Roger Garaudy évalue son propre apport au marxisme vivant (1985)

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

Dans ce chapitre du panorama philosophique de notre siècle,je ne puis éviter de dire ce que fut ma contribution propreau développement du marxisme vivant, car ce fut, pendantplus d'un tiers de siècle, ma tâche première.Si j'avais à écrire ces pages « du dehors », pour définirmon apport au marxisme, voici ce que je pourrais en dire,sans masochisme et sans complaisance :
C'est dans le prolongement de la pensée de ses maîtres :Henri Lefebvre, Henri Wallon, Gaston Bachelard, que RogerGaraudy reprit le problème à ce point précis : son premieressai philosophique, au Congrès des sociétés françaises dephilosophie, en 1937, s'intitulait significativement LE CRITICISMEKANTIEN CHEZ MARX.Bien qu'il n'échappât pas toujours à la pollution dupositivisme ambiant, et à l'influence de la vulgate pseudomarxistede Staline, surtout jusqu'à sa thèse de doctorat de1953, il commença, dès 1959, avec PERSPECTIVES DEL'HOMME, à apporter une contribution au développementd'un marxisme vivant :
1°) Par un dialogue direct et public avec l'existentialismede Sartre, afin de poursuivre la tentative de « réconcilier Marxet Kierkegaard », en reconnaissant la sous-estimation, par lemarxisme officiel, de la dimension de la subjectivité humaine
2°) Par un dialogue avec les chrétiens, dialogue dont ilfut l'organisateur en France, en Allemagne, au Canada, etaux États-Unis, de 1962 à 1969, et qui culmina dans sonlivre : DE L'ANATHÈME AU DIALOGUE. UN MARXISTES'ADRESSE AU CONCILE, en 1965, traduit en 11 langues,et dont la préface à l'édition allemande était écrite par l'un
1. Voir P E R S P E C T I V E S D E L ' H O M M E (avec les réponses de Sartre etde Gabriel Marcel incluses dans le livre même). Et le débat public, en 1961,avec Sartre, publié sous le titre : M A R X I S M E E T E X I S T E N T I A L I S M E (Plon 1962).
des principaux théologiens experts au Concile, le Père KarlRahner. Ce dialogue le conduisit à réintroduire dans lemarxisme la dimension transcendante de l'homme. Marx, danssa lutte contre les idoles, « opium du peuple », au nomdesquelles la « Sainte Alliance » réprimait tous lesmouvements libérateurs, n'a jamais nié que l'homme, en dépitde toutes ses aliénations, avait le pouvoir de rompre avec cedéterminisme généralisé, fataliste, auquel il a toujours refuséde laisser réduire sa pensée.
3°) En dégageant, dans ses études esthétiques, ce qui, dansl'art, était irréductible à ses conditionnements, notammentdans son livre : D'UN RÉALISME SANS RIVAGES, de 1963,où, par l'étude de Picasso, de Saint John Perse, et de Kafka,il combattait les étroitesses du « réalisme socialiste », ilcherchait le point où l'acte de création poétique, l'acte de foi,et l'action politique ne font qu'un. Il contribuait, avec Aragonqui en écrivait la préface, à rendre au marxisme vivant ladimension de la créativité poétique.
4°) Pour rendre au marxisme toute sa vitalité, il écrivaitune longue étude sur Hegel : D I E U E S T M O R T (1962), etrappelait, pour la première fois en France, l'héritage de Fichtechez Marx, dans son livre C L E S P O U R L E MARXISME (Ed.Seghers : dernière édition en 1977). Il montrait que lemarxisme, ce n'est pas le matérialisme opposé à l'idéalisme,mais une philosophie de l'acte opposée à une philosophie del'être.Maurice Thorez, alors Secrétaire Général du PartiCommuniste Français, m'écrivait, à propos de mon livre surHegel, (que j'avais préalablement soumis à mon vieux maîtreMartial Guéroult, alors, au Collège de France, le meilleurspécialiste de la philosophie allemande) :« Je viens d'achever la lecture du manuscrit de ton livresur Hegel : DIEU EST MORT. Je trouve cette étuderemarquable par l'ampleur et la profondeur de l'analysecritique de l’hégélianisme. Tout l'exposé concourt à faireressortir la contradiction décisive entre la méthode et lesystème, la méthode révolutionnaire (poussée sur l'arbre vivantde la connaissance et portée au plus haut degré à l'époquede Hegel), la méthode à dépasser et à intégrer (avec et dansla voie de Marx, Engels et Lénine) et le système, achevé dansla conciliation avec le monde de la bourgeoisie alorstriomphante et de la monarchie prussienne archiréactionnaire.J'ai beaucoup goûté les chapitres III et IV, non que lesautres soient inférieurs, mais peut-être parce qu'ils concernaientla Logique, c'est-à-dire la Dialectique, l'âme del'hégélianisme, et plus encore « redressée et remise sur lespieds », l'âme du marxisme.Je suis persuadé que le livre aura un grand succès, passeulement en France j'espère . En tous cas, je souhaite qu'ilsoit lu et médité, et par les spécialistes, et par les militantsqui veulent assimiler parfaitement le marxisme.Je ne te fais pas de banals compliments. Je te remerciepour ce que tu m'as donné et que tu donnes au Parti et aumouvement avec ce livre.Je t'embrasse affectueusement. » Maurice.
5°) Enfin, définissant le marxisme non comme un système,mais comme une méthodologie de l'initiative historiquepermettant de dégager les contradictions spécifiques d'unesociété et d'une époque et, à partir de cette analyse, découvrir
1. Le livre fut en effet traduit en plusieurs langues, notamment, à ma grandejoie, en allemand, dans les deux Allemagnes (Est et Ouest).
le projet capable de les surmonter, il « désoccidentalisait »le marxisme et le rendait à sa vocation universelle. De là l'idéemaîtresse d'un DIALOGUE DES CIVILISATIONS, d'unedénonciation des prétentions de l'Occident à la dominationculturelle de la planète, et de la fécondation réciproque descultures, qui lui permit à la fois une critique radicale du modèlede croissance et du modèle de culture de l'Occident : (APPELAUX VIVANTS. 1979) et une rencontre avec les sagesses detrois mondes, le conduisant à l'Islam comme à la plus« oecuménique » des religions. (PROMESSES DE L ' I S L AMLe Seuil 1981.)
Biographie du XXème siècle, pages 128 à 132, Editeur Tougui, 1985