#RaysDay Chapitres 1 et 2 de mon prochain roman

Par Qris @Qrisimon

En lecture gratuite : les 2 premiers chapitres de Judaïc Park dans le cadre du Ray’s Day.

Objectifs :

  • Vous faire connaître mon roman qui sortira en décembre 2014
  • Avoir votre avis.
  • Échanger votre expérience de lecture avec moi

Couverture réalisée par Hervé X. Lemonnier ©2013

4e de couverture : Patrice et Hélène, Mathieu et Laure voulaient aussi y aller depuis longtemps, ils voulaient faire le voyage, ils voulaient se rendre compte un peu comme s’ils n’y croyaient pas tout à fait, comme si tout ceci n’avait pas été possible…

Ce roman était initialement une nouvelle que j’ai mis plus de dix ans à écrire. Écrite en un weekend, la première version de cette histoire m’avait laissé l’impression d’un synopsis de ce qui pourrait devenir un film.
Comment aborder la Shoah, aujourd’hui dans la fiction ? La plupart de ses survivants seront morts dans les dix années à venir, il n’y aura donc plus de témoins directs, plus personne pour témoigner de cette terrible tragédie. J’ai pensé alors qu’il fallait que la Shoah entre dans la fiction et j’ai alors tenté la fiction dans la fiction.

Un roman puisant ses codes et sa structure dans différents genres : anticipation, télé réalité et jeu de rôle.

©2013 Hervé X. Lemonnier

1

J’aime le premier café. D’habitude, je le savoure allongée sous la couette, mais ce matin n’est pas un matin comme les autres. Nous nous tenons prêts.
Patrice chantonne. Sa voix se fond aux jets d’eau qui crépitent sur le verre de la paroi de protection. La nuit glisse sur les carreaux de la fenêtre. L’arôme amère de ma première gorgée de café se répand dans ma bouche. Il est beaucoup trop tôt pour avoir faim. Un frisson me parcourt tout le corps. Le frisson des départs.
Ils nous ont dit que leurs hommes viendraient nous chercher. Patrice entre dans la cuisine, cheveux ruisselant sur le col de son peignoir, attrape une tasse.
— Tu sais le nouveau au boulot, je pense que c’est un mass murder… Le genre de type qui n’a pas d’ami, pas de petite amie, pas d’animal de compagnie ; le genre qui mange à même les boîtes de conserve devant sa télé cogitant son prochain coup. Le mec qu’a pas de vie, quoi.
— Tu as vu tout ça en une semaine ?
— Je sens ces trucs. Écoute, il ne parle à personne. Il ne boit pas, même pas un café, ne fume pas. C’est louche, non ? Et à la cantine, il s’arrange toujours pour manger devant une chaise vide.
— Il est peut être super timide.
— J’y ai pensé, seulement, pour ramener sa fraise en réunion, il ne l’est pas.
— Tu ne m’as pas dit qu’il jouait de la guitare ?
— Si. Et plutôt bien même. Il a joué du Bob Dylan pour le départ en retraite du comptable. J’aurais préféré du Georges Brassens…
— Un artiste tueur en masse, ça s’est jamais vu, ça ?
— Jamais vu ?
Patrice boit son café d’une traite, rince sa tasse dans l’évier, l’essuie.
— Ben, sinon, ça se saurait. Tu penses, on en aurait entendu parler…
Il rince ma tasse et l’essuie.
— Mais lapin, le plus grand tueur en masse était un artiste…
— Un artiste ? Je m’en souviendrais.
— Le plus grand de tous les temps.
On frappe. Des petits coups secs, discrets mais insistants.
— Les voilà.
Patrice me regarde, bouche ouverte, il range les tasses dans le placard. Heureusement que j’avais pris ma douche avant lui.
— File t’habiller.
Je me précipite dans l’entrée de notre trois pièces, enjambe dans la pénombre nos valises bouclées. Un artiste tueur en masse Ça ne me dit rien. Le plancher craque sur le palier. Je compte mentalement jusqu’à trente, afin de donner à Patrice du temps pour s’habiller. Je reprends ma respiration et ouvre. Deux hommes apparaissent, coiffés de casquettes et vêtus de cuir noir.
— Madame et Monzieur Pernollet ?
Ils n’attendent pas que je les invite et entrent.
— Madame Pernollet.
Ils ont l’air plus vrai que nature. L’un est petit et râblé, l’autre long et osseux avec un léger cheveu sur la langue.
— Valises ?
— Ici.
Le plus petit saute à califourchon sur nos valises, puis lève une jambe sous un imperméable trop long pour sa taille, la ramène contre la deuxième et fait claquer ses talons. Sa petite moustache étroite frémit. Le plus grand s’incruste dans le couloir.
— Une minute s’il vous plaît, mon mari finit sa toilette.
— Za toilette ?
Le petit emporte nos valises.
— Pas de toilette. Nous avons un planning très zerré.
Je me précipite à la cuisine, débranche la cafetière. Patrice m’y rejoint habillé. Il se retourne vers moi et avec les premières phalanges de son index et son majeur, il se dessine une petite moustache sous le nez.
— Tu ne vois toujours pas ?
— Comment ai-je pu l’oublier, celui-là ?
Nous nous retenons de rire tandis que Patrice ferme l’arrivée d’eau, je rejoins le plus grand des officiers qui a déjà un pied dans le salon.
— Vous avez un chat ?
Sushi dort, étalé rondement entre les coussins rouges du canapé. Je me sens un peu coupable de le laisser pendant quinze jours tout seul à la maison… Bien sûr, la voisine viendra le nourrir, mais quand même… L’officier se penche sur Sushi et le saisit par la peau du cou. Son collègue hurle du couloir.
— Dépêchez-vous. Nous avons d’autres candidats à récupérer…
Le grand se retourne vers moi et jette brutalement mon chat à terre. Sushi pousse un horrible miaulement et disparaît sous le canapé. Je n’ai plus envie de partir, mais le grand nous pousse hors de l’appartement.
Dans l’escalier. Patrice me rassure. Il appellera sa sœur, Michèle, elle enmènera Sushi chez le vétérinaire si besoin.
Je dévale les marches à contrecœur. Leurs bottes cirées tambourinent comme du bois neuf derrière nous. Nous passons la loge de la gardienne, encore éteinte. Pas si matinale que ça. Dehors, la nuit finissante nous saisit.
L’aventure commence et pas n’importe laquelle. Un voyage auquel nous nous sommes préparés et dont nous espérons beaucoup. Le grand nous embarque dans un fourgon bleu marine, stationné en double file. Le petit, sous tension, jette nos valises à l’intérieur du véhicule et claque la portière qu’il verrouille de l’extérieur. Ils montent tous deux à l’avant de la camionnette et démarrent.
Nous nous laissons tomber sur une planche à laquelle je m’agrippe, bringuebalée dans la fraîcheur de l’habitacle aux odeurs de tabac froid qui me donnent envie de vomir. Trop tôt pour protester.
— Mon Sushi chéri. Tu te rends compte ?
— Nous trouverons un téléphone à la gare, me rassure mon mari.
Le fourgon s’arrête brutalement. Patrice se rattrappe à moi. Les portières claquent en chœur et les talons des officiers frappent l’asphalte endormi tandis que mon cœur se serre sur la fin de la nuit.
Je regarde par la vitre du fourgon, mais le carreau sale n’offre qu’un jeu de silouhettes. J’ai mal au cœur. Plus aucun son ne nous parvient du dehors. La rue assoupie ne se livre pas.
— On aurait dû prendre au moins un de nos smartphones.
— Pour ruiner notre voyage avec un coup de fil du boulot.
— On pourrait téléphoner à ta sœur au moins.
— T’inquiète pas lapin, les chats retombent toujours sur leurs quatre pattes.
— Et quand ils retombent sur trois.
Des pas s’approchent. L’un des officiers déverrouille le fourgon, ouvre la portière. Deux jeunes gens, cheveux mi-longs, sacs au dos et l’air pas réveillé, montent à bord. Nous les dévisageons sans échanger un mot, tandis que le véhicule repart.
Le capitonnage tient avec des punaises sur tout un côté du plafond. Les amortisseurs gémissent au premier virage. Une punaise tombe. Je la cherche dans la pénombre. L’un de nous pourrait se blesser. Le fourgon roule à vive allure maintenant et de rares coups de klaxon résonnent dans le lointain. Nous roulons sans doute sur un grand axe. La jeune femme se tient debout contre le jeune homme. Dans cette position, ils maintiennent chacun leur équilibre.
— Vous auriez un portable.
— Oui.
— Je pourrais vous l’emprunter.  Un petit souci de dernière minute.
J’ai besoin de me rassurer et surtout je ne supporte pas l’idée de laisser souffrir un animal inutilement.
La jeune femme détache les sangles de son sac à dos, puis le pose sur le plancher. Elle s’agenouille, s’accroche d’une main à la jambe de son compagnon pour maintenir son équilibre et fouille de l’autre une des multiples pochettes extérieures. Elle en sort un smartphone habillé d’une coque à l’effigie du couturier Karl Lagerfeld. Patrice me lance étonné.
— Tu connais le numéro de ma sœur par cœur ?
— Non. Et toi ?
— Ben non, c’est toujours toi qui l’appelles.
— Oui, mais de mon portable. Ça vous dérange si je fais une recherche ?
— Pas de problème, Internet est compris dans mon abonnement.

Le fourgon pile. La jeune fille qui se redressait, perd l’équilibre et s’écroule sur son sac. Le smartphone m’échappe des mains. Je le rattrape de justesse. J’ai eu chaud. Moins une et je le cassais. Le numéro que je cherchais s’affiche. La sœur de Patrice est sur messagerie. Je lui laisse un message au débit rapide. Peux-tu aller à la maison avant ce soir et emmener Sushi chez le vétérinaire, il a fait une mauvaise chute.
Patrice me fait signe de parler moins vite.
Nous n’avons pas nos portables, mais tu peux nous laisser un message à ce numéro. Merci, tu es un amour. Je t’embrasse.
Patrice me fait signe que lui aussi, il l’embrasse.
Patrice aussi.
— Merci infiniment. Je m’appelle Hélène.
— De rien. Moi, c’est Laure.
— Mon mari, Patrice.
— Mathieu, mon ami. Désolée pour votre chien.
— Un chat.
— J’adore les chats. Ils ont un sens de l’espace qui me fascine. Ça pourrait faire le sujet d’une thèse.
— Vraiment.
— Un chien a des maîtres, un chat des esclaves.
Laure et Mathieu sourient sincèrement. La réplique de Patrice fait toujours mouche en société. J’aime bien ces deux jeunes. Nous devons nous trouver sur une voie rapide, car le fourgon prend de la vitesse.
— Asseyez-vous, vous serez plus confortablement installés.
Nous nous serrons sur la planche, tous les quatre en rang d’oignons. Et en route pour l’aventure. Je ressens ce gratouillement au fond de mon estomac comme à chaque départ en voyage. Cette sensation de lâcher prise… Le moteur de la fourgonnette vrombit et fait trembler la carrosserie. Le jour pointe. Nous sommes prêts pour la découverte, grisés par la promesse de l’inconnu et l’appréhension qui va toujours avec.
Le fourgon ralentit, tourne un coup à droite un coup à gauche. Je m’accroche à l’épaule de Patrice. Les sacs à dos de Laure et de Mathieu roulent et font un aller-retour complet dans l’habitacle. Nous virons, zigzaguons sur un ou deux kilomètres. Mathieu se lève et colle son visage sur la vitre arrière.
— Ce n’est pas très gai la banlieue.
— Ça dépend des banlieues. Par exemple côté RER C, vous seriez étonné. On dirait la campagne tellement il y a d’espaces verts et de maisons.
— Nous avons la chance de vivre à Paris.
La camionnette ivre dégringole la rue puis s’arrête net. Mathieu n’a pas le temps de s’asseoir. La portière s’ouvre immédiatement, libérant le sac de Laure qui dégringole sur la chaussée.
— Vous pourriez faire un peu attention.
— Terminus, hurle le petit sans nous regarder.

2

Un drapeau claque au-dessus de nos têtes. Le morceau d’étoffe bleu, blanc, rouge surplombe une sculpture des années soixante-dix très cubiste. Une femme sort d’un petit bâtiment de verre de quelques étages, traverse la rue et nous rejoint sur l’esplanade. Elle nous explique, dans le vent frais du matin, que le voyage commence ici. Je ne vois pas de gare, mais des tours et un grand bâtiment en forme de U. Le camp. Le fameux camp de Drancy. Question architecture, l’immeuble est extrêmement moderne pour les années trente.
La femme a une trentaine d’années, des cheveux longs, elle nous explique qu’il avait suffi d’élever un quatrième mur pour réaliser une prison à moindre frais. Des femmes, des hommes, des familles entières avaient attendu dans l’angoisse des jours, parfois des mois, sans savoir pourquoi. Ils y avaient vécu dans des conditions sanitaires déplorables et y étaient morts de faim, de froid, certains même s’y étaient suicidés. Je ne pourrais pas fermer l’œil de la nuit, si on devait dormir ici. La statue a été commandée à un artiste juif, rescapé, et érigée en 1976 en mémoire de ces femmes, ces enfants et ces hommes, internés au camp de 1941 à 1944. Je trouve la statue torturée et laide, cependant il ne s’agit pas de beauté ici, mais d’horreur et de chagrin.
Son discours fini, la guide retourne dans l’immeuble de verre tandis qu’on nous somme de rejoindre une file de cent à deux cents personnes devant un wagon à bestiaux d’un autre âge, symbole des convois de déportation. Sur la paroi extérieure, peint au pochoir en lettres blanches, je lis 8 chevaux, 40 hommes. Une femme en uniforme militaire nous explique qu’on va maintenant vérifier nos vouchers, enregistrer nos bagages et échanger nos passeports contre des numéros d’immatriculation. Elle nous répète la liste des objets interdits, armes blanches (coupe-ongles inclus), liquides de plus de cent milligrammes, bombes aérosol et évidemment explosifs et armes à feu. Elle nous rappelle aussi que valises et sacs seront pesés, étiquetés. Un seul bagage par personne, de moins de vingt kilos. Tout bagage excédentaire doit être abandonné. Sinon pas d’embarquement. Aucune dérogation ne sera acceptée.
— Ouh là là. On y est encore dans trois jours.
— Ça m’étonnerait. Il n’y a rien pour dormir.
— Et ces bâtiments.
— Déjà occupés.
— Ah bon.  C’est complètement dingue d’habiter là. Après tout ce qu’il s’y est passé.
— Ils n’auront pas eu le choix.
— On peut toujours refuser un logement, non ?
— Ils ne savent peut-être pas.
— Difficile avec ce drapeau, cette statue et ce wagon.
— Je ne pourrais jamais dormir ne serait-ce qu’une nuit dans un de ces apparts. T’es sûr que ce n’est pas inclus dans le forfait ?
— Oui, chérie.

Le jour se lève sur le bâtiment aux fenêtres encombrées comme il s’était levé soixante-treize ans plus tôt. Le parking de l’immeuble rempli de voitures me fait l’effet d’un gouffre. Les lieux deviennent-ils sinistres du fait de l’action de l’homme ou sont-ils sinistres au depart, poussant ainsi l’homme à s’y sinistrer ?
La brise cinglante et cruelle d’avril me tombe sur la nuque comme un couperet. Je sors de ma valise un foulard et me l’enroule autour du cou.
— Vous n’auriez pas de l’aspirine ? questionne une femme à côté de moi.
— Demandez à mon mari.
— J’ai une de ces gueules de bois.
La file avance vite. Ça devrait être notre tour assez rapidement. Patrice donne un cachet à la jeune femme, un peu collante.
— Merci. Au camp de Gurs, le vent soufflait tellement fort qu’on ne pouvait avancer.
— Vous faites tous les camps ?
— Non. J’habitais à côté. Alors, je m’étais dit, allons voir. C’était pratiquement au bout de ma rue. J’ai été relocalisée pour mon travail à Pantin. Alors, naturellement, en bonne voisine, je suis venue.
— Vous ne faites pas le voyage complet ?
— Si, si. Le musée m’a tellement plu que je me suis décidée. C’est ma deuxième visite au camp d’internement.
— Le musée ?
— Oui, le bâtiment de verre en face.
— Je ne connaissais pas.
— Vous devriez le visiter à votre retour.
Je cherche autour de moi ce qui a pu tellement lui plaire. Je ne vois pas. C’est moche et franchement pas très invitant.
— En plus, ils sont bien organisés.
— Nous ne sommes pas un peu trop nombreux.
— Il paraît que c’est un train long.
— Espérons.
Nous avançons d’un mètre. Les membres d’une famille râlent devant nous. Ils ont bien trop de bagages, ça se voit d’un seul coup d’œil. Le père essaie en vain de négocier… Le personnel est catégorique, pas plus de vingt kilos par personne et par bagage. Pas d’option supplément. Ces tentatives de négociations prennent beaucoup de temps.
C’est à nous. Je suis confiante, j’ai pesé les valises hier soir sur le pèse-personne de la salle de bain. Nous avions dû faire des choix :
– un livre chacun
– pas de parfum ou d’après-rasage, pas de déodorant
– deux paires de chaussures
– un pantalon de rechange
– un pull
– un shampoing pour deux
– pas de coton-tige.
Le préposé aux fouilles, en képi et uniforme, chamboule toutes mes affaires. Il semble déçu, referme ma valise sur le désordre et ouvre celle de mon mari. Son aide de camp dessine une croix sur chacun de nos bagages. Nous les reprenons et il nous indique la queue des départs.
Comme nous l’a expliqué la guide, les prisonniers du camp descendaient à la gare dans des bus réguliers pour ne pas éveiller de soupçons, mais nous, nous y descendrons à pied. Les mauvaises langues disent que l’agence s’assure une plus belle marge de bénéfices ; les autres pensent que de marcher vers ce destin permet de mieux en mesurer la gravité… Nous faisons rouler sur l’asphalte nos valises étiquetées. Après avoir poireauté deux heures dans le froid matinal, bouger me réchauffe. Nous retrouvons Mathieu et Laure au détour d’une rue pavillonnaire. D’être de nouveau avec eux me rassure. Je les trouve vraiment chouettes. Un habitant, qui lave sa voiture dans l’allée de son garage, nous observe. Son demi-sourire en dit long. Il nous prend pour des imbéciles de Parisiens, des bobos en mal de frissons. Mais franchement, je me dis que c’est lui le gogo. Habiter ici, quelle drôle d’idée.
— Drancy devrait être un terrain vague. Un immense terrain classé, non constructible. Un trou historique sur une carte, tu ne crois pas.
— Lapin, si on commençait à condamner les lieux où des hommes ont été massacrés, il resterait peu d’endroits constructibles.
Patrice n’a pas tort. Nous marchons dans la rue, nos valises y roulant plus facilement. Nous arrivons sur un pont. Notre groupe s’immobilise. À travers les jours d’un haut grillage, j’aperçois des rails et un bâtiment de gare, blotti en contrebas. Comme nous l’a expliqué la guide, cette gare ne sert plus aux passagers depuis les années trente, trois ou quatre trains de marchandises y passent encore aujourd’hui.
Deux enfants déboulent, freinent dérapant sur la roue arrière de leur bicyclette pour nous éviter. Ils se tordent de rire puis repartent sur une roue. De nous surprendre sur leur terrain de jeu les amuse. Eux, ne choisiraient pas de venir ici un dimanche matin, non. Ils partiraient ailleurs, s’ils avaient l’autorisation de leurs parents ou les moyens.
Je sens dans leurs regards indifférents qu’ils ont l’habitude de voir ces colonnes de gens traverser leur quartier. Ils se sont habitués et ne nous voient plus. Nous restons immobiles. Patrice pose ses lèvres sur les miennes. J’adore les attentions de mon mari, ça m’a tout de suite séduite chez lui. Sa bouche se détache de la mienne et il me murmure.
— Le baiser de 6 heures.
Sous nos pieds, le tagada métallique d’un train qui passe. Le raclement obsédant des tractions de métal de la locomotive, puis le passage des wagons un à un résonnent sous le pont. Ça crie. Ça racle. Ça expire dans un tumulte de ferraille tandis qu’un chef de gare décadenasse la barrière d’accès pour les voyageurs du groupe qui sont en tête. Nous descendons un escalier de pierres étroit, longeons jusqu’aux rails la maison d’habitation abandonnée des anciens cheminots.
— On ne tiendra jamais tous sur la plateforme.
Il n’y a ni équipe d’accueil ni accompagnateur. Nous sommes livrés à nous-mêmes sur l’unique quai où nous nous bousculons un peu. On attend…
Patrice se penche le long des rails.
— La gare n’a qu’un seul aiguillage.
Mathieu s’assoit sur son sac à dos, très détendu. Patrice l’interpelle.
— Tu t’y connais en aiguillage.
— Pas vraiment. Je fais un Master II en négociation de crises.
— Ah bon. Tu avais entendu parler de ça, chérie ?
— Non.
— Et, ça débouche sur quel métier ? s’intéresse mon mari.
— Manager de risques.
— Risques de quoi, demande Patrice dubitatif.
— Il s’agit surtout d’anticiper les catastrophes économiques, technologiques, naturelles ou écologiques. Négocier les conflits entre pays, entreprises, groupes ethniques, religieux… Le secteur est en pleine expansion.
— Tu comptes empêcher les guerres.
— Il y a des modèles. Ce qu’a fait Bernard-Henri Lévy dans les Balkans était précurseur. On lui doit aussi l’engagement de la France aux côtés des opposants au régime libyen.
— On le doit surtout à des intérêts économiques, non ?
Mathieu plisse la bouche. Un sourire signifiant qu’il en sait plus que mon mari.
— Il incarne la modernité, l’engagement, la volonté de ne pas laisser l’histoire se reproduire. Plus qu’un philosophe et un penseur, c’est un homme engagé, qui n’a pas peur d’aller là où les hommes tuent, massacrent, détruisent. La pensée ne suffit pas, il faut l’accompagner d’actions.
— Et comment reconnaître ce qui ne se reproduit jamais à l’identique ?
— Exactement, c’est pour quoi des hommes comme BHL sont indispensables. En vrai pionnier, il a ouvert la voie. Je ne suis pas le seul, d’autres étudiants dans mon université et dans les universités du monde entier font ces études et comptent bien travailler dans ce sens.
— L’histoire est faite d’êtres humains et la nature de ceux-ci ne change pas.
— Il est de notre devoir à tous d’agir ici et maintenant, de faire le nécessaire pour empêcher nos erreurs de se reproduire. Nous devons apprendre à gérer nos conflits.
— Avec une formation et un diplôme, C’est de l’utopie.
— L’action n’a rien d’utopique, répond du tac au tac Mathieu à Patrice, irrité par sa naïveté.
— Un homme seul ne change pas le monde.
— Mais les hommes tous ensemble le peuvent.
— Peut-être…
— C’est autour de ce « peut-être » que nous devons nous rassembler et agir…
Un petit groupe s’est formé autour de nous. Un soldat, en uniforme vert-de-gris, traverse la voie.
— Chéri, ils portent encore des costumes de cette couleur dans l’armée ?
— Non, c’est bizarre.
Il fonce sur Mathieu et le redresse d’un coup de botte dans le cul. Mathieu se relève, le soldat lui fout un coup de crosse dans le ventre et s’éloigne. Ça n’a pas l’air d’une plaisanterie.
— Putain, t’as dû le sentir passer.
— Ça va.
— Mets des bottes et une casquette à un homme et il se prend pour l’ordre même.
Le brouhaha qui comblait notre attente cesse.
Un coup de sifflet perce le silence forcé. Un train branlant entre en gare. Les roues métalliques des wagons de bois crissent contre les rails. Vu l’état et la vétusté de la gare, je ne m’attendais pas au TGV dernière génération, mais là ça dépasse largement mon imagination. Le train s’immobilise. Les voyageurs se penchent au-dessus des rails, étonnés, abasourdis.
Lentement l’antiquité vient se caler en marche arrière comme un vieil accordéon désaccordé sur l’unique voie de départ. La locomotive siffle deux fois tandis que deux machinots en bleus de travail se faufilent entre les wagons. Le train s’immobilise définitivement, fait silence. On entendrait une mouche voler. Les portes des wagons de marchandises s’ouvrent. Des escadrons kakis en jaillissent, armés. Nous reculons surpris, bouches bées. Une cinquantaine de soldats au moins. Les premiers rayons de soleil du jour baignent leurs uniformes d’une aura verdâtre.
Trois officiers en culotte de cheval, casquettes plates et bottes de cuir viennent à la rencontre des escadrons. Cinquante bras se lèvent dans un mouvement unique suivi d’un claquement de talons à l’unisson, faisant vibrer tous les carreaux et la verrière de la maison des cheminots. Les trois gradés échangent avec économie quelques paroles, puis lancent l’ordre d’embarquer. Les soldats baissent leur bras le long du corps et se ruent sur nous par petits groupes. Ils nous titillent les côtes du canon de leur mitrailleuse, nous forçant à l’intérieur des wagons. Patrice saute le premier, hisse ma valise et me tend la main, car il n’y a pas de marchepied. Une femme me bouscule. Je hèle le soldat pour lui signifier de ne pas pousser les gens sur moi. Il m’aboie dessus. J’insiste. Il me menace d’un coup de crosse. J’esquive un deuxième coup et me carapate au fond du wagon.
— Ils n’en font pas un peu trop.
— Pourtant, historiquement correct, non.
Patrice a une passion pour l’exactitude. Il tâtonne dans le wagon obscur, trouve une petite place contre la paroi. Nous nous retrouvons aux côtés du jeune couple et de la femme qui m’a bousculée.
— Excusez-moi pour la bousculade.
— Vous n’y étiez pour rien.
— Je peux vous proposer un bonbon.
Des Ricola. Ce n’est pas l’idée que je me fais de bonbons de voyage.
— Merci.
— Je m’appelle Christine.
Le wagon est complètement nu. Pas de banquette, encore moins de couchette. On rit un peu jaune. Va falloir prendre sur soi. Avec mes problèmes de dos, je vais morfler. J’aurais dû apporter l’oreiller gonflable que j’utilise pour les longs-courriers…
La plupart des voyageurs restent debout, ne sachant ni quoi faire ni où s’installer. Ils se tiennent là penauds, plantés, bouchant tout horizon. Chacun ressent un embarras, une gêne proche de celle que l’on éprouve lorsque l’on participe pour la première fois à la fête des voisins de son immeuble. Tous sur nos jambes, muets, à se regarder en chiens de faïence, une valise à la main en guise d’apéritif.
— Pas de siège, pas de fenêtre. C’est une blague.
— Asseyez-vous, bon sang.
— À même le plancher ?
— Tu vois autre chose ?

À travers les interstices des planches du wagon, je vois des pans d’uniformes kaki, des décorations militaires, des canons ou des crosses. C’est préoccupant. Un des officiers allume une cigarette. La fumée remonte et s’infiltre entre les planches.
Le moteur de la locomotive crachote. L’espoir d’un départ imminent nous redonne un élan d’enthousiasme et délie les langues.
Christine est professeur de français. Laure étudie à Sciences-Po. Nous sommes, décidément, en bonne compagnie. La décontraction de Mathieu me tranquillise. Il semble si confiant et si relax. Moi qui suis une grande anxieuse, d’habitude la voiture me rend plus nerveuse que le train, mais là compte tenu des circonstances… Le voyage prend une tournure des plus inattendues.

©2013 Hervé X. Lemonnier

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Fêtons l’écriture et la lecture le 22 août 2014

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©2014 Chris Simon Judaïc Park
1ère mise en ligne et dernière modification le 22Août 2014.

Couverture Judaïc Park ©2013 Hervé X. Lemonnier

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