Sarkozy et la guerre perdue en Afghanistan

Publié le 05 avril 2008 par Dedalus

Cette interview de Emmanuel Todd par Marianne2 est une perle : l'homme est intelligent, la pensée est forte, le ton est cinglant et les mots sont justes. Non seulement c'est un régal à lire, mais on en ressort enrichi et convaincu que, finalement, tant qu'il y aura de l'intelligence, il restera de l'espoir. Bref, c'est à une lecture riche et saine que je vous convie. C'est court et ça en vaut la peine...


«Si la France devient le caniche des USA, elle disparaîtra» - Emmanuel Todd

- Repris de Marianne2 -


Selon Emmanuel Todd, le renforcement des troupes françaises en Afghanistan est une erreur diplomatique et stratégique, et dessine les contours d'une idéologie extrême-droitière à l'échelle mondiale.

Au Sommet de l'Otan, mercredi 2 avril, George Bush s'est dit «très heureux» du soutien de la France en Afghanistan. Mais la veille, à l'Assemblée, la première grande décision stratégique de Nicolas Sarkozy de renforcer les contingents français engagés dans le conflit afghan mettait le feu aux poudres. Les socialistes, de François Hollande à Lionel Jospin, d'Hubert Vérine à Ségolène Royal, s'opposent unanimement à une politique d'alignement sur les Etats-Unis. Ils mettent en avant l'enlisement du conflit afghan, son coût humain et dénoncent le «tournant atlantiste» de la politique française. Pour l'historien et démographe Emmanuel Todd, les dangers de cette politique sont encore plus graves. L'auteur de Après l'empire juge que cette partie est perdue d'avance et qu'elle participe d'une idéologie extrême-droitière naissante.



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Marianne2.fr : Le renforcement des troupes en Afghanistan vous paraît-il justifié ?
Emmanuel Todd :
Je peux tout imaginer de Nicolas Sarkozy, même qu'il ne sache pas où est l'Afghanistan. Mais je ne peux pas imaginer que les gens qui l'entourent ignorent ce que tout le monde anglo-saxon sait, à savoir que cette guerre est perdue.

Pour vous, cette guerre est sans espoir ?
E.Todd :
L'organisation sociale des Pachtounes est faite pour la guerre, tout comme celle des clans somaliens : la guerre est l'état normal de ces sociétés, ce n'est donc pas un problème dans la durée. A partir du moment où les belligérants sont alimentés par des fournitures d'armes régulières venant de l'extérieur, il est évident que ces système sociaux vont venir à bout de quelques milliers d'hommes venus de loin et difficilement approvisionnés. On peut se demander, à la limite, si ça va se terminer par un Dien-Bien-Phû ou par un retrait paisible.

Du point de vue du gouvernement, il semble pourtant qu'il y ait des enjeux à ce conflit…
E.Todd :
Pourquoi ceux qui nous gouvernent veulent-ils participer à une guerre perdue ? Voilà la vraie question. Et là, comme dans les débats sur la réintégration pleine et entière de la France à l'Otan, on touche au symbolique. Cette manœuvre a pour objectif de réaffirmer un lien avec l'Amérique. Je n'appellerai pas ça du néo-atlantisme. L'atlantisme était le lien de l'Europe occidentale avec les Etats-Unis à une époque où ils portaient les valeurs démocratiques face au totalitarisme soviétique. Ce n'était pas du goût des gaullistes, mais dans le contexte, cela pouvait se justifier. Aujourd'hui, l'Amérique est le pays du fric, du néo-libéralisme et des inégalités. Et ce qui se profile derrière cette nouvelle association, c'est de l'occidentalisme. C'est un lien fondé sur une nouvelle idéologie, une idéologie qui se construit dans le conflit avec l'islamisme.

Mais la France n'a-t-elle pas intérêt, pour des raisons de politique «réaliste», à s'associer avec les Etats-Unis plutôt que de rester repliée sur elle-même ?
E.Todd :
La France n'a pas les moyens de s'engager en Afghanistan, c'est déjà un objectif démesuré pour les Etats-Unis. La France est une puissance moyenne et l'Amérique une puissance déclinante. Paris existait terriblement à l'époque de Villepin : après son discours à l'ONU contre l'engagement de la France en Irak, nous rayonnions! Mais sous Nicolas Sarkozy, il arrive à la France ce qui est advenu de l'Angleterre sous Tony Blair : si l'on devient le caniche des Etats-Unis, on disparaît. Si on s'aligne, si on perd son indépendance, on disparaît. De Gaulle l'avait compris : la France n'existe à l'échelle mondiale, ne peut justifier son siège au conseil de sécurité de l'Onu et sa possession de l'arme nucléaire, que lorsqu'elle représente un acteur autonome. Le monde n'a rien à faire de la France de Sarkozy.

La lutte contre le terrorisme légitime aussi l'engagement du gouvernement dans ce conflit.
E.Todd :
Les occidentalistes se pensent en situation de légitime défense. Le terrorisme existe, il devrait être contré par le contre-espionnage et par des forces policières, mais sûrement pas par des guerres à l'étranger. La première attaque contre l'Afghanistan était légitime, il s'agissait de déloger Ben Laden ; d'ailleurs, les Russes nous y avaient aidé. Mais l'irakisation de l'Afghanistan participe d'une agression du monde musulman par le monde occidental. L'occidentalisme est une doctrine d'extrême droite en émergence. La France va être du côté du mal : en exposant des troupes françaises et en participant aux bombardements de la population civile afghane. Et, grâce à Sarkozy, nous risquons même ce qu'ont subi la Grande-Bretagne et l'Espagne à la suite de la guerre en Irak.

Vous parlez des attentats de Londres et de Madrid qui ont eu lieu suite à l'engagement de nos voisins en Irak. Mais là, il ne s'agit que d'envoyer quelques centaines d'hommes dans un pays où la France a déjà des troupes…
E.Todd :
Mais justement ! Rappeler leur faible nombre, comme le fait le gouvernement, c'est avouer qu'il s'agit bien d'une action symbolique ! Les quelques bateaux qu'on va mettre dans le golfe persique vont faire rire les Iraniens. Mais nous nous positionnons dans une construction idéologique, contre le monde musulman. Cette posture est d'ailleurs très cohérente avec le sarkozysme en politique intérieure.

Vous pensez que Nicolas Sarkozy est dans une logique de guerre avec le monde musulman ?
E.Todd :
Ce qui a fait son succès dès le premier tour de l'élection présidentielle, c'est le ralliement d'une partie des électeurs du Front national. Il a pu avoir lieu à cause des émeutes en banlieues, qui ont été un facteur de traumatisme. Mais c'est Sarkozy, ministre de l'Intérieur, qui a provoqué cet évènement. Dans la logique du sarkozysme, il y a la combinaison d'une incapacité à affronter les vrais problèmes et à désigner des boucs émissaires. C'est classique : quand une société est en crise, elle a le choix entre résoudre ses problèmes économiques et ses pathologies sociales, ou créer des bouc-émissaires. Sarkozy recherche toujours un ennemi, il est dans l'agression. Cela s'observe même dans son comportement ordinaire avec les habitants de banlieue ou les marins pêcheurs.

En s'impliquant plus en Afghanistan, la France participe donc à déclencher un clash des civilisations?
E.Todd :
L'analyse d'Huntington sur le clash des civilisations est fausse, mais un gouvernement peut essayer de la rendre vraie. Je pense que les gens qui nous gouvernent seront tenus pour responsables de ce qu'ils font. La guerre, c'est la pédagogie du mal. Les peuples en paix pensent sainement. On entre parfois en guerre pour de bonnes raisons, mais peu à peu, on glisse insensiblement dans la violence pour la violence. C'est ce qui aurait pu arriver en Espagne, si les Espagnols avaient mal réagi aux attentats : ils auraient pu s'enfoncer dans le conflit des civilisations. Je crois que cette stratégie conflictuelle va échouer aussi en France. La recherche de bouc-émissaires, l'émergence d'une idéologie islamophobe et hostile aux enfants d'immigrés… ce n'est pas dans la nature de la France. Au final, les Français préfèrent toujours décapiter les nobles que les étrangers.

Jeudi 03 Avril 2008
Anna Borrel



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