Giorgio de Chirico : l'homme sans visage

Par Sergeuleski

   « … j’entre dans la forêt sans nom oùla biche de Lewis Carroll explique à Alice : Imagine quela maîtresse d’école désire t’interpeller. Plus de nom, la voilà qui crie hé ! ho ! mais personne ne s’appelle de la sorte, personne ne doit donc répondre. 

Giorgo de Chirico me paraît rejoindre avec une belle conséquence le chemin qui mène à la forêt d’Alice. Ce qui est vrai pour le nom reste valable pour la représentation du visage. La photo exprime essentiellement le rôle, la pose. L’âme y est emprisonnée, soumise à l’interprétation ; c’est pourquoi une photo a toujours l’air triste. On l’examine comme on examine un objet. Et d’ailleurs, n’est-ce pas se faire objet que de s’identifier à une gamme d’expressions, si variées soient-elles ? Le Dieu des mystiques savait du moins éviter cet écueil. Mais j’en reviens à Chirico. A peu près contemporain de Libertad, ses personnages à tête vide dressent bien le bilan accusateur de l’inhumanité. Les places désertes, le décor pétrifié montrent l’homme déshumanisé par les choses qu’il a crées et qui, figées dans un urbanisme où se condense la force oppressive des idéologies, le vident de sa substance, le vampirisent ; je ne sais plus qui parle, à propos d’une toile, de paysage vampirique – Breton peut-être. Par ailleurs, l’absence de traits appelle en creux la présence d’un visage nouveau, une présence qui humaniserait les pierres elles-mêmes. Ce visage est pour moi celui de la création collective. Parce qu’il n’a le visage de personne, le personnage de Chirico a le visage de tous.

Tandis que la culture contemporaine se donne beaucoup de peine pour signifier son néant, tire une sémiologie de sa propre nullité, voici une peinture où l’absence s’ouvre de façon explicite vers la poésie des faits, vers la réalisation de l’art, de la philosophie,de l’homme. Trace d’un monde réifié, l’espace blanc,introduit dans la toile à l’endroit essentiel, indique aussi que le visage a quitté le lieu des représentations et des images, qu’il va maintenant s’intégrer dans la praxis quotidienne.

La période 1910-1920 révélera un jour son incomparable richesse. Pour la première fois,avec beaucoup d’incohérence et de génie, un pont fut projeté entre l’art et la vie. J’ose dire qu’il n’existe rien, l’aventure surréaliste exceptée, dans la période qui va de cette avant-garde du dépassement à l’actuel projet situationniste. Le désenchantement de la vieille génération qui piétine depuis quarante ans, que ce soit dans le domaine de l’art ou de la révolution,ne me démentira pas. Le mouvement Dada, le carré blanc de Malévitch, Ulysses, les toiles de Chirico fécondent, par la présence de l’homme total, l’absence de l’homme réduit à l’état de chose. Et l’homme total n’est rien d’autre aujourd’hui que le projet que le plus grand nombre des hommes élabore au nom de la créativité interdite. »


Extrait de " Le rôle", 1967 de Raoul Vaneigem, l’un des leaders, avec Guy Debord, du mouvement situationniste des années soixante.

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