22 mai 1949/Mort de Klaus Mann

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


  Le 22 mai 1949, Klaus Mann se suicide à Cannes. Né à Munich le 18 novembre 1906, Klaus Mann est le fils aîné de l’écrivain allemand Thomas Mann et de Katia Pringsheim. Il est l’auteur de nouvelles ― Devant la vie (1925) ―, et de nombreux romans : Alexandre (1929), Symphonie Pathétique (1935), Méphisto (1936), Le Volcan (1939). Klaus Mann est également l'auteur d'une autobiographie ― Le Tournant, compte rendu d'une vie ― parue en 1952.
  En 1926, tout juste âgé de dix-neuf ans, Thomas Mann publie La Danse pieuse. « Considéré comme le premier roman ouvertement homosexuel de la littérature allemande », La Danse pieuse fait scandale. Assimilé au jeune peintre Andréas, l’auteur y apparaît comme le porte-parole de sa génération.


EXTRAIT de LA DANSE PIEUSE


  Andréas rêvait devant la photo de Niels.
  Il avait l’impression de retrouver dans le calme de ce visage tout ce qu’il y avait eu en lui de rêve, de pressentiments, de pensées, et il songeait que toute la tristesse et la chaste félicité de toutes les créatures étaient devenues ce corps. Et il ne savait pas que cela s’appelle « aimer ». Il ne savait pas qu'aimer une voix, c’était entendre et comprendre en une seule voix toutes les mélodies. Il avait vu l’herbe et les arbres comme pour la première fois lorsqu’il avait fait connaissance de ce garçon.
  Andréas s’abandonnait tout entier à cet amour qu'il ne ressentait pas comme une confusion. Il ne lui venait pas à l’esprit de le renier devant lui-même, de le combattre comme une « dégénérescence » ou « maladie ». Ces mots touchaient si peu la vérité, ils venaient d’un autre monde. Il approuvait absolument cet amour, il le louait comme tout ce que Dieu donne et dispose, et peu importait que cela fût facile ou difficile à supporter.
  Pendant de longues heures, ses yeux se perdaient dans ce visage humain qui lui était étranger comme aucun autre, qui lui était tout aussi familier. Il avait à la fin l’impression d’y reconnaître son propre visage. Sa solitude personnelle résonnait mystérieusement de la solitude de ce visage. C’était la même plainte que dans le regard détourné de l'apatride. C’était le regard de l’étranger.
  On aimait la vie dans sa splendeur énigmatique et chatoyante, et l’amour de la vie se condensait dans l’amour du corps humain. Les êtres ne pouvaient cependant jamais ne faire qu’un avec le corps aimé, ils devaient toujours rester des étrangers dans cette vie immense où leur passion était destinée à se dissoudre.
  C’était à cette heure la révélation du jeune garçon qui avait cherché la mort et qui, sur l’ordre d'une voix, était parti pour chercher l'innocence de la vie. Et il était resté assis devant cette photo. Ce visage étranger et tant aimé reculait pourtant et devenait insaisissable dans son silence.
  Au fond, le coeur d’Andréas comprenait déjà que cela avait été une aventure ― la plus merveilleuse, la plus riche de sa vie ― et que c’était déjà passé. Il ne voulait cependant pas se l’avouer à lui-même. Il osait à peine se dire qu’il devait continuer sa quête.
   Alors monta en lui ce sourire qui lui avait été donné en dot pour faire face à la détresse, ce sourire qui lui était toujours venu, qui était toujours vainqueur aux pires moments et qui, à la fin, « savait toujours tout mieux que quiconque ».
  Ce sourire comprenait que l’union avec le corps aimé ne nous est jamais donnée, que l’homme est solitaire pour l’éternité. Il restait donc cet amour qui avait renoncé à la possession du corps du bien-aimé, cet amour assez grand pour aider peut-être l’aimé dans sa solitude. C'était plus que l’on ne pouvait dire.
  Ce fut son meilleur rêve, le plus profondément intime. La tendresse était en lui comme de la musique.
  Il fallait donc trouver un garçon à qui l’on pût tout donner sans le posséder, que l'on pût aider, à qui l’on pouvait rester fidèle jusqu’à la mort sans rien lui demander. Tel était le mirage, le rêve de sa tendresse ivre qui apportait un sens et une grande réponse à son amour incompris, aider cet amant éternellement étranger, rester près de lui jusqu’à la mort. On pouvait alors accueillir dans la joie l’heure dernière et mystérieuse. Ç’aurait été beau, malgré tout.
  Ce visage s'évanouissait. Il fallait donc continuer la quête.
  Comme s'il avait cependant tout oublié, comme s'il n'avait au fond rien compris, il posa soudain son visage contre le verre froid de la photographie, comme si ce baiser avait été un délicieux substitut pour tout le reste.
Klaus Mann, La Danse pieuse, Éditions Grasset, 1993, pp. 220, 221, 222.


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