la femme de Paul (d'après Maupassant)

Publié le 11 octobre 2014 par Dubruel

LA FEMME DE PAUL

Le couple était étendu sur l’herbe.

Paul, encore imberbe,

Mince, le visage illuminé de tendresse

Tenait par le cou Madeleine, sa maîtresse,

Une petite brune pas très belle

Aux allures de sauterelle.

Tous deux se regardaient au fond des yeux.

Le patron de l’auberge, M. Courlieu,

Appela : -« Allons, M. Paul, à table ! Pressons ! »

De tous les clients de la maison,

M. Paul était le plus aimé, le plus respecté

Car il payait toujours avec régularité.

(D’autres oubliaient si souvent !)

De plus, son père étant sénateur,

Paul constituait pour l’établissement

Une réclame vivante majeure.

La caissière, Mme Leguerce,

Une femme entendue au commerce

Appelait Madeleine et son gigolo

’’ Mes deux tourtereaux. ‘’

Dans l’auberge, c’était une cohue effrayante,

Furieuse et hurlante.

Toute cette foule braillait, chantait,

Arrivait, buvait, repartait.

Il y avait là toute la moisissure de Paris,

Des danseurs à moitié gris,

Des cabotins affairés,

Des noceurs tarés,

Des boursicoteurs véreux,

Des journalistes foireux,

Des filous, des chevaliers d’industrie,

Des canotiers, de vieux pourris,

Des êtres suspects, à moitié connus,

À moitié perdus,

À moitié salués,

À moitié déshonorés.

Quatre femmes arrivaient

Lentement.

Un cri partit : -« Bon sang !

V’là Lesbos ! »

Puis tout le monde a vociféré :

-« Lesbos ! Lesbos ! »

Deux, costumées en homme, marchaient en tête

Les deux autres suivaient

Se dandinant comme des oies grasses.

Les canotiers agitaient leur casquette,

Des vieux levaient

Qui un verre, qui une tasse,

Qui un mouchoir…

Et des jeunes hurlaient : -« Mesdames, bonsoir !»

Le vice de ces femmes était patent, officiel,

Public.

On en parlait

Comme d’une chose naturelle

Qui les rendait

Presque sympathiques.

Mais Paul dit à Madeleine :

-« C’est honteux. On devrait les noyer

Ces chiennes ! »

-« Fiche-nous la paix

Avec tes manières.

Est-ce que ce qu’elles sont te regarde, toi ?

Mêles-toi donc de tes affaires ! »

-« Je les ferais flanquer en prison, moi !

Je te défends de leur parler, tu entends !

Je te le défends. »

Madeleine haussa les épaules :

-« Mon petit Paul,

Je fais ce que je veux.

Si tu n’es pas heureux,

File. Je ne suis pas ta femme, n’est-ce pas ? »

Paul ne lui répondit pas.

Les lesbiennes traversaient la pièce

À petits pas, comme des princesses.

Tous les regards étaient fixés sur elles.

Et elles, se croyaient au septième ciel.

.

Madeleine en regarda une venir.

Dans son œil, une flamme se mit à luire.

La femme s’approcha

Et Madeleine s’exclama :

-« Pauline !

Ma copine !

Viens causer avec moi, belle tigresse ! »

Paul comprima la main de sa maîtresse

Et éleva la voix :

-« Je t’ai prévenu. Viens avec moi !

Partons, je me sens fatigué, mon cœur.

Nous nous coucherons de bonne heure. »

Madeleine, avait flairé la ruse aussitôt :

-« Tu te coucheras tôt

Si tu veux.

Moi, je rejoins Pauline. Adieu ! »

-« Reste avec moi, mon p’tit,

Je t’en prie ! »

Elle fit non de la tête,

S’échappa et courut

Entre les tables la guinguette.

Paul la perdit de vue.

Allant

Et venant,

Il parcourait la salle d’un air anxieux.

Il interrogeait les clients, jeunes et vieux.

Madeleine n’avait pas été aperçue.

Paul errait, éperdu,

Quand un des garçons de café vit sa peine :

-« Vous cherchez Mlle Madeleine ?

Elle est là-bas, sous la treille de glycines

En compagnie de Mme Pauline. »

Paul se précipita.

Brusquement, il s’arrêta.

Il venait d’entendre Madeleine murmurer :

-« Pauline chérie…Mon adorée… »

Du même accent passionnel

Qu’elle disait : ’’ Paul, mon amour fidèle ! ’’

Paul lui lança d’une voix désespérée :

-« Madeleine ! » Puis, traversé de douleur,

Ne pouvant supporter son malheur

Et tout penaud, il s’est sauvé.

Pauline prit le bras de Madeleine, la caressa,

La consola et tendrement l’embrassa.

Allons,

Viens t’en coucher à la maison.

Tu ne peux rentrer chez toi dans ton état. »

Elle l’embrassa de nouveau et ajouta :

-« Va, nous te guérirons. »

Pauline serra Madeleine sur son giron

Et les deux Lesbos s’en allèrent

Dans une tendresse particulière…