« La laïcité ne doit pas être instrumentalisée à des fins d’exclusion »

Publié le 11 octobre 2014 par Ncadene

Retrouvez ci-dessous l’interview que j’ai accordée au site Fait-religieux.com :

Deux incidents survenus à la rentrée avec des étudiantes voilées dans l’Université, l’un à la Sorbonne l’autre à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, ont fait couler beaucoup d’encre dans la presse. Dans les deux cas, c’est un membre du corps professoral qui en est à l’origine. A Paris, une enseignante a demandé à l’étudiante d’enlever son foulard – son «truc», lui a-t-elle dit – ou de changer de cours. Après avoir médiatisé l’affaire, l’étudiante a obtenu des excuses du président de l’Université.

A Aix-en-Provence, l’étudiante, qui portait une robe intégrale et un foulard, s’est vu accuser par son professeur d’être le «cheval de Troie du salafisme». Cette tenue, c’est «le drapeau noir de l’État islamique», s’est-il emporté. Le président de l’IEP d’Aix-en-Provence tente désormais «d’apaiser» une faculté en pleine ébullition et un comité d’experts planche sur un règlement intérieur intégrant «les dispositions adéquates» suite à cette affaire.

Est-ce qu’on assiste à une recrudescence de ce genre d’incidents ? Que dit la loi en la matière ? Où en est la laïcité dans l’enseignement supérieur ? Pour trouver des réponses à ces questions, nous nous sommes adressés à quelqu’un qui est aux premières loges dans la lutte contre les discriminations : Nicolas Cadène, le rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité auprès du premier ministre.

AL : Quel est votre première réaction face à ces deux affaires ?

NC : De rappeler le droit. Au jour d’aujourd’hui la laïcité, telle qu’elle a été définie par la loi de 1905, n’interdit pas le port de signes religieux dans les établissements d’enseignement supérieur. La loi de 2004, comme on le sait, concerne les lycées, les collèges et les écoles publics : elle s’applique aux enfants et adolescents, pour qu’ils puissent sans contrainte éventuelle acquérir les savoirs indispensables leur permettant de se forger leur propre opinion. Donc, l’enseignant ne peut pas, dans ce cas précis, se prévaloir de la laïcité – et ce devant toute une assemblée d’étudiants – pour cibler une personne, la montrer du doigt et l’accuser d’être contre la laïcité.

AL : Dans l’un des cas nous avons un foulard, dans l’autre une longue robe noire… Y voyez-vous une différence ?

NC : Cela peut troubler, mais tout dépend du comportement. S’il n’y a pas de perturbation du cours, il n’y a pas de différence parce que dans les deux cas, il n’y a pas dissimulation du visage – qui est interdite pour des considérations d’ordre public et non pas de laïcité. Il n’est pas question de juger le professeur de l’IEP d’Aix, mais qualifier l’étudiante de «cheval de Troie du salafisme», devant de nombreuses personnes et sans raison objective, apparaît tout de même injurieux. Nous avons constaté qu’une bonne partie de la classe s’est levée pour protester contre le comportement de l’enseignant. Donc, a priori cette étudiante ne perturbait aucunement le cours. Ce qui est important est de ne pas céder à l’obsession de la visibilité, mais de rester très vigilant sur les comportements. Si vous avez un comportement prosélyte et agressif, oui il faut sanctionner parce qu’une telle attitude est inacceptable en République. Mais si vous n’avez aucun trouble réel, aucune perturbation du service, pourquoi sanctionner ? Si vous le faites, vous le faites alors uniquement sur une apparence et sur du ressenti, et là, ça devient de la discrimination.

AL : A Aix, le professeur, un historien dont le cours portait par ailleurs sur les suites de la Révolution française, s’est prévalu d’un rapport du Haut conseil à l’intégration datant de 2013 pour formuler ses remarques…

NC : Il ne s’agit pas d’un rapport mais d’un document de travail qui avait étrangement fuité dans la presse en août 2013 alors que la Mission sur la laïcité qui l’a produite, confiée à Alain Seksig, n’existait plus depuis 2012… Cela pose quand même question. Nous, à l’Observatoire sur la laïcité, étions plus que surpris que la presse puisse en faire état – et légitimer ainsi les conclusions d’un non-rapport. M. Seksig a bien remis un simple document de travail au moment de l’installation de l’Observatoire – pas tout à fait le même que celui qui a été diffusé dans la presse d’ailleurs : Jean-Louis Bianco, Président de l’Observatoire, a alors consulté la plupart des acteurs dans ce secteur, dont la Conférence des présidents de l’Université, qui nous ont signalé des inexactitudes, voire des contre-vérités dans ce texte. Contactée également, le cabinet de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche avait, à l’époque, conclu à l’impossibilité de mettre en œuvre la plupart de ses recommandations, dont certaines étaient d’ailleurs déjà en vigueur.

L’Observatoire de la laïcité compte bien se pencher sur le sujet – au sens large et sans nous limiter au seul port du voile – de l’expression religieuse et de la laïcité dans l’enseignement supérieur en faisant un état des lieux objectif. En effet, ce document du HCI ne comprenait pas d’étude qualitative ni quantitative. Dans l’esprit laïque, on ne peut pas raisonner en termes essentiellement – semble-t-il – de ressenti ou d’émotion. Il faut raisonner sur des faits objectifs, sinon on ouvre la porte aux discriminations — qui s’opposent frontalement à la laïcité.

AL : Est-ce que vous avez noté une recrudescence de ce genre d’incidents ?

NC : Sans vouloir minimiser, nous n’avons, à ce stade, que très peu de remontés sur le sujet. Cela ne semble ni flagrant ni constant. En revanche, le moindre cas peut se révéler explosif. Il va se retrouver sur la une des journaux et la perception que vont en avoir les gens ne correspond plus forcément avec la réalité. C’est assez irrationnel, au fond… Je dois vous dire que nous sommes un peu agacés par l’inflammabilité médiatique de ces affaires, parce qu’il s’agit d’un sujet extrêmement sensible et sérieux. Il faut les prendre avec beaucoup de recul et d’objectivité car cela peut conduire à de nombreuses confusions. Il ne s’agit pas d’occulter quoi que ce soit : s’il y a une atteinte réelle, il faut être ferme. C’est ce que nous rappelons dans notre «rappel à la loi». Mais la laïcité ne doit pas être instrumentalisée à des fins d’exclusion. Et vouloir attiser le débat reste contre-productif et dangereux.

AL : Le contexte international actuel n’exacerbe-t-il pas la perception que les gens peuvent avoir du voile ?

NC : Bien sûr et il faut être d’autant plus prudent. Il ne faut pas tout mélanger : le contexte actuel prête à des amalgames plus que douteux, entre musulmans, djihadistes, terroristes et que sais-je d’autre… Cela ne peut que radicaliser des gens modérés côté musulman et faire peur aux non-musulmans. Aujourd’hui, nous avons une forte augmentation des agressions à caractère confessionnel, antisémites, anti-musulmanes et anti-chrétiennes. Tout ce qui est confessionnel est devenu sensible. C’est pour cela qu’on appelle les médias à un certain recul. Il ne faut bien évidemment pas s’auto-censurer, mais il faut traiter les sujets avec objectivité et impartialité. Lorsqu’on lit des articles de presse illustrés avec des photos qui n’ont rien à voir et qui viennent des États-Unis ou d’Angleterre pour parler de réalités françaises, nous sommes consternés. Quand on en voit d’autres qui parlent du voile illustrés par une burqa, c’est qu’il y a un vrai problème tout de même…

AL : Pensez-vous que la législation puisse encore évoluer au sujet du voile ? Ou au, contraire, que la France finirait pas adopter progressivement le modèle anglo-saxon, qui est beaucoup plus permissif en la matière…

NC : La laïcité suppose la neutralité des agents de l’État. Ils se doivent d’être impartiaux : un citoyen ne doit pas penser qu’un agent de l’État va favoriser quelqu’un ou va en discriminer un autre qui ne penserait pas comme lui. L’État n’a pas de religion. L’État est impartial dans son jugement et dans le rendu de ses services. Les usagers, les citoyens, voient, eux, grâce à la laïcité, leur liberté de conscience garantie. Si la liberté de conscience est garantie, vous ne pouvez pas interdire quelque chose simplement parce que ça ne vous plaît pas, comme le voile par exemple. Mais pour répondre à votre question, je ne dis pas qu’il n’y aura pas d’évolution législative là-dessus. Nous n’en savons rien. Ce que je peux vous dire est que ce n’est pas à l’ordre du jour. Et, ce que nous avons rappelé à l’Observatoire de la laïcité, c’est que si une loi devait, à l’avenir, intervenir, elle devrait faire l’objet d’un véritable consensus républicain et ne pas répondre à une seule actualité.

Quant au modèle anglo-saxon, personnellement je ne le souhaite pas… Je pense que nous avons un bon modèle –  qui n’est pas celui du multiculturalisme – à condition de s’en donner les moyens. Cela suppose beaucoup de choses. Pour que la laïcité fonctionne bien, pour que le vivre ensemble marche il faut une lutte constante contre les discriminations. Toutes les discriminations. Y compris les discriminations sociales et urbaines. Si vous avez des quartiers ou des écoles où il n’y a aucune mixité sociale, cela ne fonctionnera pas. Cela suppose donc des politiques publiques très ambitieuses et très fortes en faveur de la mixité sociale, culturelle, urbaine et scolaire. Le gouvernement en est parfaitement conscient et s’y emploie.

AL : Mais pour conclure : sur le voile, il y a quand même une véritable exception française en Europe… Et qui perdure. Pourquoi ?

NC : C’est vrai. Chez la plupart de nos voisins, on ne fait pas grand cas de ces histoires de voile. Il y a une sensibilité française, peut-être en raison de son histoire singulière. Alors pourquoi ? Il y a plusieurs facteurs – spécifiques à l’histoire et à la démographie de notre pays. La France, il faut le rappeler, est un pays où la religiosité est finalement assez faible. Il y a parfois une certaine peur de tout ce qui apparaît religieux. Ensuite il y a le passé colonial qui peut malheureusement jouer dans cette perception, à l’égard de certains Français musulmans. Mais il y aussi l’histoire de la sécularisation française, avec une indépendance certaine vis à vis de toute autorité religieuse extérieure à la France, y compris le Vatican. A cela s’ajoute le contexte international actuel et le terrorisme. Puis, il y a les spécificités de notre modèle : nous refusons –je pense avec raison– que les cultures soient juste l’une à côté de l’autre, nous souhaitons que tous se sentent pleinement Français et vivent ensemble avec leurs différences. La diversité est une force. Mais ce modèle peut prêter à certaines confusions. Il ne faut donc pas gommer ces différences, comme le pensent certains. Le contexte politique est également important : l’instrumentalisation de la laïcité par le Front national, par exemple, a fait beaucoup de tort à ce grand principe républicain.

Propos recueillis par Alexandre Levy