[anthologie permanente] Jean-Christophe Bailly

Par Florence Trocmé

 
« J'aimerais qu'une caméra se pose, sache se poser sur cette petite route montante (une caméra qui saurait faire cela, filmer une voiture qui file dans la nuit) et me suive. C'est un de ces moments où les rapports - entre la conscience et la campagne, entre la vitesse d'un point mobile qui s'y déplace et l'étendue - se conjuguent en une pointe : la route devient comme un estuaire que l'on remonte, de chaque côté les haies, éclairées par les phares, forment des parois blanches. Même si l'on ne va pas vite, il y a une sensation cinématique pure : d'avancée irrésistible, de fuite en avant, de glissade. C'est alors à celui qui conduit autant qu'au passager qu'est offerte cette sensation de passivité, cette hypnose du ruban qui, peut-être, n'est pas sans danger. Mais cette fois on est seul et, il faut le dire, il ne s'agit pas d'un voyage, rien qu'un déplacement de quelques kilomètres, une simple visite à un ami voisin. Le paysage est donc familier, la route connue. Les bois épais et les prés qu'elle traverse, on en connaît les lisières, les grands traits, les chemins. Et pourtant, du seul fait que c'est la nuit, il y a ce léger décalage, ce léger mais profond feulement d'inconnu -  c'est comme si l'on glissait à la surface d'un monde métamorphosé, empli de frayeurs, de mouvements effarés, d'écarts silencieux. 
 
Or voici que  de ce monde quelqu'un surgit - un fantôme, une bête : car seule une bête peut surgir ainsi. C'est un chevreuil qui a débouché d'une lisière et qui, affolé, remonte la route dont les haies le contraignent : il est lui aussi pris dans l'estuaire, il s'y enfonce et tel qu'il est, ne peut qu'être - frayeur et beauté, grâce frémissante, légèreté. On le suit en ayant ralenti, on voit sa croupe qui monte et descend avec des bonds, sa danse. Une sorte de poursuite s'instaure, où  le but n'est pas, surtout pas, de rejoindre, mais simplement de suivre, et comme cette course dure plus longtemps qu'on aurait pu le penser, plusieurs centaines de mètres, une joie vient, étrange, enfantine, ou peut-être archaïque. Puis enfin un autre chemin s'ouvre à lui et le chevreuil, après une infime hésitation, s'y engouffre et disparaît. 
 
Rien d'autre. Rien que l'espace de cette course, rien que cet espace furtif et malgré tout banal :  bien d'autres fois, et sur des terres plus lointaines, j'ai vu des bêtes sortir de la nuit. Mais cette fois-là j'en fus retourné, saisi, la séquence avait eu la netteté, la violence d'une image de rêve. Etait-ce dû à une certaine qualité de définition de cette image et donc à un concours de circonstances, ou à une disposition de mon esprit, je ne saurais le dire, mais ce fut comme si de mes yeux, à cet instant, dans la longueur de cet instant, j'avais touché à quelque chose du monde animal. Touché, oui, touché de mes yeux, alors que c'est l'impossibilité même. 
 
Or ce qui m'est arrivé cette nuit-là et qui sur l'instant m'a ému jusqu'aux larmes, c'était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c'était la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. » 
 
Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Bayard. 2007, incipit 
 
 
(choix d'Alain Paire) - voir aussi cette note de lecture d'un livre d'entretiens entre Jean-Christophe Bailly et Philippe Roux, Passer définir connecter infinir, Argol, 2014