La parabole inachevée. Lazarus de Franz Schubert par Frieder Bernius

Publié le 12 octobre 2014 par Jeanchristophepucek

Caspar David Friedrich (Greifswald, 1774-Dresde, 1840),
Paysage d'hiver, probablement 1811
Huile sur toile, 32,5 x 45 cm, Londres, National Gallery

Lorsque l'on pense à Franz Schubert, c'est naturellement le compositeur de Lieder ou de musique pour clavier et, plus largement, de chambre qui s'impose à l'esprit, puis le symphoniste, son Inachevée jouissant auprès du public d'un succès qui ne se dément pas. Malgré la popularité de son Ave Maria et celle, plus relative, de deux de ses messes (en la bémol majeur D 678, 1822, et en mi bémol majeur D 950, 1828), il est rare que l'on songe instinctivement à sa production dans le domaine sacré, qui compte tout de même une quarantaine de pièces, dont six messes et un unique oratorio inachevé, Lazarus.

La genèse de cette partition qui occupa Schubert dès le mois de février 1820 demeure un mystère, tout comme sa destination et les raisons de son inachèvement. Le fait que l'on en conserve une copie autographe très soignée semble constituer un indice à peu près certain qu'une exécution était envisagée et certains chercheurs ont avancé que l’œuvre aurait pu être conçue pour l'inauguration d'une faculté protestante de théologie de Vienne, la Protestantisch-theologische Lehranstalt, prévue à Pâques 1820 mais qui fut reportée d'un an, sans l'autorisation, cette fois-ci, qu'elle se tienne en public. Schubert entretenait des liens avec cette institution, tout comme l'auteur du livret de Lazarus et si aucun élément ne vient étayer de manière irréfutable l'hypothèse de cette commande, elle est indiscutablement séduisante. Autre étrangeté, le texte que le musicien retint pour son oratorio était, pour le moins, une vieillerie ; écrit par le poète et théologien originaire de Halle, August Hermann Niemeyer (1754-1828), d'après l'Évangile selon Saint Jean (11, 1-45), il avait, en effet, déjà été mis en musique par Johann Heinrich Rolle (1716-1785) l'année même de sa parution, en 1778, et n'était parvenu à Vienne qu'à la faveur d'une visite de son auteur en 1811. On peut gager qu'outre le renommée de ce dernier, la volonté du ou des commanditaires ne fut pas totalement étrangère à ce choix assez particulier.

Des trois « actes » qui composent Lazarus, Schubert ne mit en musique que les deux premiers, sa partition s'interrompant brusquement après quelques mesures d'une aria de Marthe (« Hebt mich der Stürme Flügel » : « que l'aile des tempêtes m'emporte ») dans le second. Chacun des actes possède sa propre unité d'action. Le premier dépeint les derniers instants de Lazare dans un jardin où le veillent ses deux sœurs, Marie et Marthe, rejointes par Nathanaël qui, se faisant le messager de celui que les deux hommes nomment le « professeur », délivre à l'agonisant des paroles de réconfort et de foi, que renouvelle Jemina, son pendant féminin. Le second décrit ses funérailles, avec l'intervention d'un nouveau personnage, Simon, tout bouleversé par l'horreur que lui inspire la mort – ce qui nous vaut une scène de cimetière parfaitement romantique (« Wo bin ich ? Wo bin ich? ») – et que seules les paroles de Nathanaël parviennent à dissiper, et une présence plus grande du chœur personnifiant le cortège funèbre du défunt. Le troisième, manquant, aurait bien entendu été consacré à l'arrivée de Jésus et à la résurrection de Lazare. L'effectif orchestral retenu par Schubert est classique – cordes, bois par deux, une paire de cors, auxquels s'ajoutent trois trombones – mais l'usage qu'il en fait, notamment en le divisant ponctuellement en petits groupes, donne le sentiment d'entendre de la musique d'inspiration baroque (avec un concertino) ou chambriste. Toute aussi frappante est l'utilisation des vents pour apporter, avec autant de parcimonie que d'efficacité, des touches de couleur, deux cors discrètement combatifs soulignant le mot « Kampf » (combat) avant de se faire nostalgiques (ils sont souvent le vecteur de l'idée de lointain ou de souvenir chez les Romantiques) dans le premier air de Marie, des flûtes et des clarinettes à la fois berceurs et générateurs d'une impression d'immatérialité presque inquiétante dans la magnifique aria de Jemina (« So schlummert auf Rosen »), l'éclat assourdi et menaçant des trombones pour souligner l'angoisse de Marthe ou la solennité de l'intervention du chœur dans l'acte II, entre autres exemples. Si le rôle de ce dernier est réduit, le compositeur s'est, en revanche, attaché à mettre en valeur les solistes d'une manière presque opératique, en dépit du fait que l'action est souvent plus contemplative que dramatique, en particulier dans le premier acte. En gommant, autant que possible, les différences entre airs et récitatifs accompagnés et en permettant au chant de se déployer avec beaucoup de liberté, ce qui aboutit fugitivement à des passages qui relèvent d'un Sprechgesang embryonnaire, Schubert parvient à obtenir une impression de narration continue qui contribue à maintenir et à entretenir la tension de façon tout à fait convaincante. Malgré son état fragmentaire, cet oratorio où passent le souvenir de Bach, de Gluck mais aussi quelques lueurs beethovéniennes, se révèle donc un laboratoire passionnant dont l'écho se retrouvera aussi bien dans la Messe en la bémol majeur que dans le Gesang der Geister über den Wassern (D 714, 1821).

Serviteur très inspiré du répertoire romantique allemand, en particulier de Mendelssohn pour lequel ses enregistrements font autorité, Frieder Bernius a choisi d'aborder Lazarus à la tête des deux ensembles qu'il a fondés, le Kammerchor et la Hofkapelle de Stuttgart, ce dernier jouant sur instruments anciens, une option qui fait immédiatement la différence entre cette version et les autres (on pense, par exemple, à celle de Helmuth Rilling), le travail sur la couleur auquel s'est livré Schubert acquérant immédiatement ici toute sa portée et toute sa saveur. Contrairement à Rilling, Bernius a également décidé de s'en tenir strictement à la partition existante sans recourir à la complétion due à Edison Denisov, une démarche cohérente avec l'optique « historiquement informée » qu'il défend. Le résultat est de très haute tenue et l'on est encore plus admiratif en constatant qu'il s'agit d'une captation en concert, car qu'il s'agisse des solistes, du chœur ou de l'orchestre, tout y est impeccablement en place et d'un engagement constant qui ne fait pour autant jamais l'impasse sur la précision. Les chanteurs sont globalement excellents d'un point de vue technique et ont tous le souci de bien caractériser leur personnage, Sarah Wegener donnant corps à la résilience confiante de Marie comme Johanna Winkel à l'abattement passionné de Marthe, tandis que la brève apparition de Sophie Harmsen en Jemina nous vaut l'une des plus belles arias de toute cette réalisation. Les messieurs ne sont pas en reste et Andreas Weller sait trouver les accents d'abandon d'un croyant qui, comme le Lazare qu'il campe, s'éteint l'espérance au cœur, cette foi dont le Nathanaël de Tilman Lichdi dit parfaitement le rayonnement serein et le Simon de Tobias Berndt l'alternance d'alarmes et de confiance. Même si ses interventions sont peu nombreuses, le Kammerchor Stuttgart se montre à chaque reprise irréprochable du point de vue de la lisibilité comme de la souplesse, et très investi dans son rôle à la fois d'acteur et de commentateur du drame. La prestation de la Hofkapelle Stuttgart n'appelle, elle aussi, que des éloges, en termes de justesse, d'implication et de soin apporté aux détails ; ces musiciens ont tout compris de la plus-value apportée par l'utilisation des instruments « d'époque » dans le répertoire romantique qu'ils appréhendent avec le souci constant de la fluidité, de la transparence, mais aussi de la sensualité sonore. On sait gré à Frieder Bernius de diriger ses talentueuses troupes avec autant d'intelligence et de trouver toujours le juste équilibre entre inspirations religieuse et opératique. Sa vision de Lazarus, tout en ne négligeant à aucun moment de mettre en lumière les subtilités d'écriture et le raffinement des textures, ne manque jamais de souffle et tient l'auditeur en haleine de la première à la dernière note.

Il me semble donc que l'on peut parler, avec cet enregistrement, d'une lecture magistrale qui distance assez nettement, malgré leurs qualités propres, celles qui l'ont précédée et à l'aune de laquelle il faudra désormais apprécier celles qui viendront. Si vous désirez découvrir un pan assez peu fréquenté de la production de Schubert, je vous recommande sans hésitation ce Lazarus aussi soigné que vivant après l'écoute duquel vous souhaiterez peut-être, comme moi, que Frieder Bernius se penche maintenant sur les messes du compositeur viennois.

Franz Schubert (1797-1828), Lazarus oder Die Feier der Auferstehung D 689

Sarah Wegener (Marie) & Johanna Winkel (Marthe), sopranos
Sophie Harmsen (Jemina), mezzo-soprano
Andreas Weller (Lazare) & Tilman Lichdi (Nathanaël), ténors
Tobias Berndt (Simon), basse
Kammerchor Stuttgart
Hofkapelle Stuttgart
Frieder Bernius, direction

1 CD [durée totale : 71'50"] Carus 83.293. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien et sous forme numérique sur Qobuz.com.

Extraits proposés :

1. Aria (Nathanaël) : « Wenn ich ihm nachgerungen habe »

2. Aria (Jemina) : « So schlummert auf Rosen »

3. « Wo bin ich » (Simon)

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Illustrations complémentaires :

Carl Theodor Demiani (Dresde, 1801-Hambourg, 1869), August Hermann Niemeyer, 1828 (détail). Huile sur toile, dimensions et localisation non précisées

La photographie de la Hofkapelle Stuttgart avec Frieder Bernius à sa tête est de Giacinto Carlucci.