Alain Bihr, Fernand Braudel, et le capitalisme...

Par Alaindependant

En troisième lieu, nous dit Alain Bihr, comme la plupart des historiens, victimes de la prédominance du paradigme libéral, Braudel réduit le capitalisme à une croissance et un développement des rapports marchands, notamment sous la forme du commerce lointain, en réduisant du coup le capital au seul capital marchand. Par conséquent, il tend à méconnaître voire à ignorer la différence essentielle, une nouvelle fois établie par Marx, entre capital marchand et capital industriel, autrement dit le moment où le capital se rend maître non plus seulement des conditions de la circulation (de l’échange) mais de celles de la production des marchandises. Alors seulement, en effet, pour parler comme Braudel, le capitalisme ne se contentera plus de jeter ses filets par-dessus les réseaux de « l’économie » et de survoler de très haut les continents des différentes « civilisations matérielles » : en colonisant la circulation marchande, il réduira la première à la portion congrue ; tandis qu’en s’emparant de la production, il pénétra les secondes dans toute leur profondeur.

Cette critique de la conception du capitalisme de Fernand Braudel mérite d'être connue.

Michel Peyret

BIHR ALAIN

Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme

Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1985

Ce petit ouvrage de quelques cent vingt pages réunit les textes de trois conférences données par Fernand Braudel au moment même où il achevait, à la fin des années 1970, son maître ouvrage Civilisation matérielle, économie et capitalisme [1]. Le premier peut donc passer pour une sorte de condensé du second.

La question centrale qui sert de fil conducteur à Braudel est celle des conditions de formation du capitalisme en Europe au cours des temps modernes (du XVIe au XVIIIe siècle). Il tente d’y répondre en recourant au concept d’économie-monde. En définitive, pour Braudel, c’est pour être parvenue, à la faveur de son expansion commerciale et coloniale, à constituer autour d’elle et à son bénéfice une économie-monde à l’échelle planétaire que l’Europe occidentale a eu le privilège de constituer le berceau historique du capitalisme. C’est donc sur ce concept que je centrerai mon compte rendu.

Selon Braudel, une économie-monde est une formation socio-spatiale qui présente une structure caractéristique : autour d’un centre qui tend à accumuler richesse, pouvoir, savoir et culture s’échelonne une hiérarchie de zones périphériques de moins en moins développées au fur et à mesure où l’on s’éloigne du centre. Et, dans une telle économie-monde, l’insertion d’une formation sociale s’effectue en fonction de son articulation spécifique entre ce que Braudel nomme la civilisation matériellel’économie et le capitalisme. Au centre, le capitalisme se soumet les rapports marchands constitutifs de l’économie et les civilisations matérielles ; dans les régions semi périphériques se développent des rapports marchands qui ne connaissent cependant pas de transcroissance capitaliste ; enfin les vastes zones périphériques en restent aux civilisations matérielles.

La notion d’économie-monde nous renvoie donc à aux trois concepts clés que sont pour Braudel la civilisation matérielle, l’économie et le capitalisme, par lesquels il désigne ce qu’il considère comme trois niveaux différents d’organisation socio-économique des sociétés préindustrielles. Penchons-nous sur chacun d’eux.

Au premier de ces niveaux, le plus fondamental et de loin quantitativement le plus important, se trouve la civilisation matérielle, soit l’immense champ des pratiques d’auto-subsistance (d’autoproduction et d’autoconsommation). Pratiques le plus souvent ancestrales, profondément ancrées dans le quotidien, échappant dans une large mesure à la conscience des hommes, et au sein desquelles règnent en maîtres l’usage et la valeur d’usage, que ce soit à des fins de simple subsistance ou à des fins de jouissance.

Ce n’est qu’au second niveau que commence ce que Braudel nomme l’économie avec l’entrée dans l’échange d’une part du surproduit dégagé au sein de la « civilisation matérielle », donnant ainsi lieu au développement de la petite production marchande, dans l’agriculture et l’artisanat. L’échange, ses pratiques et ses normes, et la valeur d’échange commencent à s’y affirmer, notamment avec la naissance et le développement du commerce (l’activité visant à s’enrichir par la circulation de marchandises), tout en restant globalement subordonnés à l’usage et la valeur d’usage qui continuent à prédominer et à limiter leur autonomie. Car c’est encore la reproduction des producteurs et des échangistes qui reste la finalité de toute l’activité économique au sens que lui donne Braudel.

Au dernier niveau seulement s’épanouit ce que Braudel nomme le capitalisme, qu’il réduit cependant au développement du seul capital marchand (commercial et financier) : au négoce, à la banque et à la bourse, tous liés directement ou indirectement au commerce lointain, capable de se soustraire à la fois aux usages locaux et régulations traditionnelles, aux règlementations politiques et à la concurrence qui règne en principe au sein de l’économie de marché, de réaliser de ce fait de somptueux bénéfices et d’accumuler d’immenses capitaux, des capitaux concentrés et centralisés entre peu de mains. Là seulement s’affirme et se confirme la pleine autonomie de la valeur (d’échange), ce que manifeste le fait que le capitalisme (au sens où l’entend Braudel) n’a pas d’autre fin que la valorisation de la valeur et son accumulation, et par conséquent la pleine subordination de l’usage et de la valeur d’usage. En quoi il se distingue bien de « l’économie de marché » (la production et la circulation marchandes simples).

En lisant Braudel, on ne peut qu’être surpris et, pour tout dire, déçu par la grande pauvreté conceptuelle de ses analyses. Ainsi, faute de maîtriser, semble-t-il, la dialectique de l’usage et de l’échange, de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, ne parvient-il ni à préciser correctement ni à différencier ses trois concepts de base : civilisation matérielle, économie et capitalisme. Dans la présentation précédente qui en est faite, c’est moi qui ai introduit cette dialectique à des fins de clarification, là où Braudel se contente d’exemples illustratifs. Car, au sens où Braudel les entend, « la civilisation matérielle » se caractérise bien par le règne exclusif de l’usage ,« l’économie  » par un développement des échanges marchands qui n’abolit pas la prédominance continue de l’usage sur l’échange (ce qui correspond à ce que Marx analyse comme le propre du mouvement M – A – M : marchandise – argent – marchandise), « le capitalisme » seulement parvenant à inverser ce dernier rapport en instituant la prédominance de l’échange sur l’usage sous la forme du mouvement A – M – A’ : argent – marchandise – argent valorisé, la circulation de la marchandise n’étant plus alors que le simple moyen de conserver et d’accroître la valeur sous la forme autonomisée de l’argent – ce qui est bien pour Marx le propre du capital.

En second lieu, comme la plupart des économistes et des historiens à leur suite, Braudel travaille à partir d’une conception fétichiste du capital, en le réduisant soit à un ensemble de choses (réification) soit à une série de dispositions subjectives (personnification), en ignorant là encore ce que Marx nous a appris à son sujet. A savoir qu’il est d’abord ce rapport social de production qui transforme ces choses en moyens de valorisation et ces dispositions en pratiques de valorisation. Encore moins Braudel est-il capable de concevoir le capitalisme comme le mode de production, le type de société globale résultant du procès global de reproduction de ce rapport de production, processus par lequel ce dernier se subordonne l’ensemble de la pratique sociale, dans toute son étendue et toute sa profondeur. Cela apparaît clairement dans le passage suivant :

« Vous ne disciplinerez, vous ne définirez le mot capitalisme, pour le mettre au service de l’explication historique, que si vous l’encadrez sérieusement entre ces deux mots : capital et capitaliste. Le capital, réalité tangible, masse de moyens aisément identifiables, sans fin à l’œuvre ; le capitaliste, l’homme qui préside ou qui essaie de présider à l’insertion du capital dans l’incessant processus de production à quoi les sociétés sont toutes condamnées ; le capitalisme, c’est, en gros (mais en gros seulement), la façon dont est conduit, pour des fins peu altruistes d’ordinaire, ce jeu constant d’insertion. » (Page 52)

En troisième lieu, comme la plupart des historiens, victimes de la prédominance du paradigme libéral, Braudel réduit le capitalisme à une croissance et un développement des rapports marchands, notamment sous la forme du commerce lointain, en réduisant du coup le capital au seul capital marchand. Par conséquent, il tend à méconnaître voire à ignorer la différence essentielle, une nouvelle fois établie par Marx, entre capital marchand et capital industriel, autrement dit le moment où le capital se rend maître non plus seulement des conditions de la circulation (de l’échange) mais de celles de la production des marchandises. Alors seulement, en effet, pour parler comme Braudel, le capitalisme ne se contentera plus de jeter ses filets par-dessus les réseaux de « l’économie » et de survoler de très haut les continents des différentes « civilisations matérielles » : en colonisant la circulation marchande, il réduira la première à la portion congrue ; tandis qu’en s’emparant de la production, il pénétra les secondes dans toute leur profondeur.

En quatrième lieu, on retrouve le même manque de rigueur conceptuelle dans l’usage fait par Braudel de la notion d’économie-monde. Braudel la transforme en une sorte de notion tout terrain, qui le conduit à l’étendre à différents espaces et à différentes époques, au risque d’en compromettre l’unité : le monde romain antique centré sur la Méditerranée, le monde méditerranéen puis toute l’Europe occidentale au Moyen Age, la Russie d’avant Pierre le Grand, l’empire ottoman jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Inde, l’Insulinde et la Chine, avant l’arrivée de Européens et même longtemps après, ont été pour lui autant d’économies-mondes.

Cela s’explique en définitive par le déficit de définition en compréhension du concept, que Braudel réduit à l’énumération de quelques caractéristiques descriptives. Mais rien ne nous est dit ni des conditions minimales requises pour que se constitue une économie-monde, ni de ses processus générateurs ou de ses dynamiques internes, encore moins de ses éventuelles contradictions. A peine Braudel évoque-t-il quelquefois le développement, au sein d’une économie-monde, comme condition nécessaire à sa constitution, d’une division du travail avec ses inévitables effets de développement inégal et par conséquent d’échange inégal. C’est ce qui l’empêche aussi de concevoir clairement les rapports entre les différentes parties dont se compose une économie-monde et, par conséquent, sa hiérarchie interne : la réduction du centre à une ville est abusive ; les rapports d’exploitation et de domination des zones périphériques par le centre ne sont pas systématiquement analysés et ne font pas partie de la définition principielle de la polarité entre les deux ; les notions de périphérie (incluse dans l’économie-monde) et de marge (au-delà de l’économie monde) sont enfin fréquemment confondues.

Notes

[1] Paris, Armand Colin, 1979, 3 tomes.

Pour citer l'article

Bihr Alain, « Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme », dans revue ¿ Interrogations ?, N°6. La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Fernand-Braudel-La-dynamique-du (Consulté le 25 août 2014).