Le passage 35

Par Emia

35. ILLIA

A peine avais-je refermé la fenêtre qu’on frappa à la porte : c’était le contrôleur.

- Nous avons été arrêtés par un syndicat kaputnik manifestant contre l’exploitation des terres Phéaciennes par des entreprises Inishes. Un wagon de ce train transporte leurs administrateurs. Nous veillons sur eux. Vous ne serez plus inquiétée.

Il passa une main dans ses cheveux et demanda :

- D’où venez-vous ?

- Je viens de Kalamares, dis-je, et je voyage dans votre pays pour le plaisir.

- Merci d’avoir choisi Moralways pour votre voyage, fit-il. Et bonne route !

Il s’empara de mon billet pour l’enfouir dans sa sacoche en me promettant de me réveiller quand nous approcherions d’Illia. Reposez-vous en attendant, me dit-il avant de refermer la porte.

J’étais étendue sur la couchette, mais je ne parvenais pas à m’endormir. Par la fenêtre, je regardais le jour se lever sur la ville inconnue. Les maisons, encore plongées dans la pénombre, avec leurs portes étroites qui les faisaient ressembler à des remises, passaient de part et d’autre de la voie en coulées terreuses, découpées par les lueurs du petit matin en pâtés grossiers creusés de ruelles et de rigoles où furetaient des chiens et des gorets. Aucun son ne venait de cette cité engluée dans des vapeurs jaunâtres.

Puis les maisons se faisaient plus rares, tandis qu’à perte de vue s’étendaient des terrains vagues parsemés de gravats. Çà et là croupissaient des mares où des buffles debout dans l’eau noire broutaient de grands nénuphars rouges ; les oies qui couraient sur la berge ressemblaient à des dessins de livres pour enfants. La végétation gonflait, les troncs s’épaississaient, les branches se couvraient de boutons rosés et blancs. L’air, sucré, pâlissait ; le soleil était proche ; enfin il surgit, arrachant des étincelles noires aux fleurs et aux arbustes.

Après avoir traversé un bois clairsemé, nous pénétrâmes dans une plaine d’un jaune douloureux, inondant l’œil, traversée de stries vertes, sortes de rideaux de roseaux qui délimitaient les parcelles où des femmes travaillaient, vêtues de rouge ou d’orange, courbées sur la terre ou bien transportant de volumineuses brassées d’herbe grise. Les champs de chorn miroitants, monotones, ondulaient sur notre passage ; les femmes se redressaient lentement, le vent secouant leur jupes ; elles agitaient les mains, souriantes, et un fil d’or ou un bracelet étincelait au soleil. Près de la voie, des hommes munis de bâtons menaient les licornes au pâturage. Lorsque une bête faisait mine de s’arrêter pour nous regarder passer, le meneur la frappait là où, entre les os pointus des hanches, la chair affaissée tremble comme de la gelée. L’animal faisait alors un bond – son grand œil velouté cillant brièvement.

La terre s’étendait à l’infini, se confondant au loin avec les brumes irisées et les silhouettes d’arbres isolés, arrière-postes d’un monde qui aurait pu, là-bas, prendre une douce fin. S’évanouir dans l’éther, se rompre sur le vide bordé d’une écume évanescente que les femmes continueraient de travailler pour suspendre le temps. Ces champs-là ne produiraient plus qu’une nourriture idéale : ils nous rappelleraient un autre monde, un rien paradisiaque, à la frontière duquel de grandes grues pourpres grimpent à tire-d’aile parmi les nuages figés de splendeur, au-dessus de forêts où roulent ruisseaux et rivières, par-delà les plaines et les montagnes exhalant un vague parfum métallique.

Plus près de nous, un groupe d’hommes enturbannés et vêtus de blanc marchaient en file indienne. Passa une hutte de pisé autour de laquelle gambadaient de petites chèvres noires aux yeux reptiliens ; une femme tirant de l’eau à la pompe ; un groupe d’enfants jouant à la marelle. Le soleil surgit au détour d’un virage, puis vinrent de longues rangées d’arbres semblables à des peupliers ; finalement, une colline avala la lumière. L’air s’était chargé d’une senteur grasse et pourrissante, comme avant l’orage.

Penchée par la fenêtre, je regardais la gueule d’acier dépoli de la locomotive pénétrer les champs et fendre les villages. Des enfants tremblaient et sautillaient dans le vacarme du convoi si proche qu’il les ébouriffait au passage, et ils reculaient en criant de rire. Il m’a même semblé voir l’un d’eux prononcer du bout des lèvres un mot à mon intention : ANÉ – MONIE,   ANÉ – MONIE …

Songeuse, je regardais glisser les nuages dans un ciel qui soudain me parut froid. Les cumulus gonflaient et rosissaient au contact de rais étranges, prenant l’allure de pivoines ou de roses, roulant et s’effilochant en diaprures pensives, nul autre qu’eux ne pouvant prendre de telles formes – ce qui, avant qu’ils ne s’effondrent, s’éventent et disparaissent, les rendait plus extravagants encore.


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