[note de lecture] Esther Tellermann, "Le Troisième", "Carnets à bruire" et "Nous ne sommes jamais assez poète", par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

 
Première apparition avec épaisseur (1986), Trois plans inhumains (1989), Pangéia (1996), Guerre extrême (1999), Terre exacte (2007), Contre l’épisode (2011), ces titres et d’autres encore ont établi Esther Tellermann comme une des voix les plus puissantes, les plus discrètement émouvantes des trente dernières années. Les deux recueils qui viennent de paraître, Le Troisième et Carnets à bruire, et les nombreux essais que rassemble Nous ne sommes jamais assez poète, confirment le statut exceptionnel de son œuvre, de son art, de sa réflexion sur l’acte poétique. 
 
Être poète, devenir de plus en plus poète, ne jamais se contenter du poétique de ce que l’on écrit, de ce que l’on est, inhéremment, voici le plus urgent des manifestes, qui s’adresse d’ailleurs, à tous et toutes, à chaque personne qui lit et écrit, évidemment, mais, plus important encore, à chaque homme, chaque femme qui est : poïein : faire, créer, se créer, plonger dans l’onto-logie, la logique profonde, de ce que l’on est, de ce que l’on fait. Rien d’étonnant si on trouve que beaucoup des essais de Nous ne sommes jamais assez poète sont consacrés à l’œuvre de poètes (au sens large du terme) d’une grande intensité, qui s’interrogent constamment sur notre rapport à la terre, à l’Autre, aux autres, à soi-même, à la langue qui permet de véhiculer quelque chose de notre conscience et de notre invention de ce foisonnant, cet étrange, ce fondateur rapport : Dante Alighieri, André du Bouchet, Jacques Dupin, Claude Esteban, Ossip Mandelstam, Christian Hubin, Antonin Artaud, Aimé Césaire, Édouard Glissant, Bernard Noël, Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Franz Kafka, Malcolm Lowry, Louis-Ferdinand Céline, et bien d’autres encore. 
 
Lire Le Troisième ou Carnets à bruire, c’est pénétrer, à la fois et inséparablement, dans une pratique et une réflexion consacrée à celle-ci où l’intensité de cette exploration viscérale et cérébrale du sens de ce que l’on est et fait se fait sentir sans cesse. Pourquoi écrire, pourquoi penser, sans aller dans le sens de ce sens ? Dans le sens de l’amour de la poursuite de ce sens ? De sa beauté, de son incessante urgence – quitte à se trouver, se retrouver, face à cela qui résiste, indicible, ineffable, pressenti quand même et dans l’éblouissant mystère de son impératif, de l’obligation de son aveuglante promesse. « Nous / jetions, écrit Tellermann, dans nos silences / voulions déployer / l’âme / une corde tendue sur / les 3 univers / avivions le sel / l’oubli et la mémoire / inventions des / chambres où nous / ensevelir  l’un / l’autre  allions / au-delà du / signe et des / alliances » (LT, sp). Nous voici dans une chambre d’échos où se réverbèrent les fourmillants éléments d’une conscience librement déployée, instincts et visions, évocations et imaginations, mémoire et ce qui la perfore et la vide, langage et cela qui en dépasse les capacités. Le visible lutte, mais sans hostilité, avec l’invisible, la volonté et le désir, le choix également, épousent l’énergie de cela qui, simplement, « s’élève », « fait croire » (LT, sp) ; les émotions, délicates, retenues, mais sûres, d’une pertinence centrale, s’entretissent intimement avec à la fois la sobriété des questionnements et la détermination d’une sorte de discursivité qui offre une cohérence au sein même des ellipses et tâtonnements, des compactages et furtivités qui risquent de la braver, la disloquer en quelque sorte. Rien ici d’artificiel, de forcé, tout surgit d’un effort pour « ouvrir / la terre / d’en dessous » (LT, sp), « descelle[r] / les tropes », ceux qui jaillissent de la main mi-consciente, mi-inconsciente de l’auteure même. Ce long poème est souvent d’une très grande beauté non seulement expressive – « je voulus qu’en toi / fleurissent les / métamorphoses », « Je voulais une / éternité à coudre / à nos deux noms // être en chacun », « je voulais être / en vous / l’aile / trop tard / dans le deuil » –, mais aussi dans la mesure où elle, cette beauté, ne cesse de chercher à appréhender vérités et sens d’une « histoire » vécue, à vivre, poïétiquement, celle-ci, la refaisant-recréant, honorant avec gratitude et amour cela, ce don ontique, qui, splendidement, rend possible une telle poïésis
 
Carnets à bruire
constitue une longue suite de 92 poèmes « dédiés à André du Bouchet et composés à partir de » trois livres du grand poète de Truinas, Carnets (1994), Carnet 2 (1998) et Annotations sur l’espace non datées (carnet 3). Courts, denses, obliques, parfois obscurs, toujours sans références, ces poèmes restent pourtant étonnamment lisibles au cœur même de ce que l’on a souvent et trop inconsidérément considéré comme une « illisibilité ». Certes, Esther Tellermann, tout comme Du Bouchet d’ailleurs, quoique très différemment – il y aurait une longue étude à insérer ici – « avance / interstice trace » (CB, 57) ; certes, dans son écriture, ici et ailleurs, le « jour [est] limé jusqu’au / texte écrit » (CB, 49) et les « horizons tombent / des mains / qui supplient » (CB, 53). « À la fin, écrit Tellermann, pensant sans doute de façon ouverte aux relations humaines et à l’expression écrite de celles-ci, nous / ne serons / qu’un seuil » (CB, 80), n’offrant qu’ « un instant / de lumière » (CB, 75), expérience du « vertige » (CB, 94), mais double expérience, tellurique et mentale-scripturale, où « chaque écart / est fleuve » (CB, 96) ; et, malgré ce sentiment de non-aboutissement, le poïein – le faire, le créer, l’être qu’il véhicule – s’immerge dans les eaux de ce fleuve-écart. « Aurores écrites, dit si finement Esther Tellermann, / présence enveloppe / la sonate » (CB, 60), expérience qui ne cesse de pousser à « répéte[r] / l’inouï / et la transparence » (CB, 61). 
 
Trois livres d’une de nos grandes voix poétiques – et, plus important, poïétiques, au sens que j’attribue à ce mot – des derniers temps. Livres d’une intime douceur, d’une délicatesse pourtant puissante, d’un amour  exigeant et d’une intensité qui ne cesse de « donner, comme dit le jeune Mallarmé, ce qu’on a ». 

[Michaël Bishop] 
  
 
Esther Tellermann. Le Troisième, Éditions Unes, 2013. Sp, ISBN : 978-2-87704-152-2, 18 euros ; Carnets à bruire, La Lettre volée, 2014. 102 pages, ISBN : 978-2-87317-425-5, 16 euros ; Nous ne sommes jamais assez poète, La Lettre volée, 2014. 208 pages, ISBN : 978-2-87317-426-2, 22 euros.