Max Weber comme penseur de la domination

Publié le 13 octobre 2014 par Les Lettres Françaises

Max Weber comme penseur de la domination

***

Le sociologue allemand Max Weber a fait l’objet de nombreuses interprétations et appropriations souvent bien divergentes. Rappelons que le sociologue libéral Raymond Boudon voulut en faire un des tenants de l’individualisme méthodologique alors que de son côté, le grand défenseur du fonctionnalisme dans les sciences sociales, Talcott Parsons, en fit une de ses principales sources d’inspiration. De manière plus inattendue encore, Max Weber a aussi fortement influencé les milieux marxistes : Boukharine le considérait comme le plus important sociologue bourgeois et l’on sait l’influence que son œuvre eut sur le chef d’œuvre de jeunesse de Lukács, Histoire et conscience de classe (1923). Par la suite, on peut relever l’impact des théorisations de Max Weber sur les travaux produits par l’École de Francfort, mais aussi sur ceux d’un historien de l’Antiquité aussi reconnu que Moses Finley.

Cet intérêt pour Max Weber au sein de la gauche critique peut sembler paradoxal car le sociologue allemand ne déclarait aucune parenté idéologique avec cette dernière. Revendiquant son appartenance la bourgeoisie dont il disait partager les valeurs, Max Weber afficha très longtemps des idées conservatrices et défendit l’impérialisme allemand et sa politique de puissance, ainsi que l’entrée en guerre de l’Allemagne en 1914. S’il se prononça pour la croissance des pouvoirs du parlement allemand, il n’exposa pas d’idée hostile à l’empire et condamna tout d’abord la Révolution allemande qui chassa le Kaiser. Hostile au capitalisme libéral sur le modèle anglo-saxon, il fut cependant très réticent devant les premières tentatives d’instaurer des lois sociales. Et s’il se rallia au parti démocrate allemand récemment créé dans le sillage de la Révolution allemande et afficha alors des positions plus modérées, on ne peut en faire un « démocrate », un « libéral », voire encore moins un proche du socialisme, malgré son intérêt évident pour Karl Marx.

Une œuvre à la portée critique

L’intérêt pour Max Weber au sein de la pensée de gauche tient donc autre chose qu’au profil individuel du sociologue mais à la portée intrinsèquement critique de son œuvre. On pense notamment aux constats de Weber sur les dangers de la rationalisation extrême des mécanismes sociaux et sur la perspective de voir se transformer la société en une sorte de « cage d’acier » à laquelle se heurteraient ses acteurs. On pense aussi à ses constats implacables sur les mécanismes de domination, inscrits au cœur même des mécanismes économiques et sociaux. Une majorité de ses réflexions étaient concentrées dans un ouvrage publié de manière posthume par sa femme, Marianne Weber, sous le titre d’Économie et société. Constitué d’un assemblage de textes divers, Économie et société a permis à de nombreux lecteurs de découvrir les aspects les plus stimulants de la pensée de Max Weber, mais le livre ne correspond plus tout à fait aujourd’hui aux exigences de l’édition universitaire. Depuis plusieurs années, les œuvres complètes de Max Weber sont éditées de manière exhaustive et scientifique et il est possible de se confronter aux textes du sociologique tels qu’il les avait rédigés.

Max Weber, La Domination

Les éditions la Découverte publie dans ce contexte un recueil de textes intitulé La domination. Il reprend un ensemble de manuscrits de Max Weber qui s’intéressent tout particulièrement à ce thème, thème qui s’avère ainsi beaucoup plus approfondi que dans la version d’Économie et société dont nous disposions jusqu’alors. On y retrouve évidemment la célèbre typologie webérienne qui distingue trois formes de domination – la domination patrimoniale, la domination bureaucratique et la domination charismatique –, ces dominations donnant lieu à des formes de légitimité différentes – la légitimité de type traditionnel, la légitimité de type rationnel et la légitimité liée au charisme d’une personne. On a parfois reproché à Max Weber le peu d’originalité de cette typologie, les deux premières formes de légitimité étant connues depuis bien longtemps et la troisième étant un peu bancale et manifestement associée aux autres de manière artificielle. Les longs développements que Weber consacre ici aux trois dominations démontrent au contraire la validité de la thèse wéberienne.

Une foisonnance d’informations et de réflexions

L’ensemble est très foisonnant notamment du fait de l’approche historique adoptée : Weber traque ainsi les indices d’une forme de domination bureaucratique dans la Chine ancienne (pour mieux les relativiser), il suit les différentes formes d’affermage des revenus fonciers dans les empires arabo-musulmans pour y chercher les formes de domination patrimoniale, il scrute la constitution embryonnaire de sorte de « fiefs » dans les royaumes hellénistiques par l’installation de colons militaires… Énorme lecteur, le sociologue allemand présente toute une suite d’informations au sein desquelles on se perd parfois et ce d’autant plus que le plan adopté par Max Weber n’est en rien chronologique mais thématique. En outre le propos s’avère parfois obscur, sans doute du fait du caractère inachevé des textes présentés.

On distingue toutefois bien la thèse de l’auteur : l’humanité a connu deux formes de domination stable et pérenne, à savoir la domination patrimoniale, constituée à partir de la cellule domestique sous l’autorité du père de famille, et la domination bureaucratique qui se met en place lorsqu’un système de codes et de règles abstrait s’instaure. La domination bureaucratique est évidemment la forme de domination en vigueur dans les sociétés modernes, Weber constatant avec pertinence qu’elle traverse à la fois la sphère administrative et gouvernementale mais aussi le monde de l’entreprise. La domination charismatique, inscrite dans les mentalités religieuses, est, elle, plus temporaire et a tendance à se fondre dans ce qu’il appelle une forme de « quotidianisation ».

Derrière l’avalanche de concepts lumineux et féconds (patrimonialisme, charisme de fonction, féodalisme « liturgique »…), on peut toutefois discerne un manque : la domination, dans la conception de Weber, assujettit, contrôle et ne trouve que rarement des résistances. Celles des paysans sont sporadiquement évoqués, mais comme le constate dans sa préface Yves Sintomer, celles de la classe ouvrière sont définitivement escamotées. Si le mouvement ouvrier est traité, ce n’est pas comme force d’émancipation mais comme machine à constituer des élites. Il y a là une cécité dont le profond sociologue allemand aurait sans doute été le premier à accepter le reproche.

Baptiste Eychart

Max Weber, La domination, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski. Édition françaises établie par Yves Sintomer, Éditions La découverte, 427 pages 29 €, 2014.