Creation contemporaine au laos en son contexte

Publié le 28 juillet 2014 par Aicasc @aica_sc

CREATION CONTEMPORAINE AU LAOS EN SON CONTEXTE
Etat des lieux, 2014

« La seule manière de résister au mondial c’est la singularité ».
Jean Baudrillard

Elle paraît évidente, la singularité de ce pays d’Asie du Sud-Est, cerné de géants qui eux semblent bien introduits dans les arcanes de la globalisation économique autant qu’artistique. Il s’agit d’un des derniers pays communistes, de plus de six millions d’habitants, encore meurtri par les effets collatéraux des guerres d’Indochine, et toujours sur la liste des pays les moins développés.

Au cœur de la péninsule, situé autrefois à un carrefour des anciennes routes menant de Birmanie au Vietnam, le Laos, reste un pays marginalisé dont on parle peu. Convoité à la fin du XIXe siècle par des explorateurs en quête d’une voie commerciale vers l’Empire du Milieu, le pays a vu ses limites territoriales définies par des traités avec le Siam, grâce à l’entremise du gouvernement français. Sans accès maritime, mais traversé du nord au sud par le Mékong longeant la frontière avec la Thaïlande, sa population, essentiellement rurale, se répartit selon son installation dans les plaines ou sur les versants et les montagnes. La plaine a vu fleurir la culture du riz et toutes les grandes cités qui, en bordure du fleuve, sont à la fois des centres politiques, administratifs et religieux. Ailleurs, sont cantonnées les « minorités ethniques », gens des montagnes et des forêts, que le gouvernement cherche à sédentariser dans les plaines, ce qui entraîne, de manière irréversible, des abandons entiers de cette diversité ethnique et culturelle si caractéristique du pays. Ce décalage est encore accentué par les disparités entre les villes et les campagnes qui regroupent la majorité des habitants, laissés en marge du développement économique.

Les changements dans la vie quotidienne sont surtout visibles à Vientiane, la capitale, ou à Louang Prabang, ville inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco, où de larges tranches de la population bénéficient d’une économie de marché en pleine expansion, grâce aux investissements étrangers et à l’appui de la coopération internationale et de l’aide au développement.

Vientiane, la plus petite capitale d’Asie du Sud-Est, souvent décrite comme désuète, s’est intensément modernisée depuis une dizaine d’années. Malgré un communisme d’état qui depuis plus de quarante ans a induit une stagnation de la créativité, les changements actuels semblent irréversibles et l’on a l’impression d’assister à une course-poursuite entre une arrière-garde qui ne veut pas perdre le contrôle des événements et une jeunesse pressée de se fondre dans les mouvances d’une intense modernité avant tout consumériste.
Dans un sens, la création artistique ne peut être que le reflet de cette situation à la fois de repli, avec des élans et des poussées d’ouverture évidents que l’on va essayer d’analyser. Bien des pays ont pu rester en marge des mouvements de l’art moderne et contemporain d’Occident. Le Laos en est un témoin discret, même s’il existe une école des Beaux-Arts, une certaine tradition du « tableau » et des ouvrages sur l’art laotien. (Note 1)

Les anciens panneaux de propagande et d’injonction civique, qui trônaient encore en surplomb de certains carrefours en 2004, ont désormais fait place à la publicité mondialisée et uniformisée, où une classe moyenne émergeante est confrontée au miroir d’une modernité dont elle a hâte de profiter. Le Laos urbain, même s’il est ouvert sur toutes les destinations des grandes capitales régionales, s’inspire en priorité des mutations qui ont eu cours au Vietnam et en Chine ; ces deux pays restant des partenaires idéologiques, commerciaux et culturels privilégiés.

Fig. 1 : Panneau de propagande

Fig. 2 : Panneau publicitaire

Art et Création : un contexte problématique

À partir de ce constat, par quel biais peut-on s’interroger sur l’état des lieux de la création artistique ? Aperçoit-on des signes d’une évolution, ou du moins d’un cheminement analogue à ceux que l‘on observe chez les puissants voisins et frères en idéologie ?

La locution ‘art contemporain’ est employée ici dans son sens courant, désignant les pratiques et réalisations des artistes d’aujourd’hui. Comme on le sait, cette expression prête à confusion, dans la mesure où aucun artiste au Laos ne semble impliqué dans des réflexions et pratiques axées sur le mode globalisé par le marché contemporain de l’art. Si certains se demandent pourquoi il faudrait toujours s’aligner sur les modes et variantes « mondialisées » de l‘art, d’autres plaident plutôt pour une urgence à découvrir ce qui bouleverse les artistes lao d’aujourd’hui, ce qu’ils rejettent, ce qu’ils espèrent et comment leur création s’inscrit dans leur vécu et leur imaginaire. C’est évidemment cette dernière opinion qui nous importe. Mais pour l’instant il semble difficile de l’approcher.

L’influence culturelle la plus évidente ne vient pas des voisins du nord, mais reste certainement celle de la Thaïlande, avec laquelle le Laos peut dialoguer dans une langue très proche, un passé culturel et religieux axé sur le bouddhisme theravada et la royauté, même si cette dernière a été abolie en 1975 au Laos. La plupart des Laotiens urbanisés s’informent des événements du monde par le biais de la télévision thaïe et c’est par le commerce, les modes de vie, et non par la culture ou les arts, que la modernité souffle son vent de nouveauté. Néanmoins il faut d’emblée souligner l’influence prépondérante du Vietnam puisque tous les peintres actuels ou enseignants des Beaux-Arts ont fait un séjour officiel à Hanoi et entretiennent régulièrement des liens et des échanges avec leurs homologues vietnamiens.

Des conceptions artistiques particulières

Marqué par l’indianisation au cours du Premier millénaire, l’essentiel de la culture artistique du Laos trouve son origine et ses caractéristiques dans le bouddhisme, les institutions royales, les arts et traditions littéraires, véhiculés par l’Inde. Aujourd’hui, malgré la grande distance temporelle, bien des traces et persistances de ces influences demeurent vivaces et continuent d’irriguer la création artistique. Cependant tout un pan de la culture se nourrit également de rituels et croyances animistes autochtones, antérieurs donc à l’arrivée du bouddhisme qui a su parfaitement les accueillir en son sein.

La question de la création actuelle mérite donc d’être replacée dans ce faisceau d’influences qui tiennent compte de ces apports successifs autant que de la rencontre avec les sociétés occidentales, par le biais de la colonisation française de l’Indochine. À cela s’ajoute encore l’histoire toute récente qui, à partir de la révolution de 1975, verra le pays plonger dans une période d’isolement et d’autarcie économique, soutenue par le bloc communiste du temps de sa puissante influence. Néanmoins les effets de sa chute dans les pays occidentaux et les échos lointains de cette nouvelle donne n’ont guère bouleversé le paysage politique local. Les ouvertures et les transformations sont toujours conduites par l’État-Parti qui les gère de telle sorte qu’elles adviennent sous contrôle, avec l’aide appuyée des organismes internationaux et dont un des signes évidents est l’émergence incontestable de cette classe moyenne attirée par les biens de consommation les plus ostentatoires.

Le Vat : demeure de l’image

Dans ce pays où le statut d’artiste ou de créateur, au sens que nous lui donnons en Europe, n’existe quasiment pas, où l’on trouve quelques galeries d’art et d’artisanat fort discrètes, un musée, surtout consacré à la propagande révolutionnaire, on s’aperçoit que l’art imprègne paradoxalement la vie quotidienne et l’âme de la ville. L’unique et véritable pôle artistique et culturel est de toute évidence le Vat : temple et monastère bouddhique. La succession des grands Vat soutient le centre urbain comme une épine dorsale ponctuée de bâtiments religieux entourés de jardins. À chaque Ban (village) son temple, à chaque quartier ses fêtes ; or, la ville n’est qu’un amalgame de villages où les Vat diffusent une religiosité banalisée, ouverte, respectueuse de toutes les formes du vivant. De plus, le Vat est intimement lié à l’organisation sociale, au cycle annuel des fêtes et aux cultes, et aucune décision politique ou idéologique n’est parvenue à contrecarrer cette évidence. En fait, jusqu’à l’arrivée des modèles artistiques occidentaux, au milieu du XXe siècle, l’art et la création étaient cantonnés dans les monastères et n’avaient d’autre destination que religieuse : sculpture, décor, peinture, architecture, dont les thèmes et styles furent tous inspirés du bouddhisme, ainsi qu’il en est encore de nos jours.

Fig. 3 : Bâtiment du vat Dong Palan

Fig. 4 : Peinture murale dans un Vat

Fig. 5 : artisan peignant un décors de temple

Comme dans bien d’autres sociétés d’Asie du sud-est, il n’existe pas de distinction entre « art noble » et arts appliqués ou décoratifs. L’ornemental est considéré comme art au même titre que la sculpture ou la peinture. Au centre du culte, l’image du Bouddha est omniprésente et reproduite à l’infini. Le pouvoir de cette image, au cœur des rituels, est primordial ; il ne concerne pas tant l’ordre de la ‘représentation’ que celui de l’efficience symbolique. De fait, l’image du Bouddha est une incarnation de sa présence vivante, et celle-ci est activée par une ritualisation complexe et codifiée.
La statue de l’Éveillé est sa présence même, et non la reproduction sensible d’un être absent ou lointain. De ce fait, la copie de l’image vise non pas à ‘dégénérer’ une figure originale, à affaiblir son pouvoir de présence, mais au contraire à le renforcer, à augmenter sa puissance d’émanation, son aura. La répétition, le cumul, la copie, sont également considérés comme des éléments importants, des invariants plastiques, pourrait-on dire, de la peinture profane elle-même.
Ces quelques notions paraissent évidentes, mais méritent qu’on les rappelle si l’on veut comprendre ce qu’a pu être l’intrusion d’un art occidental, profane, fortement individualisé, de l’ordre de la représentation naturaliste, dans une culture et des sociétés fort différentes.

Sur cet arrière-plan « religieux » s’ajoute encore le fait que l’expression individuelle, subjective, personnelle, –ce que nous appelons la liberté de créer et d’imaginer– n’est pas concevable ici en dehors de la communauté. La société est profondément hiérarchisée et structurée de façon verticale et il paraît peu concevable de créer hors des normes ou d’une scrupuleuse fidélité aux règles et aux canons traditionnels. Il est indécent, dans la vie sociale, de manifester ses sentiments, d’exprimer ouvertement ou librement sa subjectivité hors du consensus et des règles établies.
Quant à la question de la copie du modèle, la multiplication de l’image, cela devient en réalité une valeur ajoutée à l’original. Il est naturel de copier une œuvre que l’on trouve belle, et la copie n’est aucunement dénigrée pour autant. Cela se vérifie encore tous les jours avec les exemples de reproductions de tableaux, de cartes postales ou encore de photographies. La conception d’une œuvre unique, créée par un individu propre, un artiste, n’est pas vraiment déterminante et n’a pas ici la valeur qu’on lui attribue en Occident.

Dans ce contexte, qu’en est-il de l’émergence d’un art non religieux, influencé par les courants de pensée, les échanges et les modèles occidentaux ? Comment cela s’est-il passé ? Quand ? Pourquoi ?

Les artistes européens et l’Indochine : un contact culturel

Comme pour bien d’autres pays, en Afrique sub-saharienne notamment, l’impulsion de départ, la prise de contact, s’est opérée dans un contexte de domination coloniale avec un arrière-goût de « mission civilisatrice ».
Sans remonter aux idées romantiques du XVIIIe siècle, un même intérêt pour l’exotisme s’est révélé en Europe, allant des premiers peintres orientalistes aux peintres coloniaux. Les principales invitations au voyage sont alimentées par les documents scientifiques, la muséographie, les ouvrages spécialisés ou les simples récits de voyage ayant tramé un réseau de signaux et d’appels à la découverte de l’Orient. (Note 2)

Les « missionnaires de la palette »

À l’occasion de l’exposition coloniale de Marseille en 1906, est fondée la société coloniale des artistes français qui a pour vocation de faire voyager des artistes dans les colonies. À partir de 1910 est mis en place le Prix d’Indochine, qui décerne une bourse au peintre ayant exposé au salon annuel organisé par cette société. Le séjour des artistes les menait de Saigon à Hanoi en passant par Phnom Penh et Angkor puis le Laos, où ils séjournaient à Louang Prabang ou Vientiane. D’autres poursuivaient leurs voyages ailleurs, en Afrique ou à Madagascar, au gré des opportunités des compagnies maritimes. À partir de 1924, date de la création d’une École des Beaux- Arts de l’Indochine à Hanoi, le boursier partait pour deux ans : une année pour étoffer ses études personnelles, une autre pour l’enseignement et la formation d’artistes locaux.

Aucune œuvre majeure n’émerge de cet ensemble essentiellement documentaire et illustratif, sans réelle envergure, se référant formellement aux derniers soubresauts de l’impressionnisme, voire de l’École de Barbizon. Si André Maire, élève d’Emile Bernard, a laissé quelques traces de ses séjours au Laos entre 1948 et 1955, la plupart des peintres voyageurs français sont restés méconnus, s’étant pour la plupart limités à des paysages et des scènes de genre

Fig. 6 : Marchandes de sel de Jean Bouchaud (1891-1977)

Fig. 7 : Laotienne de Evariste Jonchère

Fig. 8 : Femmes au repos de Inguimberty

Celui qu’on appelle encore de nos jours « le peintre français du Laos », Marc Leguay (1910-2001) a laissé une influence évidente jusqu’à nos jours. Il est arrivé jeune au Laos en venant de Saigon, en 1937, et s’y est installé à demeure. Par la suite, il a fondé dans le sud Laos, sur une île du Mékong, à Khong, la première école des Beaux-Arts en 1940, puis s’est installé à Vientiane où il a fondé une école d’Arts Appliqués en 1947, et a enseigné le dessin pendant une trentaine d’années. Dessinateur officiel de timbres-poste pendant plus de vingt ans, il a quitté le Laos révolutionnaire en 1976 pour s’installer en Thaïlande voisine où il est mort en 2001. Comme la plupart des peintres voyageurs d’Indochine, Marc Leguay a cherché à restituer les scènes de la vie quotidienne, et l’originalité de témoignages saisis sur le vif. Sa peinture témoigne d’un intérêt pour les coutumes laotiennes dans leur diversité, sans échapper à une certaine vision idyllique du pays et ses habitants. (Note 3)

Fig. 9 : Portrait de Marc Leguay par Thavisouk

Fig. 10 : Paysage lao de Marc Leguay

Fig. 11 : Femmes se coiffant de Marc Leguay

Ces peintres étrangers, essentiellement témoins et illustrateurs, ont donné l’impulsion à certains artistes locaux de s’essayer à la peinture, de se familiariser avec des techniques nouvelles et des codes picturaux occidentaux, qu’ils se sont appropriés avec aisance. Malheureusement, en fonction du contexte culturel qui était le leur, ils ne feront que reproduire les « clichés » et les poncifs des artistes qu’ils découvraient, puisque leur démarche était marquée, dictée même, par la notion de reproduction et d’imitation du modèle, et non par celle d’une créativité originale et personnelle.

Fig. 12 : Femmes se coiffant de May Chandavong

Il en est encore ainsi de nos jours. De fait, la plupart des peintres « regardent » leurs propres paysages et monde à travers le prisme des yeux d’autrui qu’ils imitent. Le manque d’échanges, de confrontation, d’esprit et de démarche critiques, mais aussi d’apports nouveaux et différents, ont eu pour résultat une évidente stagnation des arts plastiques, surtout comparativement aux évolutions des artistes voisins de Thaïlande, du Vietnam et de Chine.

L’École des Beaux-Arts actuelle, fondée en 1959, qui a pris en 1998 le nom de Faculté Nationale des Beaux-Arts lao, forme ses étudiants en quatre ans à la peinture, la sculpture, la gravure, l’art du métal et la céramique. Après une cinquième année, les étudiants peuvent obtenir une maîtrise dans ces disciplines. Leurs débouchés sont bien restreints, la plupart d’entre eux décorent les Vat de peintures murales et de motifs architecturaux. Les temples restent les débouchés essentiels des jeunes artistes lao. Certains élèves vendent leurs dessins aux touristes en les exposant dans les rues passantes ou même sur les murs d’enceinte des Vats.

Fig.13 : Exposition en plein-air

Fig.14 : Peintures d’élèves devant un Vat

Artistes voyageurs contemporains : une expérience originale, une répétition ?

Cependant d’autres expériences ont eu lieu dans le pays, elles sont venues compléter la formation aux Beaux-Arts et mériteraient d’être poursuivies. En effet, depuis 2004, une série de plasticiens français sont venus en résidence au Laos ; ce sont des intervenants sélectionnés par le CEEAC (Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines), selon un projet initié par la Région Alsace, le Conseil Général du Bas-Rhin et l’Institut français au Laos. Plusieurs artistes et enseignants français ont ainsi pu bénéficier d’une résidence de deux à trois mois, qui comprenait un volet pédagogique, puisqu’ils participaient à l’enseignement de l’École des Beaux-Arts (à Vientiane mais aussi à Champassak et à Louang Prabang pour certains) et un volet de découverte personnelle. Pour avoir participé de loin à ces ateliers, essentiellement de gravure, il me paraît évident que ces intervenants ont fourni, chacun à leur manière, un apport substantiel, novateur et chargé de créativité. Ils ont ouvert à ces étudiants, cantonnés aux modèles surannés, une fenêtre sur le monde, les ont enthousiasmés en exposant leurs travaux avec les leurs et les ont initiés à l’histoire de l’art contemporain. Les intervenants autant que les étudiants auraient évidemment souhaité que ces fenêtres entrouvertes ne se referment pas une fois l’expérience achevée. Malheureusement, l’ordre ancien a semblé chaque fois s’être remis en place, comme une routine, en partie due au manque de moyens, de stimulation et aussi par convenance…
Ces résidences de plasticiens ont chaque fois suscité une réelle ferveur auprès des étudiants non seulement parce que les intervenants ont assouvi leur goût d’apprendre et de découvrir d’autres démarches, mais surtout parce que qu’ils les ont incité à découvrir leur individualité, sensibilité et subjectivité propres. Ce faisant, ils ont pu privilégier les relations personnelles car c’est évidemment de l’intérieur du pays, et des artistes eux-mêmes que viendront les changements. Or, ces approches ne sont en rien celles du cadre traditionnel de leur école et de leur culture où l’artiste comme l’artisan s’inscrit dans une filiation du savoir qui le relie respectueusement à un ou plusieurs maîtres, vivants ou disparus.

Un nouveau souffle de Singapour

En fait, une impulsion véritablement nouvelle est arrivée à Vientiane par le biais d’une galerie ouverte depuis octobre 2008, M. Gallery, en plein centre ville. Le directeur, Mikael Chan, possède aussi une galerie à Singapour et y a exposé quelques artistes lao pour qui ce fut la première ouverture sur le monde et le marché de l’art régional. Par la suite, ce Chinois de Singapour a ouvert une galerie à Vientiane et c’est ainsi qu’il choisit et prélève, parmi ce vivier laotien, des exposants qu’il présente ensuite dans son pays. Ainsi donc, depuis cette date, plusieurs jeunes peintres et enseignants ont pu exposer dans une galerie vraiment « à tendance contemporaine » et vendre ailleurs qu’au Laos et même participer à la Biennale de Singapour en janvier 2014. Il s’agit bien d’une vraie révolution des tendances et des effets du monde artistique au Laos.

Fig.15 : Marisa Darasavath, détail

Fig.16 : Sivilay Souvanasing, détail


Ban Naxay : Une porte ouverte, timidement

Le groupe d’artistes qui s’est installé dans la « Maison de la culture de Ban Naxay », dans une maison traditionnelle, l’ancienne demeure du peintre Marc Leguay restaurée en 2004, témoigne assez fidèlement de la situation présente des artistes-enseignants aux Beaux-Arts. Quatre peintres se sont regroupés sous le nom de Mask, (acronyme forgé à partir de leurs noms) afin d’animer cet espace. Une des salles est réservée à l’œuvre de Marc Leguay et dans le reste du bâtiment, ils exposent leurs toiles, inlassablement académiques, à quelques timides exceptions près. Ils continuent à vendre bon an mal an leurs mêmes « Vues du Mékong », « Femmes en train de filer la soie » et « Quête des Bonzes».

Fig. 17: Anousa, Quête des bonzes

La plupart des enseignants ont en fait un autre métier qui leur permet de subvenir à leurs besoins, l’un d’entre eux, par exemple, a installé un commerce de dessins à même le trottoir dans un quartier passant, d’autres ont des rizières ou des champs dont ils vendent la récolte. Le marché de l’art étant quasiment inexistant, les étudiants, au sortir de l’école des Beaux-Arts, ne peuvent entrevoir d’autres débouchés que la restauration des monastères : décor peint, sculpture, moulages.
Néanmoins une nouvelle tendance se fait jour. Depuis plusieurs mois une série d’expositions se sont déroulées dans cette ancienne demeure coloniale : les tentures hmong de Tcheu Siong et Phasao Lao (une brodeuse et son mari chamane), ont eu un certain succès malgré la grande originalité et l’étrangeté de ces œuvres qui déroutèrent plutôt le public laotien alors que les étrangers, essentiellement anglo-saxons, ont apprécié la fraîcheur et la liberté d’expression appliquées sur toiles

Fig.18 : Tenture Hmong appliquée de Tcheu Siong

Fig.19 : Tenture Hmong appliquée de Tcheu Siong

Fig.20 : Tenture Hmong appliquée de Phasao Lao

Mick Saylom : un exemple d’artiste contemporain

Afin de cerner l’actualité artistique au Laos, prenons un exemple significatif d’un artiste et enseignant qui incarne de manière exemplaire cette problématique des influences, des modèles et de l’inscription dans une modernité choisie.
Mick Saylom est un enseignant trentenaire d’arts plastiques et un artiste reconnu par ses pairs mais, on va le constater, sa pratique oscille entre un académisme évident et d’étonnantes tentatives d’une certaine liberté de ton qui jongle avec la modernité importée d’ailleurs.

Il expose en ce moment dans la galerie du Singapourien Mickael Chan une série d’œuvres qui ne dépareilleraient pas sur une cimaise occidentale. Sa thématique s’inspire du mal de vivre, de la solitude existentielle et urbaine, du désenchantement du monde et sa pratique essentiellement linéaire, graphique, tourbillonnante doit beaucoup à l’expressionnisme, au remix et à la citation

Fig.21 : Mick Saylom

Fig.22 : Mick Saylom

De toute évidence, il a dû voir et apprécier des œuvres de cette tendance dont il s’est approprié les signes et la facture sans que cela corresponde à une expression reconnue dans son pays ou même en accord avec sa sensibilité propre. Ne se situe-t-il pas avant tout dans une sorte d’imitation et de copie de modèles les plus étrangers à sa culture et son univers familier ?
Dans le même temps, quand on visite son atelier, on s’aperçoit qu’il a également réalisé une série d’œuvres fortement inspirées de la peinture indonésienne de Bali où il séjourna quelque temps, ou des illustrations prisées par l’imagerie publicitaire ou même de peintures murales dans les temples illustrant la vie du Bouddha. On peut s’interroger sur cette polyvalence des expressions plastiques tout à fait divergentes et sans relations apparentes les unes avec les autres. Quand on l’interroge sur ce fait, il explique qu’il s’essaie à toutes ces techniques et influences pour finalement choisir celle qu’il préfère. L’illustration, toujours ; le style étant compris comme une forme de prouesse technique à imiter ce qui est finalement commercialisable.

Fig.23 : Mick Saylom

Fig.24 : Mick Saylom

Par ailleurs, et c’est toujours le même artiste qui expose en ce moment même, en juillet 2014, à la Maison de la culture de Ban Naxay une série d’images du Bouddha dans des positions canoniques. Ce sont des figures peintes sur des bois assemblés, des bois très durs, qui autrefois servaient de bardeaux pour les toits d’anciennes maisons traditionnelles

Fig.25 : Mick Saylom

Fig.26 : Mick Saylom

Parallèlement à cela, une autre série toute illustrative, très vive en couleurs et en puissance graphique est exposée dans une salle adjacente de la même galerie et retrace les scènes de marché de rues au Laos. Les éventaires, les marchandes, les enfants, dressent bien la scène de la vie paysanne avec ses accents fauves, et une recherche indéniable d’une évidente véracité narrative.

Fig.27 : Mick Saylom

Voilà donc un artiste polyvalent, qui peut s’essayer à tous les genres sans que cela ne le détourne de son plaisir à peindre. Il n’est pas le seul à développer cette faculté à l’imitation et aux mélange des thématiques voire des techniques picturales. Cette polyvalence nous interpelle évidemment car on peut se demander où se situe vraiment son message, que cherche-t-il à montrer de son talent ? Très simplement dit-il, les qualités du « faire ». Qu’a-t-il à dire de son imaginaire, de son monde, de ce qui le préoccupe profondément ? Il s’agit d’un jeu, un jeu artistique qui l’habite. En effet, cela semble un jeu lui permettant de jongler avec toutes les influences, de copier toutes sortes de modèles, afin de plaire et de vendre aux divers publics qui aujourd’hui se côtoient dans une ville et un pays soumis à de fortes mutations. Mais n’est-ce que cela ?

Singulier, en effet, est le parcours de cet artiste qui a quelque peu voyagé hors de son pays et qui cherche de toute évidence à vivre de son art, un art qui prend place au milieu de sources multiples et parfois antagonistes, entre une réelle expression autochtone et un pastiche. En fait et en guise de conclusion, ce que nous observons au Laos est comparable à ce qui s’est passé en Afrique sub-saharienne lors de la colonisation : des peintres voyageurs européens se sont installés dans les divers pays (les exemples de la Côte d’Ivoire et du Sénégal sont probants) ont fondé des écoles et suscité des vocations, ouvert des écoles et ont ainsi donné naissance à des courant picturaux autochtones. Mais, pour toutes ces sociétés postcoloniales d’aujourd’hui, l’art est marginalisé par des mécanismes de reconnaissance des courants globaux. Il est possible qu’en Asie, les pôles émergents, à Singapour, à Shanghai, sauront faire basculer les tendances imposées par les dominants européens ou américains. La question reste cruciale : comment exister hors d’un imaginaire occidental et en même temps pénétrer un marché de l’art dont la maîtrise reste à ce jour inaccessible.
Mais nous n’en saurons pas plus. La discrétion et le silence des artistes lao sont pour le moins exemplaires.

Michèle-Baj Strobel
Ethnologue, Aica, sc.

NOTES

1) « La peinture contemporaine lao »
L’ouvrage réalisé par l’Association des Beaux arts Lao, créée par décret ministériel en 2003, illustre parfaitement ce propos. Il s’agit en fait du «livre officiel des artistes peintres lao contemporains », édité lors de la conférence ministérielle de la francophonie en novembre 2007.

2) Signalons à ce propos l’ouvrage de Nadine André-Pallois, intitulé L’Indochine : un lieu d’échange culturel, EFEO, Paris 1997, qui retrace les rencontres entre artistes français et indochinois entre les XIXe et XXe siècles. Le Laos est très rarement évoqué.

3) Francis Benteux, Marc Leguay, le peintre du Laos, Maisonneuve & Larose, Paris 2001.

LEGENDES DES ILLUSTRATIONS

Fig. 1 : Ancien panneau de propagande
Fig. 2 : Panneau récent (2013)
Fig. 3 : Bâtiment d’un temple-monastère avec les murs peints
Fig. 4 : Peinture murale dans un vat
Fig. 5 : Artiste peignant un décor de temple
Fig. 6 : Jean Bouchaud, (1891-1977) Marchandes de sel à Vientiane
Fig. 7 : Evariste Jonchère, (années trente) Laotienne
Fig. 8 : Inguimberty, (années trente) Femmes au repos
Fig. 9 : Portrait de Marc Leguay par le laotien Thavisouk
Fig.10 : Marc Leguay ; Paysage laotien
Fig. 11 : Marc Leguay, (vers 1950) Femmes se coiffant
Fig. 12 : May Chandavong, (vers 2008) Femmes se coiffant
Fig. 13 : Exposition en plein–air. Travaux d’étudiants, vendus dans la rue
Fig. 14 : Travaux d’élèves vendus sur le mur d’enceinte du vat
Fig. 15 : Marisa Darasavath, (2014) détail d’une composition
Fig. 16 : Sivilay Souvanasing (Détail) La vie villageoise (2014)
Fig. 17 : Anousa, La Quête des bonzes, (2005)
Fig. 18 : Tcheu Siong, Tenture appliquée, génies hmong (2012)
Fig. 19 : Tcheu Siong, Tenture appliquée, génies hmong (2013)
Fig. 20 : Phasao Lao, broderies sur tenture hmong (2013)
Fig. 21 à 27 : Mick Saylom : œuvres diverses entre 2010 et 2014