Castoriadis, une des sources de la réflexion sur le "commun".

Par Alaindependant

François Dosse, nous dit Patrice Bollon, semble ignorer que Castoriadis est devenu une des références de la pensée « anti-système », notamment via Jean-Claude Michéa (6). Il s'agit là, en large part, d'une captation fort discutable. Car, si Castoriadis a ouvert la voie à une critique de l'hubris (l'excès) du capitalisme néolibéral et de l'absence de sens de son développement - au point qu'on peut voir en lui un des annonciateurs de la présente crise de l'Occident - et s'il dessine de facto une sorte de « troisième voie » entre capitalisme et communisme, il est resté jusqu'au bout fidèle à son projet d'une émancipation des individus dans une société ultra-démocratique - soit le strict inverse du conservatisme social, prétendument « républicain », que prône trop souvent ladite pensée anti-système...

La pensée de Castoriadis mérite que l'on s'attarde quelque peu à la connaître.

Michel Peyret

LA VIE DES LETTRES

Le parcours d'un Titan

La vie des lettres - 01/10/2014 par Patrice Bollon dans Mensuel n°548

Disparu en 1997, le théoricien franco-grec fait l'objet d'une biographie aussi épaisse que décevante. C'est fort dommage, tant l'oeuvre de Castoriadis est devenue stratégique.

Marginalisé, de son vivant, par le succès de la French theory des Foucault, Derrida, Deleuze, etc., Cornelius Castoriadis (1922-1997) est de plus en plus lu, commenté, réédité, traduit. On le considère désormais, en France et à l'étranger, comme l'une des voix théoriques majeures du XXe siècle. Et son oeuvre forme une des sources de la réflexion sur le « commun(1) »très tendance. Cette reconnaissance tardive - enclenchée en réalité dès le début des années 1990 - tient d'abord au fait que ce Grec, immigré en 1945 en France pour y préparer un doctorat en philosophie et fuir la guerre civile de son pays, n'a écrit sous son nom propre qu'après 1968.

Fonctionnaire international le jour à l'Organisation européenne de coopération économique (OECE, future OCDE) , où il finira par occuper le poste de directeur des statistiques et des comptes nationaux, il est, le soir et les week-ends, un militant radical, qu'on classerait volontiers à l'ultra-gauche, du côté de ce communisme des conseils ouvriers défendu par Anton Pannekoek, Paul Mattick ou Daniel Guérin en France.

Fondateur en 1946, avec le futur philosophe politique Claude Lefort (1924-2010), de la tendance (et revue) néotrotskiste,Socialisme ou barbarie(SouB), il fut à ce titre un des tout premiers dans le monde, sous les pseudonymes de Chaulieu puis de Cardan, à analyser l'URSS non plus comme un « État ouvrier dégénéré » - interprétation trotskiste classique -, mais comme une société de classes à part entière, dominée par une bureaucratie exploiteuse (2). Banale aujourd'hui mais très iconoclaste alors, cette thèse l'amène à concevoir la révolution authentique comme un dépassement de la coupure entre dirigeants et dirigés. Puis, de fil en aiguille, il en vient à remettre en question le marxisme lui-même, à ses yeux pas assez, sinon pas du tout, sur ce point comme sur d'autres, « révolutionnaire ».

Pour beaucoup de penseurs, cette réflexion constituerait déjà un achèvement. Elle ne sera de fait pour lui que l'amorce d'un travail théorique d'une ampleur proprement encyclopédique sur l'énigme de la constitution et de l'évolution des sociétés, empruntant peu ou prou à toutes les disciplines, la théorie politique, l'histoire, l'économie et la sociologie, mais aussi le freudisme, l'ethnologie, la logique, l'épistémologie, la métaphysique, etc. - sans oublier les sciences, dont il était un bon connaisseur des développements contemporains (3).

Devenu, après sa démission en 1970 de l'OCDE, psychanalyste (avec cabinet et clientèle), il entreprend alors un long chemin pour reconstituer une théorie et une pratique du changement social délivré des apories du marxisme. Cela le pousse à proposer une autre « ontologie » du social. Alors que, pour Marx, c'est l'économie et son organisation qui est déterminante, il accorde, lui, une place centrale à l'« imaginaire », celui, radical, de la psyché individuelle, et celui, social, de la collectivité, voyant dans l'histoire de toute société une dialectique sans fin ni finalité entre ce qu'il nomme « l'instituant », la pulsion de création autonome des hommes, et « l'institué », en gros toutes les institutions établies, le droit, l'organisation des classes, de la production, l'école, etc.

Cette représentation fondamentale du social, seule façon selon lui de rendre compte du surgissement du nouveau dans les sociétés et de leur historicité à jamais indéterminée, sera l'objet de son livre le plus connu, L'Institution imaginaire de la société, paru en 1975 (4), un essai monumental, proliférant, localement parfois un peu confus, mais sans conteste une des oeuvres phares de cette époque. Puis il en vient à se préoccuper des conditions de possibilité intellectuelles du changement radical, tel qu'il le conçoit - ce qui le pousse à faire retour à la philosophie. Élu en 1979, à 57 ans, à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il y mène jusqu'à sa mort des séminaires où il poursuit une analyse très informée des bases métaphysiques de nos raisonnements, reconsidérant « ce qui fait la Grèce » (et ce qu'elle nous a légué) autant comme le germe, que, développé par la pensée occidentale « héritée » (la tradition philosophique), un frein à l'instauration d'un régime d'« autonomie », soit de démocratie au sens grec, plein, du terme.

Cet extraordinaire itinéraire, mené au pas de charge, et cette volonté quasi prométhéenne de « tenir tous les bouts de la chaîne » des arguments politiques et sociaux n'allaient évidemment pas sans quelques affirmations rapides - Castoriadis pensait littéralement « le pied au plancher » -, problèmes de cohérence, tensions voire contradictions, prix à payer de tous les grands systèmes d'interprétation. Voilà pourquoi on attendait beaucoup de la première biographie à paraître sur ce « Titan de la pensée » (la formule est d'Edgar Morin), concoctée par l'historien des idées François Dosse, auteur d'études sur le structuralisme, Paul Ricoeur et Michel de Certeau. Las ! On doit vite déchanter.

Le premier chapitre, sur la vie de Castoriadis avant son arrivée en France, n'apporte rien à l'intelligence de l'oeuvre. Le rendu du contexte grec est si bâclé qu'on ne comprend pas ce que le futur dénonciateur de la bureaucratie a pu tirer de ses engagements de jeunesse aux côtés des communistes puis des trotskistes grecs. N'est même pas mentionné le nom d'Áris Velouchiótis, le légendaire dirigeant de l'armée de résistance communiste (ELAS), qui devait se suicider à la grenade en juin 1945 pour éviter d'être capturé lors d'un guet-apens des forces gouvernementales vraisemblablement renseignées par le parti communiste grec (KKE) sur l'ordre de Moscou - il avait osé en contester la stratégie.

La période de SouB est ensuite traitée à la manière d'une accumulation de mornes procès-verbaux de réunions collés bout à bout. On sait ainsi tout du recrutement et des scissions du groupe, mais pas grand-chose de ses thèses, pourtant si influentes dans l'histoire politique du siècle. De même pour son époque psychanalytique, abordée sous un angle institutionnel et parisien (les luttes entre pro et anti-Lacan), loin des questions de fond qu'il avait soulevées dans ses formidables textes sur le freudisme (5). Rien non plus n'est précisé de son quotidien à l'OCDE et de ce qu'ont pu lui apporter les vingt-deux longues années qu'il y a passées. Et quand François Dosse se met enfin à analyser, dans les derniers chapitres, sa pensée, le moins qu'on puisse dire est qu'il ne l'éclaire que modestement, se contentant de broder sur ses concepts, sans jamais les soumettre à une saisie critique. Certes, dans les cinq cents et quelque pages de l'ouvrage, on apprend des choses.

On y glane des références, quelques pistes de réflexion émises par les uns et les autres (le livre étant constitué en partie de bribes d'entretiens), ainsi que des révélations assez croustillantes et paradoxales sur le personnage : « Corneille », ainsi que l'appelaient ses proches, aimait le luxe, les grosses voitures américaines, les femmes (de préférence riches), qu'il n'hésitait jamais à « piquer » à ses amis. Il avait un caractère sanguin, très macho latin et narcissique, digérait mal les critiques et a entretenu des relations toujours très tendues avec son alter ego Lefort, lequel n'était pas non plus, il est vrai, le plus simple des hommes. Enfin, il a perdu la grosse indemnité qu'il avait reçue à son départ de l'OCDE et une partie de la fortune de son épouse d'alors, la psychanalyste Piera Aulagnier (1923-1990), dans des placements en Bourse foireux !

Ce sont là des renseignements intéressants, mais on était en droit d'attendre plus d'une « biographie intellectuelle » : une évaluation de sa pensée, permettant de se repérer en elle et de voir aussi en quels endroits elle pose question. Le plus surprenant d'ailleurs à ce propos est que, si François Dosse est intarissable sur le moindre centre de recherches du fin fond de la Norvège ou le plus insignifiant des doctorants explorant la pensée du maître - sa biographie est certainement à ranger dans le genre institutionnel-universitaire -, il semble ignorer que Castoriadis est devenu une des références de la pensée « anti-système », notamment via Jean-Claude Michéa (6). Il s'agit là, en large part, d'une captation fort discutable. Car, si Castoriadis a ouvert la voie à une critique de l'hubris (l'excès) du capitalisme néolibéral et de l'absence de sens de son développement - au point qu'on peut voir en lui un des annonciateurs de la présente crise de l'Occident - et s'il dessine de facto une sorte de « troisième voie » entre capitalisme et communisme, il est resté jusqu'au bout fidèle à son projet d'une émancipation des individus dans une société ultra-démocratique - soit le strict inverse du conservatisme social, prétendument « républicain », que prône trop souvent ladite pensée anti-système.

En même temps, il y a bien chez Castoriadis, lorsqu'il se consacre à la critique sociale (7), des assertions qui frisent la réaction. Comme son idée d'une « basse époque » que nous vivrions dans les arts, sa dénonciation du relativisme intellectuel et moral du libéralisme, ou encore son affirmation répétée d'une « supériorité malgré tout » de la civilisation gréco-occidentale, du fait qu'elle autorise son autocritique, sur d'autres (comme la civilisation musulmane) restées fermées sur elles-mêmes, ce qui constitue le fin du fin de la « réflexion théorique » d'un site comme BoulevardVoltaire... Il ne s'agit pas là d'amoindrir sa pensée mais de constater qu'elle restait, malgré sa puissance, engluée dans nombre de partis pris avec lesquels elle s'était donné pour tâche de rompre.

Et comment une démocratie vraie pourrait-elle ne pas être, en un sens (à préciser, bien sûr), « relativiste » puisque pluraliste ? L'usage parfois dévoyé de sa pensée apparaît de ce fait comme un révélateur des faiblesses inhérentes à sa démarche et l'occasion, si possible, d'y remédier - comme si Castoriadis était demeuré une sorte d'« homme des Lumières » universalisantes, et donc assez fatalement ethnocentriques. Pour la série de livres rassemblant ses articles théoriques, il avait choisi comme titre : Les Carrefours du labyrinthe. Il serait temps, en bref, de rechercher une issue à ces impasses. Sous ce regard, ce n'est donc pas tant d'un Castoriadis, une vie -même revu et corrigé (8) - que nous aurions besoin, mais d'un « Castoriadis, un avenir » : une réflexion prolongeant, en n'hésitant jamais à la bousculer sur ses points faibles, celle qu'a entamée celui qu'on peut considérer comme le « nouvel Aristote » - d'une aide théorico-pratique essentielle - d'un XXIe siècle que nous, contemporains, avons encore, et en toute autonomie, à imaginer.

Par Patrice Bollon