Comment on cause dans les salons au 19ème siècle

Publié le 05 octobre 2014 par Dubruel

d'après COMMENT ON CAUSE de Maupassant

Il est d’usage

D’aller dans les salons,

D’y montrer son visage

Et d’y faire la conversation.

On y voit des femmes

Qui causent avec d’autres femmes

Et des hommes présentant bien,

Qui saluent, baisent les mains…

Ils n’ont aucun sujet à discuter

Mais émettent ce qu’ils croient être une idée.

Cette idée, ils l’ont d’ailleurs

Déjà émise dans le salon précédent

Et ils l’émettront dans le salon suivant.

Puis, ils recommenceront ailleurs

Leur exhibition polie

Et répéteront les mêmes niaiseries.

Les gens du monde sont remarquables

Surtout par leur ignorance totale.

Dans le monde, on parle de tout,

De tout !

Des hommes qui n’ont jamais

Appris que l’alphabet,

Impressionnent le Gotha.

Des femmes traitent, sans aucune réflexion,

Des plus hautes questions

Et donnent leur avis, sans embarras,

Sur les sujets les plus importants.

Que ces gens sont amusants !

Il y a toujours un fait

Que tout le monde connait.

Alors se forment deux camps

Car il faut des avis différents.

Chaque parti ayant préparé

Ses arguments, la bataille peut s’engager.

Les évènements politiques,

Les pièces de théâtre, les nouveaux romans,

Les découvertes scientifiques,

Et les actions scandaleuses,

Sont les meilleurs aliments

De ces causeries douteuses.

Ce qu’on entend dire sur la politique

Et les aventures d’amour platoniques

Ou non, sont des sujets à la portée

De toutes les intelligences bornées.

Ce qui se dit dans les salons

Devrait faire hurler d’indignation

Si le savoir-vivre n’imposait

Le devoir d’écouter en souriant

Et de répondre poliment.

Cinq heures. Lampes allumées.

On cause autour de cinq tasses de thé.

Sont en présence Mmes A. et B.,

MM C., D., et É.

Voici ce qu’ils disaient :

Mme A :

–« Ce que je n’admets pas

C’est la présence de ce vieux serviteur

Chez le marquis Philippe d’Anglas.

M. C. :

-« Quel vieux serviteur ? »

Mme A :

-« Vous ne l’avez pas remarqué, vous ?

Et les hommes se prétendent observateurs !

Tenez ! Apprenez que le baron Daunou

Reçoit Mme Morand

Dans son appartement

Tenu par un domestique mâle !

Jamais une femme

Ne devrait y consentir. Jamais !

Songez à tous les intimes détails…Songez !

C’est un manque de délicatesse inadmissible !

M. D :

-« Une bonne serait tout aussi pénible. »

Mme B :

-« Oh ! Que non pas ! »

M. C :

-« D’après vous, une femme

Peut se montrer nue devant une autre femme ?

Ça ne vous embarrasse pas ? »

Mme A :

- « Vous êtes un impoli !

Vous n’entendez rien à ces choses-là.

C’est tout simple, pourtant.

Ma chère, vous êtes de mon avis,

N’est-ce pas ? »

Mme B :

-« Oh ! Oui. Absolument. »

M. C. :

-« Moi, madame,

Je me fierais plus à la discrétion

D’un homme qu’à celle d’une femme.

Mme A :

-« Il ne s’agit pas de discrétion… »

M. É.

-« Ce qui m’étonne le plus,

C’est que le mari n’ait rien soupçonné. »

M. C :

-« Nous sommes ici trois hommes mariés

Qui ne nous doutons de rien non plus ! »

M. D :

-« Ah ! Ah ! Permettez,

Je prétends que je ne suis pas trompé. »

M. C :

-« Je suis également convaincu

Que je ne suis pas cocu.

J’ignore cependant

Ce que fait ma femme en ce moment.

Il en est de même pour les vôtres, D. et É….

N’est-ce pas vrai ? »

M. É. :

-« la mienne est chez sa couturière. »

M. D. :

-« La mienne est chez le notaire. »

M.C. :

-« Vous le croyez ! Mais imaginez-vous

Qu’elles vous préviendraient

Si elles avaient un galant rendez-vous ?

Et si, à l’heure du diner, vous leur demandiez :

’’ Ma chérie,

Où avez-vous été aujourd’hui ? ’’

Vous savez qu’elles n’auraient pas répondu :

’’ J’ai passé l’après-midi à vous rendre cocu ? ’’

Elles vous diront avec sérénité :

’’ Je suis restée

Trois heures chez ma couturière…

Ou deux heures chez le notaire.’’

Et elles vous donnent des détails circonstanciés !

Elles sont d’ailleurs très gaies

Et vous les trouvez

Plus charmantes que jamais… »

M. D. :

-« Le paradoxe est amusant.

Mais prenez le cas de Mme de Ganay,

Qui est fréquent.

Elle a vu un homme qui lui plaisait

Et comme rien n’est plus compromettant

Que ce qui précède le chavirement,

Elle a brusqué l’événement. »

M. É. :

-« Oh ! Moi, je connais parfaitement

Ceux qui tournent autour de ma fiancée.

Si elle osait

Me tromper,

Je tuerais son amant sans hésiter. »

Mme A. :

-« Vous dites ça car vous êtes assurée

De sa fidélité.

Tenez, j’en ai connu un qui rentrait chez lui

Juste au moment où…, entendant un bruit,

Il s’est élancé

Vers le placard situé

En face de son lit.

Il était vide. Il crie :

’’ Rien dans celui-ci-ci ! ’’.

Il passe au suivant. Il est vide aussi.

Il s’exaspère,

Vocifère,

Se précipite dans le salon,

Ouvre l’armoire située près de la cheminée,

Et là, voyant un capitaine de dragons.

Il la referme à double tour de clef

Et déclare d’une voix apaisée :

’’ Rien nulle part. Je m’étais trompé ! ’’

Mme A. :

-« Vous êtes féroce en commérages.

Si un homme est sûr qu’Elle n’est pas sage.

Il pense sincèrement

Qu’il tuera l’amant sans hésiter

Mais le jour où il découvre la vérité,

Il demeure atterré…hésitant…

Moi, je n’ai jamais trompé mon mari

Et pourtant Dieu sait

S’il est laid ! »

Mme B. :

-« Alors…comment faites-vous, chère amie ? »

Mme A :

-« Mon Dieu !

Quand il veut m’embrasser,

Je ferme les yeux

Et à quelque autre, je me mets à penser. »