la vallée de l’ombre de la mort fréquentent la fin d’un commencement, le com-mencement d‘une fin ; une fin et un commencement tout à la fois ; l’intensité de l’une augmentant l’intensité de l’autre dans un constant re-commencement.

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Dans sa période blanche M. Ernest Breleur élevait la couleur blanche au rang du génésique et du générique. Pour cela, il lui fallait mobiliser les hachures, et des bribes d’autres couleurs comme des écales de souvenirs.

Dans le noir d’aujourd’hui, sorti de la peinture, c‘est la forme qui se souvient de l’énergie des couleurs.
Le noir, ici, est l’énergie de la forme.

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La mort aussi est là. Non seulement elle, mais notre propre mort aussi. Il faut du courage pour l’approcher, pour la fixer, pour la manipuler. La mort et ses signes sont tenus à l’écart de notre vie, et des harmonies de notre vitalité. Il faut du courage pour refuser cette pauvreté.

Ici, je sens que la mort est l’endroit le plus exact où la vie frissonne, s’éveille, se risque et peut s’envisager sur des bases renouvelées.

Ici, la mort retrouve sa grâce féconde. Ce quelle nous inspire d’emblée, ce tremblement, désoriente la vieille architecture, déconcerte le cadre, ouvre au manque et à l’incertitude. C’est dans ce tremblement même qu’émerge le renouveau. Pour répondre à mon frère, je dirais : Je marche dans la vallée du renouveau. Et même, ici, du renouvelé.
C’est une effervescence.

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Il y a tant de morts à notre commencement. Tant de morts dans notre étrange genèse. Tant de mort dans l’absence des grands mythes fondateurs. Tant de morts dans les cales et les chaînes. Tant de morts dans les abysses de l’Atlantique, tant d’ombres offusquées dans la plaine abyssale de Gambie. M. Breleur les voit, il sait qu’ici, le geste créateur ne peut les ignorer.

L’océan est pour nous un sanctuaire. Un cimetière inaugural. C’est beau qu’un cimetière ait la force générique des océans, la puissance génésique de l’eau. Comme si ces milliers de bateaux négriers avaient ensemencé les plaines abyssales de ces morts fécondes qui doucement se mettent à remonter, et qui rencontrent le fil-crin des pêcheurs –– les pêcheurs qui seuls savent le mystère des eaux, la puissance ovulaire de leurs ombres. M. Breleur le sait aussi.

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Il y a (ici comme dans notre mémoire collective) de la vie, de la mort et de la diversité. Tant de races, tant de peuples tant d’ethnies tant de dieux. L’effondrement est majeur et l’emmêlement irré-médiable. Ce qui émerge sont des formes composites, des formes riches de mémoires et de souvenirs, des formes riches de traces et de manières, et ce qui s’ouvre c’est l’horizon ouvert. La forme n’est pas à préciser car l’errance qui oriente a besoin de l’informe, et même du a privatif de l’a-forme.

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Si c’est l’errance elle-même qui vous oriente, cela veut dire que votre trajectoire peut s’enrichir de tout, que vous êtes indéfectiblement libre, et indéfectiblement disponible.

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Il y a eu tant de modernités ! À chaque fois, elles modifiaient les consciences, élargissaient nos champs de projections. La fin du monde antique. La grande vision de Copernic. La découverte des Amériques. La cale du bateau négrier. Les Colonisations. Les décolonisations. Les massacres des Grandes guerres. L’apparition des villes et des grandes industries. L’usure de l’Etat-nation. La peste économique libérale….

A chaque fois, nous avons vécu de grands bonds de conscience, d’individuation et de renouvellement. Maintenant il nous faut vivre, l’instantané, la fluidité, l’instable, l’imprévisible, l’interactif, le mot le son l’image noués ensemble sur une trame planétaire, le monde entier présent dans chaque esprit, le champ de projection élargi au cosmos… C’est une hyper-modernité qui s’ouvre dans ce que M. Glissant appelle la Relation.

La Relation c’est le monde qui s’ouvre en nous, et qui nous ouvre à lui. M. Breleur le sait.

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Ici, l’artiste capte la vie dans la mort. La mort lui permet de capturer la vie. Cette inter-rétro-action se remet en marche à chaque fois que notre regard tombe sur l’une de ces pièces.

Cette remise en marche de la vie sous chacun des regards nous libère. Elle nous initie aux commencements qui se terminent par des re-commencements.

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L’œuvre importante déploie un sens inattendu, une ampleur imprévue. L’artiste créateur lui-même peut la regarder vivre avec étonnement.

Heureux les artistes que leurs œuvres surprennent !

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L’œuvre importante peut être un échec. Il y a de grands et de petits échecs. Les échecs des artistes considérables sont toujours magnifiques. Leurs échecs les étonnent et les nourrissent. Faulkner mesurait la qualité de ses livres à l’aune de leur échec. L’insatisfaction est la plus belle des énergies.
L’échec est le Pitt ou l’arène du talent.

34
La forme a des souvenirs. La forme est un souvenir. Mais la forme est toute-puissance quand elle ne se souvient pas. Je le sens ici. Chaque forme demeure en devenir, et c’est ce devenir qui élabore la pièce, qui faut vibrer l’installation. L’informe suggère ; l’a-forme inspire. On est forcé à chaque fois de lever la tête, de suivre une imperceptible ascension, comme pour rompre une assise.

Le souvenir de chaque forme lui vient de son fil-crin. Mais ce fil est une lumière que l’ombre peut diminuer, interrompre, suspendre. C’est une présence qui peut aller au vent, qui peut vivre un mouvement, répondre à une caresse, prolonger un frôlement. Le fil-crin est une incertitude qui donne. Une générosité.

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Les néons se souviennent de l’atelier. Ils se souviennent de la forge. Ils veillent sur l’inachèvement, sur l’informe, le soulignent, le prolongent. Ils se mettent de travers pour différer les équilibres, contrarier l’harmonie, et nommer un désordre.

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L’inachèvement est ce qui reste le mieux disponible pour saisir les richesses de l’incertitude, et de son cortège d’inattendus.

(L’inachèvement est une mise en suspens : l’intention s’arrête juste avant la certitude.)

37
Les néons disent aussi qu’il y a là une volonté. Même une autorité : c’est-à-dire une conscience et une volonté. L’œuvre est sous contrôle.

L’artiste ancien allait au gré de ses pulsions et de son inconscient. Il pouvait être un enfant du sacré, une victime du divin, un produit de l’instinct, une créature de l’inspiration, des muses ou de son inconscient.

L’artiste de la Relation est un éclat de conscience, de connaissance et de volonté. Son talent est un éclat de conscience, de raison et de volonté, qui confronte l’incertain, l’imprévisible, la fluidité constante.

L’artiste ancien mobilisait la lumière de la bougie, de l’huile, du flambeau, l’éclairage sacralisé d’une vérité communautaire.
L’artiste de la Relation est seul. Sa lumière naît des gaz les plus rares. Sa vision est scialytique. Sa conscience aussi.

38
Chaque petite forme est seule. Elle se nourrit d’un fil-crin solitaire. Chaque petite forme est seule et l’ensemble est solidaire. Chaque forme est solitaire et solidaire comme nous l’impose l’hyper-modernité.

39
Chaque forme capte un vide, et le soumet à des courbes qui s’avalent. L’angle est une certitude. La courbe est une question qui se nourrit de son problème sans fixer de réponse.

(La courbe est une question qui garde son oxygène.)

40
Faulkner disait : Je ne connais pas l’inspiration, j’en ai entendu parler mais je ne l’ai jamais rencontrée. Lui qui a tant inspiré était un pur éclat de conscience, de connaissance et de volonté. Comme un frère de M. Breleur.

Heureux celui qui regarde une œuvre et qui est inspiré. Malheur à l’artiste qui se laisse chevaucher par les zombis de l’inspiration.

41
M. Breleur ne nomme pas. Et quand il nomme la formulation ouvre presque à une histoire que l’on pourrait conter de mille et une manières. Il ne faut pas la raconter. Il faut la vivre au difficile.

42
Les colonialistes nommaient tout ce qu’ils rencontraient. Celui qui nomme fige le monde et tente de le soumettre. Dans la culture créole, il y avait mille petits noms dessous le nom qu’avait donné le Maître, trente-douze petits noms de savane dessous l’état-civil. Le petit nom racontait et-caetera d’histoires dessous la majuscule Histoire. Le petit nom ne nommait pas : il marronnait. M. Breleur connaît les petits noms.

43
Ici, Reconstituer c’est peut-être ne pas chercher la forme ancienne. C’est peut-être exalter tout ce que la forme ancienne n’avait pu exprimer. C’est peut-être problématiser l’origine…

44
Pourquoi se priver de ce que donne le cadre ? Le cadre crée l’espace de création et le met en énergie, il aiguise le regard et concentre ce qui est deviné. M. Breleur se souvient du cadre mais il l’explose en mosaïque et le creuse en coffrets.

Après le surgissement proliférant des formes, vient l’individuation, chaque forme est une entité seule, qui ne ressemble à aucune autre et qui demeure en devenir. Le cadre-coffret précise cette entité.

Dans l’hypermodernité de la Relation, il y a cette diversité et cette individuation que nous disent toutes ces formes, mais il y a aussi ce risque de l’uni-formisation que nous rappellent les cadres ; il y a aussi cet isolement individué que nous signale chaque cadre… Mais la mosaïque suggère dans son ensemble qu’une autre force est en mouvement. Le coffret quant à lui ménage l’espace d’un devenir, réserve une dimension secrète.

45
Le cadre-coffret me laisse entendre ceci : plongée dans la Relation, menacée de standardisation, chaque forme, chaque individuation, doit construire son échelle de valeurs, sa grille de principes, ses multi-références. Chaque individu doit trouver comment devenir une personne.

(Le cadre-coffret ménage la poétique d’une autre dimension.)

46
Certaines formes craignent le cadre-coffret et vont aux chrysalides. La chrysalide tient de l’œuf, de la graine, de la poche fœtale. Elle fixe l’imprévisible et l’incertain.

La chrysalide s’attend à tout et nous prépare à tout.

La chrysalide hésite entre mille personnes possibles.

La chrysalide attend un monde. Elle est un mode métamorphique de la Relation.

47
La chrysalide est peut être aussi une involution. Mais bien des involutions ouvrent aux grandes évolutions. La chrysalide garde le secret des commencements et des re-commencements.

(Involution : intégrismes, replis identitaires, purification ethniques, nationalisme étroits…)

48
Les vieilles communautés fournissaient le lien qui les soudait. Dans l’hypermodernité de la Relation, l’individu élabore sa personne, et chaque personne élabore son lien à l’autre, aux autres, au monde… Le lien vient de chacun et s’en va en rhizome tramer le solidaire. M. Breleur nous parle de ce nouvel imaginaire qui nous est difficile.

49
La scarification inscrivait la norme communautaire dans la chair même de l’individu. Qui était scarifié, portait en soi le rappel d’une autorité. Comme un ordre. Une fixité de son être qui neutralisait son individuation.

L’agrafe lui ressemble mais l’agrafe souligne le lien, l’hybridation, le contact, l’assemblage, la jonction, le collage. L’agrafe lie et relie, rappelle l’inachèvement de l’œuvre et la force tutélaire d’une conscience qui la tient.

50
L’agrafe voit l’envers et l’endroit. Elle capte la lumière et la fait cheminer. Elle est visible car elle ne veut pas diluer cette diversité. Elle crée l’unité dans la diversité préservée, l’ensemble dans la diffraction assumée.

L’agrafe est la scarification de la Relation. Elle exalte la personne composite en train de se construire dans chaque forme individuée.

51
De temps en temps, un regard sans visage vous transmet un bout d’âme. Un sein rappelle que le corps est informe, que l’être est différé au profit de l’étant, que le maintien en devenir permet de « changer en échangeant sans se perdre ou se dénaturer » comme le propose M. Glissant.

52
La tribu perdue est mémorielle. Elle honore et se souvient de ceux qui montent vers nous depuis la plaine abyssale de Gambie. Elle est ascensionnelle car elle rompt l’assise ancestrale pour s’en aller au monde nouveau. Elle s’étend horizontale, en dimensions variables, car son espace est le Tout-Monde.

La tribu est perdue car elle est impossible. Chaque forme ira son étant dans le monde. Certaines risqueront l’esquisse anthropomorphe comme pour la désavouer ; d’autres dessineront des souvenirs de visage, des semblants de portraits ; mais toutes garderont intacte cette poétique de l’incertain et de l’imprévisible, cette prose des solitudes qui doivent trouver leur lien.

(La tribu est impossible : le lien est dans la matière du monde, pas dans les exclusives de l’ethnie.)

Les familles, les filiations, les grandes fraternités, se trament maintenant dans la matière du monde. La tribu est une tribu du monde. Elle fait tribu pour réchauffer de froides solitudes, mais sans abandonner la force des solitudes.

Chaque forme est une présence, chaque présence est une conscience autonome, chaque fil-crin est une volonté.

53
Le Lieu c’est le monde reconstitué. Le Monde c’est tous les Lieux reconstitués. L’œuvre relève du Lieu par le monde. Et du monde par le Lieu. C’est en cela qu’elle est déterminante. M. Breleur le sait.

(Le Tout-Monde est le chatoiement réalisé de tous les Lieux du monde.)

54
L’étant au monde ne relève plus du corps, mais des structures de l’imaginaire. L’étant au monde est métamorphe.

55
La tribu perdue dit que toute vérité est tremblante, que seul le tremblement de l’incertitude signale l’amorce d’une pertinence.

Ici, l’incertitude est dans la prolifération des diversités, dans le mouvement ascensionnel, dans l’ouverture des petits noms, dans l’ombre et dans la mort, dans la vie qui s’amorce et se cherche. Cela se passe où ? Cela se passe partout. Qui sont-ils ? N’importe qui au monde ? Où vont t-ils ? Ils s’élèvent, au plus vaste, au plus large.

Ici, tout est incertain, seule l’intention est ferme mais sans aucune raideur.

56
La tribu perdue est prophétique. Elle a tant de passé qu’elle se souvient du futur. Ce peuple de métamorphes relie l’avant et là-venir, ce qu’il faut savoir à ce qu’il faudra vivre.

La tribu perdue sait qu’il y a du futur dans l’origine, de l’origine dans le futur.

La tribu dit ce qui ne peut se dire, et raconte une aventure qui ne doit pas se raconter.

La tribu n’est pas un monument, c’est un mouvement.
La tribu est bien plus qu’un mouvement, c’est une démesure. La démesure du monde demande une démesure de la démesure.
Glissant l’a dit. M. Breleur le sait.

57
La démesure de la démesure peut se regarder sans se définir, se voir sans s’épuiser, être traversée sans jamais se rencontrer, elle s’envisage par le dedans et le dehors, par le haut et le bas, elle peut bouger ou ne pas bouger, se dresser pour mieux se dérober… Elle ne peut se soupçonner que dans ce qu’elle inspire d’insoupçonnable. Elle ne se donne que dans ce qu’elle n’accorde pas.

Une installation de l’hyper-modernité n’atteint à son plain-chant que dans la démesure de la démesure.

58
Que dit la forme quand elle demeure en devenir ?

Elle dit que tout est désormais possible. Que toute identité est ouverte, que l’espace est donné dans l’ouverture du Lieu, que la mort est l’amie de la vie, et que le sens naît de leur irrémédiable complémentarité.

(Il faut maintenant tenter le Tout, sans totalité close)

59
Pour finir, je voudrais vous avouer un autre sentiment.
L’admiration.
Nous provenons de la mort et de l’horreur esclavagiste. Nous avons dû renaître seuls, dans des formes informes, composites, toujours en devenir. Ce que nous sommes est encore indéchiffrable et donc mésestimé. C’est pourquoi nous avons si peu d’estime de nous-mêmes, si peu de faveur pour nous-mêmes. C’est pourquoi nous sommes si peu capables d’admiration interne.

Ici, le sentiment d’admiration est au principe du procès créateur. Elle nourrit le geste créateur. Je dirais même qu’elle l’assainit. En pays dominé, l’admiration signale une reconstitution intérieure.

M. Breleur a su plonger au plus terrible de nous et trouver la beauté.

Il sait admirer, donc il est admirable.

Patrick CHAMOISEAU

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Ernest Breleur
Série Blanche

Patrick Chamoiseau, né à Fort-de-France, le 3 décembre 1953, est un écrivain français originaire de la Martinique. Auteur de romans, de contes, d’essais, c’est aussi le théoricien de la créolité, mouvement qu’il a fondé en Martinique dans les années quatre – vingt. Il a co – signé et publié, avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant, L’éloge de la créolité en 1989.
Le prix Goncourt lui a été décerné en 1992 pour son roman Texaco, une œuvre vaste présentant la vie de Martiniquais sur trois générations. Il a également écrit pour le théâtre et le cinéma. Il est l’auteur des scenarii des films Biguine (2004), Aliker (2007), Nord-Plage (2004) ou encore Le Passage du Milieu (2009)
Parmi ses ouvrages les plus récents, on peut citer Un dimanche au cachot (2007), L’empreinte à Crusoé ( 2009), Le papillon et la lumière ( 2011), Hypérion victimaire ( 2013).
Il dirige actuellement la Mission Martinique 2020, un vaste programme de réaménagement urbanistique et de valorisation culturelle de deux zones d’attractivité de la Martinique, Le Grand Saint – Pierre et l’Embellie des Trois – Ilets

Ernest Breleur